III.2 Vivre dans la rue

"ce sujet (le vagabond) qui est principalement occupé à se mouvoir disposant seulement de lui-même et de ses propres moyens (...) n'a que ses dimensions. Son espace et son temps plongent dans sa propre durée et le bien spirituel est lui-même contenu dans cet espace soudain."

ZIEGLER

Je ne suis pas restée assez longtemps dans l'univers des S.D.F pour parler de toutes les évolutions successives qui parcourent le cheminement du sans- abri, de son arrivée dans ce milieu, à une attitude de non-retour à la vie socialisée. J'y suis restée cependant assez pour avoir préféré retourner dans la rue à chaque fuite des institutions psychiatriques. Je savais que c'était le seul lieu où je pouvais vivre "avec les moyens du bord", certes (vol de nourriture dû au refus de "faire la manche"), sans que l'on porte de jugement sur moi, et que l'on ne m'impose de retourner dans ces lieux de santé mentale. La rue était devenue un lieu plus familier pour moi, alors que paradoxalement plus dangereux et plus dur. La violence n'y est pas absente. A deux reprises, je manquais de recevoir des coups de personnes n'ayant rien à voir avec des S.D.F, mais n'étant pas pour autant absentes du monde de la rue. La première se déroula à Londres, dans Liverpool Street, où je fus encerclée par trois skin heads qui du fait de ma coiffure me prenaient pour une punk. Un quatrième intervint, sans doute le chef de la bande, pour leur dire de me laisser partir.

La seconde se déroula à Paris, où répondant violemment à un "zonard" qui m'insultait, j'aurais eu à pâtir de son agressivité, si des témoins n'étaient pas intervenu.

L'aspect familier de la rue est du au fait qu'elle me permettait de ne pas ressentir de décalage entre ce que j'étais et ce que je suis devenue. Dans un milieu plus formel, mon évolution ne pouvait pas être acceptée. Tant que la police n'intervient pas, on est libre d'y vivre sa propre indexicalité, sachant pertinemment, en revanche, que tout est une suite d'improvisations aux "allant de soi" dissolus.

III.2.1. S.D.F. et pensée magique

On peut vivre sans rites, sans codes, sans repères, jusqu'à se perdre dans une misère profonde. Ayant vécu parmi le groupe informel des sans domiciles fixes, je précise que c'est avant tout un ensemble d'individus que l'on qualifie communément de "S.D.F" car on ne sait pas vraiment cerner le phénomène. Il est évident que ce sont des circonstances à la fois économiques et psychologiques qui ont conduit la plupart de ces personnes dans la rue. Il ne s'agira pas pour moi, de tenter de faire une analyse psycho-économique sur ce sujet. Je tenterai de l'analyser avec les matériaux que le terrain a pu m'offrir. En aucun cas je ne ferai de généralisations sur ce que j'ai pu observer. Ce n'est pas uniquement pour respecter la conception localiste de l'ethnométhodologie, mais également parce qu'il me semble inconcevable d'étendre à d'autres S.D.F ce que j'ai vécu et observé avec eux ou sans eux (être S.D.F se traduisant essentiellement par un état de solitude).

Contrairement à l'idée que je m'en faisais au départ, je n'ai pas remarqué de codes de langage spécifique, de rituels particuliers chez les S.D.F que j'ai croisé (à quelques rares exceptions près).

Cela me semble-t-il est dû à l'absence de tissu social dans ce milieu. La rue est un lieu de vie, où rares sont les codes communs qui se mettent en place, parce qu'on ne peut pas parler de communauté de S.D.F. Certes, les conditions de vie difficiles peuvent générer des réactions communes, mais je ne perçois pas cela comme étant dû à une introjection de "valeurs de S.D.F", mais plutôt à des réactions compréhensibles dans de tels cas. Il peut y avoir des vols, de l'agression, parce que la faim tenaille le ventre, ou de la violence due aux difficultés matérielles.

