QUATRIEME CHAPITRE

HISTOIRE D'UNE PREUVE
 
 

La preuve comme pratique sociale

Nous nous proposons de montrer dans les pages qui suivent comment un ensemble de preuves mathématiques (ou métamathématiques) peuvent constituer un terrain d'application ethnométhodologique. Nous définirons la notion de preuve dans un premier temps comme étant un ensemble de propositions (formées de signes selon une grammaire particulière) telles qu'un mathématicien (ou un logicien) se sente obligé de reconnaître comme vraie la dernière proposition s'il a accepté comme hypothétiquement vraies les propositions initiales et les règles permettant de passer d'une proposition à une autre. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur cette définition, respectant en cela la règle d'indexicalité, habituelle en ethnométhodologie.

Nous n'avons donc pas défini une preuve en soi, une preuve en tant que preuve, puisque nous avons fait dépendre d'un être humain (le mathématicien) l'acceptation ou le rejet d'une chose comme étant une preuve.

I1 nous faut à présent définir un mathématicien. I1 va de soi que plusieurs définitions sont envisageables. on peut dire qu'un mathématicien est quelqu'un qui a fait des études de mathématiques, ou bien une personne qui a certains diplômes, ou encore l'inventeur d'un théorème etc. Nous proposons plutôt une définition qui reprend l'idée du chapitre 4 des Studies in ethnomethodology (276) un mathématicien est une personne susceptible de suivre un raisonnement mathématique et de dire ensuite s'il s'agit ou non d'une preuve, sans risquer d'être accusé d'avoir mal compris. Un mathématicien est donc une personne qui confère à un raisonnement le statut d'une norme, de telle sorte que cette norme soit acceptée au sein du village des mathématiciens.

Une définition de ce genre inclut la pratique quotidienne du mathématicien sans faire référence à ce que sont les mathématiques. De la même manière qu'on peut définir un francophone comme étant une personne capable de dire si un texte est écrit en français, sans qu'il soit nécessaire de savoir de quoi parle le texte en question. L'attitude du mathématicien devant une preuve est normative. Quand un étudiant ne comprend pas une démonstration, il ne prétend pas que la démonstration qu'il a sous les yeux est fausse. I1 reconnaît au contraire la plupart du temps la pertinence de la démonstration et voit dans son incompréhension le signe patent qu'il n'est pas un mathématicien. Le jour où il peut dire que son incompréhension est le signe que la preuve n'est pas recevable, et qu'en conséquence les mathématiciens doivent partager son incompréhension, il se pose lui-même en tant que mathématicien. Si les autres membres du village mathématique acceptent ses arguments (sans nécessairement être d'accord avec lui) c'est qu'ils le considèrent comme un des leurs.

On peut parier sans grand risque que si un étudiant de première année donnait, en guise de démonstration d'un théorème simple, une copie exacte de la démonstration historique, le professeur ne la reconnaîtrait pas comme une preuve valide, alors que cette preuve a été valide en son temps. Par exemple la démonstration qu'Aristote donne de l'existence de nombres irrationnels est parfaitement acceptée par les historiens des sciences, les mathématiciens actuels acceptent parfaitement l'existence de tels nombres, et si on leur propose la preuve en spécifiant son origine, nul doute qu'ils ne l'acceptent comme valide. Le problème serait tout différent si on leur proposait comme illustration d'une bonne compréhension des normes actuelles d'un raisonnement. I1 est évidemment possible de ne voir là qu'une différence de formalisme, le fond assurant la validité d'une démonstration n'étant pas changé, puisque les résultats sont toujours considérés comme vrais. La question devient alors de comprendre ce qu'est ce fond.

A travers l'analyse des démonstrations grecques de l'existence des nombres irrationnels, nous nous proposons de montrer comment la pratique quotidienne, vue et non remarquée, intervient dans le processus démonstratif. Pour prendre un exemple plus moderne, nous examinerons la célèbre preuve du théorème d'incomplétude de Gödel pour montrer comment, là aussi, une pratique sociale est à l'oeuvre.

276 : H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodoiogy, Polity Press, Cambridge, 1984, chap. IV, pp. 104-115.
 
