Nadia Ouldhacene - un ésotérisme personnel
Ce texte est un mémoire d'ethnométhodologie présenté à l'Université Paris 7 en 1994. Il relate une expérience d'errance et d'internement.
Il se présente sous deux formes, un document au format "Word" zippé, téléchargeable
Nadia.zip
et un hypertexte dont l'entrée est ici :
Un esoterisme personnel
Je vous donne la conclusion sur cette page, histoire de vous donner envie de le lire
Conclusion
"Les forces qui font le cri, et qui convulsent le corps pour arriver jusqu'à la bouche comme zone nettoyée, ne se confondent pas du tout avec le spectacle visible devant lequel on crie, ni même avec les doigts sensibles assignables dont l'action décompose et recompose notre douleur." Francis BACON L'expérience que j'ai vécue et qui m'a donné à voir des choses que je n'aurais pu imaginer auparavant, me semble comparable à ce cri dont parle Francis BACON. Elle est avant tout de l'ordre de la sensation, d'un sentiment de perception aiguë qui fait corps avec une vie débarrassée des artifices théâtraux des allant-de-soi sociaux. L'irrationnel me semblait plus tangible à appréhender le monde que toute élaboration de l'ordre d'un sens commun. Les personnes me connaissant auparavant voyaient comme un délire ce qui pour moi était une déconstruction d'une façade factice, ajustée au regard du plus grand nombre. Ce qui peu à peu a confirmé ma certitude, est l'ensemble des rencontres que j'ai pu effectuer, lors de mon errance et en institution. Tout le long de mon parcours, que j'ai en grande partie effectuée seule, je n'ai rencontré pratiquement que des personnes qui étaient "sur la même longueur d'onde." Je ne sais quelle autre expression utiliser pour définir cette unité dans des rencontres fortuites. Il est possible que des personnes seules, sans repères, élaborent des processus mentaux qui sont de l'ordre d'une indexicalité personnelle, mais trouvent une réflexivité dans l'autre vivant dans les mêmes conditions. Cette réflexivité proviendrait de références à une contre-culture, elle même codifiée implicitement, mais qui nous échappe d'un point de vue conscient. J'ai relaté une expérience que j'ai vécue, sans vouloir en tirer des conclusions définitives. Je ne cherche pas à enfermer dans un système explicatif rationnel ou mystique ce que j'ai perçu et constaté. Ce serait figer cette perception; et me rassurer sur les significations ne m'intéresse pas, puisque cela permet de fermer les yeux sur de fausses certitudes. Ce que je retiens de cette expérience, est la volonté d'être en éveil dans les situations, trouver du nouveau, d'autres perceptions, sans pour autant les soumettre à des modèles explicatifs figés. La vie n'est plus pour moi ce qu'elle parait. Sa plasticité, les nouveaux visages qu'elle offre à chaque regard différent, me laisse ouverte à toute interrogation. Cela peut sembler une naïveté teintée d'espoir, mais je n'ai pas tenu à sortir aigrie d'une expérience qui n'a rien en soi de traumatisant, tant que l'on ne la dramatise pas avec des clichés de compassion. Le mot "modèle" crée une résonance chez moi. En effet, j'étais modèle vivant pendant quatre ans, pour payer mes études, dans des écoles de peinture. Ce qui me frappait était les projections mais aussi l'acuité de certains élèves, révélée dans leur création. Ils voyaient la même personne, mais selon l'humeur, le caractère, le degré de sensibilité de chacun, ce modèle se transformait en monstre, en silhouette convulsée ou figée, raidie, ou alanguie. Je regardais ensuite les différentes peintures ou esquisses. Je passais devant certaines, car je ne retrouvais pas un aspect relevant la personnalité de qui avait exécuté le dessin, ou la mienne (au delà de toute ressemblance réaliste). En revanche, j'étais parfois saisie par une ébauche qui me mettait mal à l'aise, me fascinait, en même temps. C'est dans une ivresse douloureuse, que je contemplais ce trait, cette couleur, ce mouvement de courbe qui montrait délibérément ce que je voulais cacher, un rictus d'une seconde, une attitude de camouflage, un regard, une pensée. Ou à l'inverse, j'étais troublée par ce que je voyais de l'autre de ses tourments ou de sa simplicité, de sa douleur ou de sa légèreté. Lors de mon séjour dans la rue, j'ai cherché à me détruire, jusqu'à oublier qui j'étais ou plutôt refuser d'être autre chose qu'une entité perceptive et active. Je vivais de manière permanente avec la volonté d'aller au bout de ce qui pouvait m'entraîner malgré moi. J'aimais cette énergie qu'elle m'offrait pour aller toujours plus avant dans une autre perception, liée à d'autres situations, d'autres échos dans mon esprit. Je cherchais à me perdre, jusqu'à n'avoir plus rien à perdre, afin de trouver quelque chose qui m'échappait. Cet ineffable envoûtant s'est détruit progressivement derrière les portes de l'hôpital psychiatrique. Ce dernier ne m'en a pas moins conduit vers un autre indicible, celui de l'univers clos où la cénesthésie à distance supplante tout discours. Il me semble qu'il faut souffrir pour apprendre. Ce point de vue à beau être considéré comme une attitude traditionnelle, voire réactionnaire, elle ne m'en parait pas moins juste, à condition de ne pas entraîner les autres dans notre souffrance. Je ne cherche pas à faire un plaidoyer du masochisme. Je ne fais pas non plus de distinction non plus entre la douleur physique et morale. Les deux attaquent en profondeur. Et il me semble que c'est lorsque l'identité est en danger, que l'on peut avoir des moments de lucidité. Précisément, il n'y a pas dans ces instants là, de balises isolant ce qui est du registre du supposé évident et de l'étrange (que l'on écarte pour mieux s'endormir sur nos certitudes). C'est une manière qui permet de s'extraire d'un quotidien, plus ou moins imposé, implicitement. En ce sens j'entends utiliser la souffrance comme moyen mais non comme une fin. Si nous n'étions pas autant attirés par la souffrance, pourquoi passerions-nous notre temps à nous détruire ou nous auto-détruire ? Je ne fais pas non plus de la souffrance, une nécessité absolue. Pour moi, elle peut avoir son utilité, déjà, lorsque l'on ne peut y échapper. Celle-ci n'est alors plus une douleur en soi, mais un filtre différent pour voir ce qui nous entoure et ce qui nous imprègne. L'un des rares avantages de l'institution psychiatrique est que l'on a le droit d'être fou, ce qui permet de vivre ce que l'on est vraiment (il faut quand même lutter intérieurement pour résister à la tentation de se voir comme fou, insidieusement véhiculée, lorsque l'on se trouve à l'hôpital), sans se voiler la face, à condition de ne pas être assommé par des neuroleptiques. A vouloir être réceptive à tout ce qui m'entoure, je me suis enfermée dans un système paranoïaque. A Londres, mes impressions me semblaient réelles et s'emboîtaient avec les situations dans lesquelles j'étais immergée. Je n'ai également pas fait une étude sur les S.D.F en général J'ai en fait pu rencontrer et parler des S.D.F, avec qui une certaine réflexivité était possible. Pour ce qui est du diagnostic avec lequel on m'a étiquetée, "bouffée délirante de type maniaque", je ne place dans ce mot aucune entité vivante. Il reste, pour moi, juste un terme dans lequel les psychiatres placent une description qui leur permet de classer, description dans laquelle on se retrouve, parfois. Cependant, entre la nosographie et le vécu, il y a tout un univers d'étrangeté, qui est d'autant plus fort, qu'il est tu (mais pas tué).