Ce qui me semble caractéristique, chez les S.D.F est la déconstruction des repères par rapport au temps, à l'espace, aux rapports humains. Lorsqu'on est membre des S.D.F, on est membre d'un "démembrement", parce que l'on vit avec un ensemble d'individus au destin difficile, parfois tragique, mais qui sont autant d'ethnies qu'il y a de personnes.

Je pense que l'on peut parler des S.D.F, en tant que communauté uniquement dans le cadre d'une sociologie classique, utilisant des statistiques, des analyses économiques et sociales pour étudier le problème. Si l'on prend en compte la dimension de l'indexicalité de groupe, de rituels communs, on ne peut me semble-t-il parler, dans ce cas, de communauté. Je ne rejette pas le fait qu'étant moi-même dans un état modifié de conscience, je ne pouvais appréhender les mêmes choses que si j'étais entièrement consciente.

Cependant, cet état étant généré par le fait de vivre dans la rue, peut-être est-il une description de ce que peut entraîner le fait d'être S.D.F.

La vie dans la rue n'est pas forcément le chemin conduisant à l'institution psychiatrique, mais elle en entraîne plus d'un de par l'absence de repères qu'elle crée et les avantages matériels qu'offre l'hôpital (chaleur en hiver, nourriture, hygiène).

Ce qui m'amène à penser ceci :

- Le nombre important de S.D.F que je rencontrais à Epinay-sur-Seine.

- Le nombre également non négligeable, de S.D.F qu'il m'est arrivé de côtoyer, ayant auparavant fait des séjours en hôpital psychiatrique.

Cela met en avant, qu'il existe une relation entre les classes sociales et la maladie mentale. Les conditions socio-économiques participent à la décision de mettre en asile.

Dans les classes aisées, une personne est plus rapidement placée en institution. Au regard des autr peu relater que d’une manière i déviance est plus facilement mal perçue. Par ailleurs, cette volonté de prise en charge thérapeutique empêche une évolution des troubles mentaux vers des troubles psychiques plus importants.

A l'inverse, les conditions de vie des personnes défavorisées socialement, entraînent le plus souvent un recours tardif à l'internement. Cela se traduit d'une manière encore plus accentuée chez le S.D.F. Celui-ci étant seul, à tout les niveaux, peut aller très loin dans l'évolution de la maladie sans que cela ne perturbe la quiétude d'autrui. Ainsi, peut-il rester longtemps dans la rue sans connaître les locaux d'une institution asilaire. En revanche, lorsqu'ils se retrouvent internés, ils le sont pour un temps souvent beaucoup plus long.

Cela est favorisé par le fait qu'étant coupés de leur famille, après que celle-ci ait rejeté ces derniers, ou réciproquement, les S.D.F qui ont des troubles mentaux vont rechercher dans l'hôpital psychiatrique un refuge. Dans ce contexte, l'institution est plus qu'un lieu thérapeutique, elle est un lieu d'hébergement, de chaleur, de restauration. Elle est un lieu également où l'on peut continuer à être seul malgré la présence d'autrui. Elle peut représenter tout pour quelqu'un n'ayant aucune autre ressource. Il n'est pas rare que certaines personnes insistent pour y rester, usant parfois de stratégies telles que le recours à un comportement encore plus inadapté.

Si ces tactiques commencent comme un jeu, il arrive qu'elles se transforment par la suite en symptômes. C'est alors un point de rupture, de non-retour, de rechutes successives et d'hospitalisation à très long terme.

Si la frontière entre l'hôpital et la rue est infime, des précautions sont à prendre pour en parler. D'abord, il ne s'agit pas d'affirmer qu'il y a entre les deux, forcément une relation de cause à effet même s'il est indéniable qu'une relation existe entre les deux. Le fait que moi-même sois, selon les psychiatres, dans un état délirant, m'a peut être conduit vers les personnes qui elles mêmes étaient dans un processus délirant, vu de l'extérieur.