 

Les nombres pythagoriciens

Dans la période qui précède le IVème siècle avant Jésus-Christ, l'histoire des mathématiques nous est mal connue. Nous avons peu de documents et on doit se contenter de conjectures en ce qui concerne les travaux antérieurs aux Eléments d'Euclide. Le théorème du carré de l'hypoténuse a été tardivement attribué à Pythagore. Il semble que les pythagoriciens se soient surtout penchés sur la théorie des nombres. D'après Geoffroy Lloyd (277), la division des nombres en pairs et impairs date probablement de cette époque, de même que l'association de certains nombres avec des figures géométriques de diverses espèces : par exemple, 4 et 9 sont des nombres carrés, 6 et 12 des nombres oblong dont les côtés, c'està-dire les facteurs, diffèrent d'une unité), et ainsi de suite :

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Ces points ainsi disposés ne représentent pas seulement le nombre 4, mais ils révèlent également des propriétés ontologiques.

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Le nombre 9 représenté ci-dessus est lui aussi un carré. Non seulement on lui associe une figure géométrique mais une harmonie.

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6 est un nombre oblong parce qu'il est représenté par une figure rectangulaire, de telle sorte qu'il y ait une différence d'un entre le plus grand et le plus petit côté.

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12, autre exemple de nombre oblong, comme 2, (1 x 2) ; 6, (2 x 3) ; 20, (4 x 5) ; 30, (5 x 6) ; 42, (6 x 7), etc.

D'après Léon Robin (278), chaque chose est une harmonie de nombres et le nombre est une harmonie d'opposés, si bien que les éléments des nombres sont aussi ceux des choses. L'opposition fondamentale est celle de l'illimité et de la limite. Puis viennent, dépendant respectivement de ces premiers termes, le pair et l'impair, le multiple et l'un. Eléments du nombre, Pair et impair en sont en même temps des qualités spécifiques, qui se manifestent en nombres par l'opposition suivante. Mais ce qui rend les nombres alternativement pairs et impairs en changeant leur qualité, c'est déjà une unification harmonieuse de ces deux opposés, l'unité arithmétique, qui est vraisemblablement ce que Philolaüs appelait le pair-impair (artioperisson), ou la troisième qualité du nombre. Une table systématique de ces couples d'opposés, dressée presque sûrement par des pythagoriciens de la deuxième génération, comprenait en outre, rangées par files ou séries linéaires sous les trois premières, sept autres oppositions : Gauche et Droite ; Femelle et Mâle ; En repos et Mü ; Courbe et Rectiligne ; Obscurité et Lumière ; Mauvais et Bon ; Oblong et Carré. Il y a donc dix couples d'opposés, ni moins ni plus, car 10 est le nombre parfait.

277 : G, Lloyd, Les Débuts de la science grecque, trad. de J. Brunsschwig, François Maspéro, 1974, p. 43-44,

278 : Léon Robin, La Pensée grecque, Albin Michel, L'Evolution de l'humanité, 1973, pp. 81-82.

Le nombre était sans doute conçu, non pas comme une somme arithmétique, mais comme une figure, une grandeur. 1, c'est le point ; 2 la ligne , 3 le triangle ; 4 le tétraèdre ... Les nombres sont causes des choses en tant qu'ils sont les limites ou termes qui les définissent, comme les points déterminent les figures. I1 faut montrer intuitivement, par une construction, comment le nombre est une harmonie de l'Illimité et de la Limite. Le facteur principal de cette construction est ce que les Pythagoriciens nomment le gnomon, c'est-à-dire l'équerre au moyen de laquelle les nombres, et par suite les choses, se définissent matériellement, forment des groupes homogènes et deviennent ainsi connaissables. Ainsi, qu'à l'entour de l'unité figurée par un point nous disposions l'équerre, trois points figureront celle-ci que nous la reportions à l'entour de la figure ainsi obtenue, cinq points seront cette fois nécessaires pour la figurer.

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Bref, à partir de l'unité, nous devrons successivement employer à cet encadrement par le gnomon un nombre de points qui correspond à la série des nombres impairs, 3, 5, 7 etc.

