Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
1,1 - COMPRENDRE L'ETHNOMETHODOLOGIE UNE METHODOLOGIE D'ANALYSE DU MONDE SOCIAL TEL QU'IL EST CONTINUELLEMENT EN TRAIN DE SE FAIRE

(Louis Quéré interviewé par Georges Lapassade)

Georges Lapassade : La première chose que je voudrais te demander c'est tout simplement de définir l'ethnométhodologie.

Louis Quéré : Le plus simple serait de rappeler la définition - ou les définitions - que l'ethnométhodologie s'est donné d'elle-même, ou la manière dont elle a justifié son appellation. Mais cette appellation peut induire en erreur. C'est pourquoi je préfère tenter d'abord de la spécifier comme sociologie, de la situer dans le champ sociologique ; on peut faire apparaitre ainsi sa nouveauté de même que sa continuité par rapport à la tradition sociologique. On peut définir sa place originale par les deux propositions suivantes

- elle cherche à analyser le monde social non pas tel qu'il est donné mais tel qu'il est continuellement en train de se faire, en train d'émerger, comme réalité objective, ordonnée, intelligible et familière. De ce point de vue l'ethnométhodologie recommande de ne pas traiter les faits sociaux comme des choses, mais de considérer leur objectivité comme une réalisation sociale ;

- elle considère que cette auto-organisation du monde social a pour lieu non pas l'Etat ou le politique, mais les activités pratiques de la vie courante des gens. Ces activités sont réalisées conjointement dans des interactions ; et les gens les accomplissent en s'en tenant aux présuppositions et aux types de connaissances qui sont propres à l' "attitude naturelle" qu'adopte le membre d'une collectivité dans sa vie courante.

A mes yeux, c'est la combinaison de ces deux perspectives, -- l'une héritée de Parsons, qui parte sur les conditions d'émergence et de maintien d'un ordre social, l'autre de Schütz, qui concerne la rationalité pratique des activités quotidiennes et le type de connaissance de la société qu'elles mettent implicitement en oeuvre -- qui définit le mieux la visée de Garfinkel. On peut résumer son argument sociologique de la manière suivante : les membres d'une société exhibent des conduites ordonnées, régulières, standardisées et concordantes, dans des environnements sociaux stables qui leur sont intelligibles, disponibles, descriptibles, sur le mode du familier. Plutôt que de rendre compte de cette régularité en termes de détermination externe par des structures objectives, par des systèmes de normes ou de règles, fussent-ils intériorisés, ou par un ordre instauré par un pouvoir ou des institutions, il faut essayer de raisonner en termes de relation de détermination réciproque entre l'organisation d'un environnement social stable et l'organisation de conduites ordonnées ou d'actions concertées en situation. Ce qui oblige à mettre l'accent sur certaines propriétés de cette double organisation interdépendante : sa dynamique endogène, son enracinement dans les structures de l'experience des acteurs, son caractère de processus, son cadre interactionnel, sa structure temporelle, sa persistance pratique ou pragmatique ; et aussi sur ses principales médiations : usage de méthodes de raisonnement pratique, mise en oeuvre de procédés de compréhension commune, mobilisation d'un savoir de "sens commun" des structures sociales, référence à des attentes attentes d'arrière plan auxquelles les acteurs sont moralement tenus de se conformer -- sinon, il n'y a pas d'interaction possible --, disposition des ressources du langage ordinaire pour définir les situations, pour rendre compte de ce qui est fait ou de ce qui arrive, pour expliquer des actions ont des événements, etc.

L'intérêt de cette problématique multiple (elle a aussi ses limites et ses inconvénients) : elle tempère le déterminisme auquel sont naturellement portés les sociologues, sans recourir à des considérations métaphysiques sur la liberté des acteurs ; elle fait émerger le rôle de l'interprétation, de la compréhension commune et des rationalités des actions, comme médiations empiriques de l'organisation de conduites ordonnées et d'un ordre social ; elle évite de traiter les acteurs comme des "idiots culturels" qui n'auraient jamais qu'à choisir entre des alternatives de comportement préfixées; elle permet d'échapper à l'opposition stérile entre l'individu et la société, en montrant comment la formation et le maintien de l'identité du premier sont unis, par une relation de détermination réciproque, à la stabilisation et à l'individualisation d'un contexte social d'interaction ; elle prend l'interaction en situation, et non pas l'individu ou le sujet, comme unité de base de l'analyse de la réalité sociale ; elle dépasse la séparation entre le cognitif et le moral, entre l'action et la connaissance ou entre l'action et la communication langagière, etc.

II faut cependant reconnaitre, sans que cela diminue les mérites de Garfinkel et de ses collaborateurs, que des perspectives du même genre avaient été ouvertes et explorées avant l'ethnométhodologie, non seulement par Schütz, mais aussi et surtout par les pragmatistes et les interactionnistes de Chicago depuis le début du siècle (depuis Dewey, James et Mead, jusqu'à Blumer, Hughes et Strauss, en passant par Thomas, Park et bien d'autres).