Il n'est en effet pas innocent que la plupart des personnes que j'ai rencontrées, étaient dans cet état d'esprit.

Par ailleurs, lorsque l'on est dans la rue, du moment que l'on ne perturbe pas l'ordre social, puisque l'on est seul, le plus souvent, les démarches pour interner tel S.D.F ne paraissent pas évidentes. Il est nécessaire qu'il y ait pour cela un "scandale sur la voie publique". Dans un cadre normalisé, à l'inverse, des proches apercevant une modification de comportement s'arrogent plus facilement le droit de placer quelqu'un en institution spécialisée. Si je n'étais pas "tombée dans le panneau" de mon père, j'aurais pu continuer mon errance longtemps, avant d'être internée.

A Perray-Vaucluse, Mireille, une femme d'une quarantaine d'années était internée. Auparavant, elle était S.D.F pendant une période de quinze ans. J'ignore son histoire de vie en détail, cet hôpital n'étant pas un lieu où l'on peut découvrir l'autre, excepté quelques bribes réelles ou imaginaires que chacun veut bien offrir. Lorsque je ne fut plus internée, je la revis, "à la rue", faire les poubelles dans le quinzième arrondissement.

J'ignore les raisons de son départ et les circonstances qui l'ont amenées à se retrouver S.D.F. Toujours est-il qu'à Epinay, avant de rendre la liberté à une personne précédemment sans logement, les psychiatres tiennent, en principe, à ce que celle-ci ait une possibilité d'avoir un lieu où dormir (quitte, à ce qu'elle soit hébergée chez quelqu'un).

J'émettrais l'hypothèse, que du fait de mon état d'esprit, j'étais en situation, de rencontrer des personnes se trouvant à peu près dans le même état psychique, une autre éventualité est également possible. Il ne faut cependant pas négliger le fait que les conditions de vie dans la rue ne sont pas favorable à l'endormissement. On est toujours sur le qui- vive, ne dormant pas vraiment. De cette manière, j'avais perdu l'habitude de dormir, ce qui n'est pas sans entraîner un processus délirant.

Les S.D.F dormant dans des foyers, sont eux-mêmes réveillés très tôt, dorment peu en raison de la promiscuité et des vols toujours possibles.

Les conditions dans lesquelles nous nous trouvons dans la rue, nécessitent sans doute le recours à une pensée magique, permettant de transcender la réalité objective d'un contexte difficile à vivre. Grâce à cette forme de raisonnement on peut opérer une inversion de la situation. Elle devient supportable, parce qu'on la perçoit avec d'autres références, non pas matérielles, mais liées à des forces invisibles.

Précisément, parce qu'on "paye le prix" de passer par cette situation difficile, on bénéficie du fait de voir autrement la vie et les êtres qui nous entourent. Les critères d'appréciation changent, ce qui pouvait paraître important lorsque l'on était pas dans la rue, devient secondaire. Il devient plus important d'observer, il faut apprendre à être "débrouillard", accepter de passer par "la manche" ou le vol pour pouvoir subsister, à moins de connaître tous les réseaux de soupes populaires et d'hébergement, leurs jours, et leur horaires d'ouvertures et de distributions. La naïveté, la crédulité, sont des traits de caractère qu'il faut modifier le plus vite possible, au risque sinon de se retrouver dans des situations non seulement dangereuses, mais voir en porte à faux. Evaluer la naïveté d'une personne, dans la rue est une constante. Elle permet de savoir quel est le degré d'expérience de l'autre et pouvoir, ainsi se positionner par rapport à lui. Derrière l'indifférence des regards, se cache souvent une acuité aiguisée par les conditions de vie difficiles. J'ai rencontré dans la rue, des personnes ayant une grande connaissance de l'être humain, dans son caractère et son intentionnalité.

Par ailleurs, je parlais plus haut de l'importance de la pensée magique parfois mise en oeuvre chez le S.D.F. Elle ne me paraît pas incompatible avec une expérience de l'observation.