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Or, chaque fois, nous aurons obtenu une même figure, dans laquelle le rapport des côtés est toujours le même, c'est-à-dire un carré, de sorte que les nombres obtenus devront eux-mêmes être appelés des carrés : 4, 9, 16 etc. Le Carré est donc du côté de l'impair, et celui-ci à son tour du côté de la Limite, puisque, dans un nombre impair, le vide entre les deux parties égales est toujours comblé par une unité intermédiaire, et que, d'autre part, la suite des gnomons impairs donne lieu à des figures dont la limitation est parfaite. La figure serait au contraire à chaque fois autre, si, au lieu d'un point unique, nous avions voulu en encadrer deux par le gnomon

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celui-ci se figurerait alors en effet par quatre points. Puis il en faudrait six pour encadrer la figure obtenue.

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Et ainsi de suite, les gnomons étant constitués par la série des nombres pairs (à partir de 2) : 4, 6, 8, etc. Or, on voit que jamais, dans les figures obtenues, le rapport des côtés ne reste le même : ce sont donc des figures hétéromèques ou oblongues, et les nombres constitués par ces figures, 6, 12, 20, etc., porteront aussi le même nom. Pour des raisons inverses de celles qui précèdent l'oblong se trouve ainsi placé du côté du pair, comme celui-ci du côté de l'illimité.

D'après Tricot (279), le gnomon géométrique et arithmétique servait aux Pythagoriciens d'instrument pour expliquer la génération des nombres. Soit, en effet, une suite de gnomons s'emboîtant les uns dans les autres. Si le premier renferme un point, le second, trois, le troisième cinq, etc., la somme des nombres impairs forme des carrés, conformément à la règle de la somme des nombres impairs consécutifs :

1 + 3 + ... (2n - 1) = n²

Si les gnomons renferment des nombres pairs (2, 4, 6 etc.), on obtient des rectangles selon la loi :

2 + 4 + . . . 2n = n (n + 1) .

On voit dès lors comment, par le moyen de la Gnomonique, le Pair est infini, et l'Impair fini. Si l'on construit les nombres impairs avec le gnomon, on obtient un carré, c'est-à-dire une figure finie et parfaite dont les côtés sont un rapport n/n toujours identique et égal à 1. Au contraire, la construction des nombres pairs fournit un rectangle, figure indéfinie et imparfaite en ce que ses côtés n et n + 1 ont un rapport changeant avec la valeur de n :

2 3 n.

¾ , ¾ , …. ¾

3 4 n+1

Nous avons cité longuement ces commentateurs pour bien montrer que :

1_/ la notion de nombre des pythagoriciens n'a aucun rapport avec notre notion actuelle.

2_/ le commentaire de Tricot, purement pédagogique, utilise sans vergogne des notions algébriques totalement anachronique pour faire comprendre au lecteur ce que les pythagoriciens avaient à l'esprit. Autrement dit, Tricot utilise un allant-de-soi appartenant à notre façon actuelle d'expliquer les choses pour rendre compte de certains allants de soi appartenant à la communauté des penseurs grecs.

279 ; J. Tricot, commentaire de la Métaphysique d'Aristote, Vrin, 1974, pp. 44-45.
 
 

Le pair et l'impair

on peut jusqu'ici penser que ces conceptions des nombres sont bizarres de notre point de vue, mais après tout, elles sont à la rigueur admissibles. En revanche, quand Aristote explique que . Les éléments du nombre sont le Pair et l'Impair ; le Pair est infini, l'Impair fini ; l'Un procède de ces deux éléments, car il est à la fois pair et impair ...(280), il y a là quelque chose de totalement inadmissible pour un mathématicien moderne.

Bien sûr Aristote ne dit pas qu'il partage ce point de vue. On voit toutefois qu'une évidence comme le fait qu'un nombre ne puisse pas être à la fois pair et impair, n'est pas universellement partagée. Des mathématiciens aussi inventifs que ceux qui découvrirent les irrationnels acceptent une proposition qui, de notre point de vue, est non seulement inhabituelle, mais parfaitement contradictoire.

Aristote lui-même utilise cette propriété qu'ontles nombres d'être soit pairs, soit impairs, mais pas les deux, pour démontrer l'existence des irrationnels : On prouve, par exemple, l'incommensurabilité de la diagonale, par cette raison que les nombres impairs deviendrait égaux aux nombres pairs, si on posait la diagonale commensurable ; on tire alors la conclusion que les nombres impairs deviennent égaux au nombres pairs, et on prouve hypothétiquement l'incommensurabilité. de la diagonale par ce qu'une conclusion fausse découle de la proposition contradictoire (281).