Je relatais dans le terrain, de ma phobie des chiffres impairs, je l'ai retrouvé chez un S.D.F que j'avais rencontré dans un bistrot du quartier Pigalle. Au premier regard que j'ai porté sur lui, il me paraissait évident que lui-même n'appréhendait pas la vie d'une manière rationnelle. A cette époque, j'avais élaboré tout un système de signes, reliés par une symbolique, dont je n'ai maintenant aucun souvenir. Sur un carnet que je portais toujours avec moi, avant de ne l'avoir perdu, je lui dessinais la première partie de cette représentation symbolique, pour savoir, s'il compléterait la deuxième partie. (Ce qui me semblait évident, de par son regard et son attitude). A cette époque, je qualifiais c'est façon d'être au monde comme étant l'attitude de quelqu'un qui a saisi la ce qui est derrière les apparence. Actuellement, je dirais d'une personne qui a vécu des expériences liées à un caractère d'étrangeté.

Cette observation était purement intuitive. Ce n'est pas en décomposant de manière rationnelle, que je pourrais en rendre compte. Il y a des regards qui semblent vifs et scrutateurs, et d'autres qui paraissent mornes.

Il dessina la deuxième partie de la représentation symbolique telle que je l'imaginais, et la compléta avec des informations transcrites sous forme de signes, qui s'emboîtaient avec mon système de représentation du monde. D'emblée, lorsque nous avons engagé une discussion, ce qui fut mis en avant est l'importance du pouvoir de la calligraphie sur l'homme. Puis il me dit qu'il trouvait négatif, le fait d'être né "entre deux jours impairs" Je lui demandais en quoi cela lui posait un problème. Il me répondit que les nombres impairs étaient dangereux. Je lui répondit qu'il était né un jour pair, qu'en cela il n'avait pas de soucis à se faire et que le chiffres des deux jours de sa naissance n'avaient qu'à être additionnés, pour être pairs et se neutraliser.

MALINOWSKI élaborait une théorie selon laquelle, la magie se développe dans les situations de peur et d'incertitudes extrêmes.

Au terme d'une étude qu'il fit sur les pratiques de pêche chez les papous des îles Trobriand, en Nouvelle Guinée, il constata que ceux qui pêchaient dans un lagon où l'eau était toujours calme et le poisson abondant, se contentaient de se fier à leur seule habileté. En revanche, ceux qui allaient en mer, où les récifs et les rouleaux présentaient un réel danger et où les prises devenaient aléatoires, se livraient à toutes sortes de rituels magiques contre les accidents et les pêches infructueuses. MALINOWSKI en conclut que les individus s'inventent des pratiques magiques et des rituels pour faire face à l'incertitude, au danger et à la peur.

La brèche faite par le manque de biens matériels laisse une place où l'imaginaire peut s'investir et peut donner l'illusion d'exister en tant que représentation de la réalité. Liée à une observation développée dans un contexte particulier, elle est en fait ni plus fausse ni plus vraie que les représentations communes. Elle est tout simplement autre.

Pour illustrer ce propos, je prendrai un deuxième exemple, celui d'un S.D.F que je rencontrais à Toulouse, lorsque je m'échappais d'Epinay-sur-Seine.

Décidant de quitter ce lieu super-protégé, je me retrouvais à déambuler dans les rues, et à prendre le train, pour me retrouver dans une ville autre que Paris. Dés lors, je me replongeais dans ce qui m'interrogeait avant d'être internée.

Que signifiaient les ressemblances entre telle et telle personne ? Celles-ci avaient-elles un lien entre elles ? L'une était-elle le prolongement de l'autre ? Et les piques que je ressentais, lorsque je croisais certains sujets ? Il me semblait qu'elles provenaient d'eux. Cela impliquait qu'une douleur pouvait être "envoyée à distance", ce qui vu de l'extérieur relève d'un panpsychime quelque peu délirant. Et pourtant quelles que soient les conclusions auxquelles j'arrivais en rationalisant, je me retrouvais à réintégrer cette certitude intuitive (et cela de même en ce qui concerne certaines formes de plaisir ressenties par une communication "à distance").