280 : Aristote, Métaphysique, A, 5, 986, a, 19-20.

281 : Aristote, Premiers analytiques, I, 23, 41, a, 26-30.

Si Aristote s'étend aussi peu sur cette preuve (rappelons que dans ce passage des Analytiques, il ne fait que mentionner cette preuve à titre d'exemple de raisonnement par l'absurde) c'est qu'il la suppose parfaitement connue du lecteur. A tel point qu'il n'éprouve pas le besoin de spécifier que la diagonale dont il est question est celle du carré. Ce paragraphe implique l'existence d'un sens commun partagé par la communauté scientifique.

On peut paraphraser la démonstration aristotélicienne de la manière suivante :

Problème : soit un carré dont on veut mesurer la diagonale.

Hypothèse : la diagonale est commensurable aux côtés (c'est-à-dire qu'elle peut s'exprimer sous la forme d'une fraction multipliant le côté).

Conséquence : un nombre pair est égal à un nombre impair.

La conséquence étant fausse, l'hypothèse doit être rejetée.

Aristote n'explique pas comment il tire sa conclusion de son hypothèse.

Euclide, au livre X des Eléments, est plus explicite. Le problème et l'hypothèse sont identiques mais il développe la façon dont il parvient à une conséquence contradictoire :

Problème : soit un carré ABCD dont on veut mesurer la diagonale. Hypothèse : la diagonale AC est commensurable avec le côté AB.

Conséquence : dans ce cas, AC = (a/b) x AB.

donc : AC/AB = A/B

donc : AC²/AB² = a²/b²

par le théorème de Pythagore on sait que AC² = 2AB²

donc : a² =2b²

donc : a² est pair et, dans ce cas, a est également pair.

a/b étant une fraction irréductible, b est impair

a étant une fraction irréductible

donc a étant une fraction irréductible, b est impair. b

a étant pair, peut s'exprimer sous la forme : a = 2c

donc 4c²=2b²

donc 2c²= b².

mais b² est alors pair, et, dans ce cas, b est également pair.

Conclusion : l'hypothèse aboutit à une contradiction. Elle est donc fausse, et son contraire est vrai.

En reprenant cette démonstration d'Euclide, nous n'avons pu nous empêcher d'utiliser une notation moderne : numération décimale, exposants, barre de fraction etc. Le texte original aurait été incompréhensible pour un lecteur non spécialiste. Nous avons donc supposé qu'il allait de soi qu'il fallait être compris et nous avons fait le maximum de concession au sens commun.
 
 

La diagonale du carré

Platon, lui aussi, dans le Ménon (282), nous donne une démonstration de cette fameuse diagonale du carré. Son propos n'est pas mathématique. I1 veut échapper au sophisme qui prétend qu'on ne peut pas chercher ce qu'on ne connaît en aucune manière, car alors, une fois qu'on l'a trouvé, comment peut-on reconnaître que c'est bien la réponse désirée ? Pour ce faire, il fait faire une démonstration à un esclave qui n'a reçu aucune formation mathématique. Notre propos n'est pas ici de discuter de la réminiscence ou de la vertu, mais d'analyser l'utilisation du sens commun dans un raisonnement.

282: Platon, Ménon, trad. V. Cousin, 82, b - 85, c.
 
 

Socrate discute avec cet esclave et l'amène à admettre la duplication du carré. En termes actuels, le problème serait sans doute posé ainsi soit un carré de côté a, chercher quel est le côté d'un carré dont la surface est double.On a donc l'équation suivante :

X²=2a²

N'importe quel élève de collège en extrairait la racine x = aÖ 2

L'esclave ne connaissant évidemment pas nos méthodes algébriques ne peut envisager la question sous cet angle. Socrate dessine donc sur le sable des figures géométriques pour trouver petit à petit la solution. I1 ponctue sa démonstration d'expressions comme . vois, cet espace, ceci, celui-là, etc.

Nous allons reprendre une partie de la démonstration de Socrate en exhibant la pratique sociale qui est à l'oeuvre dans le dialogue et en repérant les traits caractéristiques des mathématiques en train de se faire. Comme dans les démonstrations précédentes, on peut distinguer plusieurs étapes : l'établissement des hypothèses, la position du problème, la discussion, puis le rejet d'une mauvaise solution (le texte, que nous donnons en appendice envisage plusieurs mauvaises solutions), et enfin, conclusion, la découverte de la bonne solution.

I. Établissement des hypothèses

Socrate : Dis-moi, mon garçon, sais-tu que ceci est un espace carré ? (Socrate dessine sur le sol un carré : )

L'esclave : Oui.

Socrate : L'espace carré, n'est-ce pas celui qui a les quatre lignes que voilà toutes égales ?

(Socrate, d'un geste, désigne les côtés du carré). L'esclave : Oui.

Socrate : N'a-t-il point encore ces autres lignes tirées par le milieu égales ?

(Socrate dessine sur le sol les lignes médianes :)
 
 

L'esclave : Oui.

Socrate : Ne peut-il pas y avoir un espace semblable plus grand ou plus petit ?

L'esclave : Sans doute.

Socrate : Si donc ce côté était de deux pieds, et cet autre aussi de deux pieds, de combien de pieds serait le tout ?

(Socrate désigne un des côtés du carré et poursuit :)

Considère la chose de cette manière. Si ce côté-ci était de deux pieds, et celui-là d'un pied seulement, n'est-il pas vrai que l'espace serait d'une fois deux pieds ?

(Socrate dessine sur le sol un rectangle :)
 
 

L'esclave : Oui.

Socrate : Mais comme ce côté-là est aussi de deux pieds, cela ne fait-il '-pas deux fois deux ?

(Socrate revient au carré qu'il a tracé initialement)

Socrate : L'espace devient donc de deux fois deux pieds ?

L'esclave : Oui.

Socrate : Combien font deux fois deux pieds ? Fais en le compte et dis-le moi.

L'esclave : Quatre, Socrate.

Pendant cette première partie, que l'on pourrait qualifier de mise en place d'hypothèses, Socrate fait bien attention à ne pas avoir l'air de forcer l'assentiment de son interlocuteur. On remarque qu'en réalité, Socrate ne définit rien, sinon par le recours à des dessins sur le sable. Sa façon de procéder est tout à fait indexicale : le dessin n'a de valeur que parce que les membres de la discussion l'ont décidé ainsi. Pour reprendre la définition de Bernard Conein, une expression indexicale est une expression dont la signification ne peut être donnée sans recours à des éléments liés au contexte pragmatique (espace, temps, sujets présents, objets présents ) (283) Dans ce passage de Platon, toutes les définitions, loin d'être platoniciennes, sont indexicales, en référence constante au monde du devenir. La surface du carré ne fait l'objet d'aucune démonstration, et son calcul a un caractère d'évidence. Il est de plus implicite que la figure particulière qui est tracée a valeur d'universel. La façon dont le problème est ensuite posé fait intervenir d'autres allants de soi.

283: B. Conein, L'Enquête sociologique et l'analyse du langage: les formes linguistiques de la connaissance sociale, in Arguments Ethnométhodologiques, problèmes d'épistémologie en sciences sociales 111, Centre d'Études des Mouvements Sociaux, EHESS-CNRS, 1984, p. 19.

II. Position du problème

Socrate : Ne pourrait-on pas faire un espace double de celui-ci, et tout semblable, ayant comme lui toutes ses lignes égales ?

(Socrate désigne le carré au sol).

L'esclave : Oui.

Socrate : Combien aura-t-il de pieds ?

Le problème n'est pas posé en termes mathématiques mais en termes pratiques. Il s'agit de faire ; non pas de façon abstraite, mais de façon bien concrète. La première réponse qui vient à l'esprit de l'esclave n'est pas le résultat d'une intuition à partir d'un dessin supplémentaire. Elle est fantasmagorique et indexicale : c'est le contexte qui provoque cette réponse, laquelle perd toute signification (comme Socrate va le montrer) en dehors de ses conditions de production.

III. Examen d'une solution

L'esclave : Huit.