Mais comment le prouver ? Comment affirmer que ce n'étaient pas des phénomènes purement psychosomatiques ? Je me trouvais dans une impasse.

A Toulouse, je rencontre un S.D.F d'une quarantaine d'année qui a une vision du monde qui ressemble, à s'y méprendre, à un roman de science-fiction. Ce qui a retenu avant tout mon attention, est qu'il s'était posé le même type de questions que moi, auxquelles il avait répondu à sa manière.

Nous entamions une conversation d'une manière anodine lorsque je ressentis une pique dans le bras quand certaines personnes passaient devant nous. Je ne dis rien mais passais ma main sur la partie piquée. Spontanément Philippe me dit :

- "Tu as reçu une décharge ?"

- "Quesque t'appelles une décharge ? "

- "Ce qu'on t'a envoyé qui vient de t'atteindre et qui te fait mal."

- "Oui...Tu sais d'où elles proviennent ?"

- "Je te le dirai tout à l'heure. Pour le moment contente-toi d'observer ce qu'il y a autour de toi."

Après un temps, je lui demande ce que l'on peut faire contre ces piques.

- "On ne peut rien faire. On ne peut que les accepter...Regarde la façon dont les gens sont habillés. Leur accoutrement est peut-être plus dangereux que ce qu'ils sont."

Lorsqu'il prononce ces paroles, j'ai une impression d'étrangeté due au fait que ses réflexions me rappellent ce que je vivais à Londres, l'importance que j'accordais aux formes pointues entre autres, dans les habits des personnes."

Le fait que lui-même ressente des piques (ou des décharges) me confirmait que ce que je ressentais n'était pas uniquement une hallucination cénesthésique, ainsi que le psychiatre l'avait nommée. Certes, nous pouvons toujours dire lorsque plusieurs personnes participent à une même sensation qui n'est pas nommée socialement, que cela est un phénomène codélirant. Mais, n'est-il pas plus facile de taxer d'hallucination ou de syndrome de conversion, ce qui est de l'ordre de l'actuellement inexplicable ? Il ne faisait aucun doute pour moi, que ce qu'il nommait "décharge" était un autre terme pour désigner les sensations que j'appelais "piques".

Je ne pus m'empêcher d'ajouter :

-"Moi qui commençais à penser que c'était un délire..."

-"Non, ce n'est pas un délire. On t'a persuadé que cela en était un pour que tu oublies ce que tu as vu."

Apparemment, il comprenait, pour l'avoir vécu à sa manière aussi, le regard que j'ai porté sur le monde.

Je lui demandais ce qu'il pensait des formes triangulaires.

- "C'est très dangereux", me répondit-il, sans pouvoir m'expliquer ce qui lui suggérait ces certitudes.

- "Et les personnes positives et négatives, comment tu l'expliques ?"

- "Ces personnes que tu perçois de manière négative, ne sont pas des êtres humains, mais des androïdes."

A ces mots, je pensais au thème du film "Blade Runner", inspiré d'un roman de Philip K.Dick.

- "On va s'installer dans un bar" dit-il, "tu vas comprendre".

Nous nous attablons, commandons deux cafés.

- "Essaie de deviner où sont les androïdes. Ils ont un signe distinctif."

Après un temps d'observation, je lui dis que leur signe distinctif était leurs yeux. Effectivement, d'un coup, le regard de certaines personnes m'apparaissait comme étant fixe.

-"Puisque tu as remarqué ce qui les distinguait des autres, montre-moi discrètement où tu les vois."

Je lui indiquais. Il confirma mes dires.

- "Regarde bien."

Il sortit de sa poche un sifflet à ultrason, dans lequel il souffla. Progressivement, les sujets qualifiés d'androïdes s'en allèrent.