Socrate : Allons, tâche de me dire de quelle grandeur sera chaque ligne de cet autre carré. Celles de celui-ci sont de deux pieds ; celles du carré double de combien seront-elles ?

(Socrate désigne le carré et esquisse un geste vague pour signifier un carré plus grand).

L'esclave : Il est évident, Socrate, qu'elles seront doubles.

L'esclave a recours à ses propres allants de soi pour répondre. Socrate est dans une position de supériorité - celle de l'homme qui saitet n'a pas à admettre d'autres évidences que les siennes. On a affaire dans cette partie du dialogue à une lutte d'évidences. La question de la démonstration est perdue de vue et il s'agit de voir comment l'esclave va partager les évidences de Socrate en abandonnant les siennes. Il serait plus exact de dire qu'on va assister à un mécanisme d'indexicalité, le nombre, qui est pourtant une donnée précise, va changer de sens au cours du dialogue. Socrate demande à l'esclave de nommer ce qu'on cherche. Ce dernier a bien compris ce qu'on lui demandait, mais sa réponse, en vertu de la règle d'indexicalité, sera interprétée comme signifiant autre chose que ce qu'il voulait dire.

(...) Socrate : Réponds-moi, toi. Ne dis-tu point que l'espace double se forme à partir de la ligne double ? Je n'entends point par là un espace long de ce côté-ci, et étroit de ce côté-là : mais il faut qu'il soit égal en tout sens comme celui-ci, et qu'il soit double, c'est-à-dire de huit pieds. Vois si tu juges encore qu'il se forme à partir de la ligne double.

(Socrate revient au rectangle tracé tout à l'heure et en dessine un autre
 
 

L'esclave : Oui.

Socrate : Si nous ajoutons à cette ligne une autre ligne aussi longue, la

nouvelle ligne ne sera-t-elle pas double de la première ?

(Socrate revient au carré initial et en prolonge l'un des côtés :) L'esclave : sans contredit.

Socrate : C'est donc à partir de cette ligne, dis-tu, que ce formera l'espace double, si on en tire quatre semblables ?

L'esclave : Oui.

Socrate : Tirons-en quatre pareilles à celle-ci. N'est-ce pas là ce que tu appelles l'espace de huit pieds ?

La façon dont Socrate s'y prend pour montrer l'erreur est typiquement descriptive. I1 oblige son interlocuteur a admettre une nouvelle définition factuelle du nombre.

(Socrate dessine un nouveau carré en doublant les côtés du carré déjà existant :)

L'esclave : Oui.

Socrate : Dans ce carré, ne s'en trouve-t-il pas quatre égaux chacun à celui-ci qui est de quatre pieds ?

(Socrate trace les médianes du nouveau carré :)

L'esclave : Oui.

Socrate : De quelle grandeur est-il donc ? N'est-il pas quatre fois aussi grand ?

L'esclave : Sans doute.

Socrate : Mais ce qui est quatre fois aussi grand est-il double ? L'esclave : Non, par Zeus !

Le raisonnement repose sur une réduction à l'absurde, comme on l'a vu dans les autres versions de la preuve . si le côté du carré que nous cherchons est égal à 4, alors, 4 = 8 or nous admettons que c'est impossible, donc nous devons refuser la solution proposée. Ce type de raisonnement ne fait l'objet d'aucune formulation. I1 va de soi, et il est bien accepté comme tel par l'esclave, qui voit que sa solution est fausse. Cette réduction à l'absurde constitue le noeud du dialogue. C'est donc parce qu'il y a déjà un allant de soi (vu et non remarqué) partagé par les interlocuteurs que la discussion peut continuer
 
 

IV. Conclusion : établissement de la solution

Socrate : Toi, dis-moi : cet espace n'est-il point de quatre pieds ? Tu comprends ?

(Socrate montre le premier carré).

L'esclave : Oui.

Socrate : Ne peut-on pas lui ajouter cet autre espace qui lui est égal ?

(Socrate dessine un autre carré identique au premier :)

L'esclave : Oui.

Socrate : Et ce troisième égal aux deux autres ?

(Socrate dessine un carré supplémentaire :)

L'esclave : Oui.

Socrate : Ne pouvons-nous pas achever la figure en plaçant cet autre

espace dans ce coin ?