Il fit la même démonstration plus tard dans d'autres lieux publics, et à chaque fois, les personnes que nous reconnaissions comme étant des androïdes partaient progressivement.

Je lui demande de m'expliquer ce phénomène.

- "Les androïdes ne supportent pas les ultrasons."

Le mot androïde me gênait, puisque cela désigne des automates de forme humaine; malgré leur regard fixe, ces personnes étaient manifestement constituées de chair et d'os. Finalement, j'acceptais ce mot comme étant un terme générique pour distinguer ces sujets des autres.

Pour lui, les personnes qui envoyaient les piques étaient des androïdes, qui de cette manière là "puisaient leur énergie dans les êtres humains".

- "Et le fait que certaines personnes ressemblent à d'autres ?", lui demandais-je.

- "Ce sont des androïdes qui ont été dupliqués sur des êtres humains."

J'ai conscience du caractère surprenant, voire comique de cette anecdote; il m'a cependant paru intéressant de la relater, en raison du caractère complètement irrationnel de cet événement. Il est certain que le compte rendu d'un tel phénomène ne peut décrire l'ensemble des actions pratiques qui ont été élaborées autours de ce discours.

Des impressions, et des questions que je me posais au moment où je vivais dans la rue, Philippe se les était posées dans les mêmes conditions. Il a choisi de vivre en tant que S.D.F, gagnant un peu d'argent avec sa guitare, alors qu'il travaillait auparavant, selon ses dires.

Il était entièrement convaincu de ce qu'il disait. S'il a accepté de me parler, c'est parce qu'il avait la certitude que je n'étais pas un androïde. Selon lui, il y a de plus en plus d'androïdes, et de moins en moins d'êtres humains.

Il est certain qu'à une autre époque, il aurait employé un autre vocabulaire, pour désigner ce qu'il voyait. (et que j'ai vu également, m'immergeant dans son indexicalité.)

Ceux qu'il qualifiait d'androïdes étaient les êtres que je définissais comme étant du côté du mal. Et ceux qui pour lui étaient des êtres humains, étaient ceux qui pour moi étaient du côté du bien. Dans les deux cas, une attitude manichéenne est manifeste.

Depuis les années soixante-dix, les idées persécutives se font souvent sur le modèle des soucoupes volantes, des O.V.N.I, des robots. Mais, est-ce un délire, ou une perception autre, d'un phénomène dépassant les apparences premières ?

III.2.2. Quelques codes relevés chez les S.D.F rencontrés

- attitude ouverte superficiellement à toute rencontre.

- réserve quant aux sentiments profonds et à l'intimité.

- attitude de partage du moindre bien, autre que l'argent, cigarettes, nourriture, alcool.

- aspect physique codifié par la force des choses / les conditions de pauvreté et de vie dans la rue (habits éculés, problèmes de santé divers...cela s'accentuant avec le temps )

- les tentatives de préservation de l'image de soi laissent vite place à une indifférence quand à l'image renvoyée.

- le refus de donner son véritable nom, chez certains d'entre eux. Peut-être cela vient-il du désir de cacher sa véritable identité, en raison d'un passé suspect. Dans d'autres cas de figures, cela pourrait être lié à une croyance au pouvoir qu'une personne peut exercer sur l'autre si elle connaît notre véritable nom. C'est une attitude que l'on retrouve dans la tradition juive et arabe.

- lorsque j'ai pu avoir des possibilités de discussion, thèmes présentant toujours un caractère d'étrangeté, si je devais placer ces discours, "de l'extérieur." Ils étaient totalement logiques et cohérents, lorsqu'on est dans un état d'esprit à la fois réceptif à toute possibilité et immergé dans un regard irrationnel sur le monde. Ce n'est pas que les mots en eux-mêmes soient spécifiques, mais c'est l'enchaînement de ceux-ci dans les phrases et les réponses qu'elles génèrent qui font dire "on est sur la même longueur d'onde" ou non.

III.3 L'institution psychiatrique. || Retour TM