(Socrate dessine encore un autre carré :)

L'esclave : Sans doute.

Socrate : Cela ne fait-il point quatre carrés égaux entre eux ?

L'esclave : Oui

Socrate : Mais quoi, combien est tout cet espace par rapport à celui-ci ?

(Socrate montre l'ensemble du dessin, puis le premier carré).

L'esclave : I1 est quadruple.

Socrate : Or il nous en fallait faire un double. Ne t'en souvient-il pas

L'esclave : Si fait.

Socrate : Cette ligne, qui va d'un angle à l'autre, dans chaque carré, ne

coupe-t-elle pas en deux chacun d'eux ?

(Socrate trace les diagonales de chacun des quatre carrés qu'il vient de

dessiner :)
 
 

L'esclave : Oui.

Socrate : Ne voilà-t-il point quatre lignes égales qui renferment cet espace ?

L'esclave : Cela est vrai.

Socrate : Vois quelle est la longueur de cet espace.

L'esclave : Je ne saisis pas.

Socrate : De ces quatre espaces, chaque ligne n'a-t-elle pas séparé en dedans la moitié de chacun ? N'est-il pas vrai ?

L'esclave : Oui.

Socrate : Combien y a-t-il d'espaces semblables dans celui-ci ?

L'esclave : Quatre.

Socrate : Et dans celui-là, combien ?

L'esclave : Deux.

Socrate : Quatre, qu'est-il par rapport à deux ?

L'esclave : Double.

Socrate : Combien de pieds a donc cet espace ?

L'esclave : Huit pieds.

Socrate : De quelle ligne est-il formé ?

L'esclave : De celle-ci. (L'esclave indique la diagonale du carré).

La conclusion est acceptée de manière visuelle. L'esclave admet comme évident que la solution qu'il a sous les yeux est vraie et universelle. Rien n'indique qu'il ait compris la présence d'un nombre irrationnel, mais ce n'est pas là ce qui nous préoccupe.

Nous avons ici un exemple des mathématiques en train de se faire. On voit comment l'esclave, qui n'est pas mathématicien, intervient tout à la fin pour donner la bonne réponse. La solution de la duplication du carré n'est pas une question de rhétorique. La diagonale du carré n'est pas la racine de 2 parce que Socrate argumente bien. Elle a cette dimension parce que la preuve nous oblige à l'admettre.

Les objets d'un géomètre ne sont pas les figures qui sont effectivement tracées. Et les théorèmes de la géométrie ne sont pas des propositions empiriques. Les objets mathématiques sont séparés de toute circonstance, de toute contingence factuelle. Socrate ne parle pas de tel carré qu'il vient de dessiner, mais du carré en tant que carré. Le raisonnement grâce auquel il double un carré particulier est valide pour tous les carrés. Et l'esclave le comprend bien ainsi. I1 n'a pas été besoin, pendant tout le raisonnement, de parler des Idées platoniciennes, et il n'a pas non plus été fait mention d'une quelconque logique permettant de déduire un résultat à partir de prémisses en suivant des règles codifiées. Platon nous a donné un exemple de preuve informelle et il insiste à plusieurs reprises sur le fait que l'esclave n'a aucune formation. On ne peut donc pas dire que les règles d'inférences sont sous entendues, comme c'était le cas avec Aristote ou Euclide. Et, de fait, le mathématicien au travail se préoccupe surtout de résoudre des problèmes pratiques.
 
 

L'activité pratique

Dans la preuve que nous venons de voir en détail, on peut remarquer les points suivants :

1. Nulle part Socrate n'a défini la ligne, et sa définition du carré est irrecevable : dire qu'un carré est une figure dont les lignes sont égales est manifestement insuffisant. Une telle définition pourrait en effet s'appliquer à quatre lignes parallèles, à un losange etc. Et pourtant, on peut admettre que la preuve est valide. Toutes les propriétés du carré ont été révélées au fur et à mesure que nous en avions besoin. C'est ce que nous avons indiqué en ajoutant en italique les interventions gestuelles de Socrate, indispensables au bon déroulement de l'argument. Le carré a été défini visuellement. De la même façon, le calcul de la surface est relié à une image. Le raisonnement dépend donc d'une description de l'action. Bien sûr quand on est en train de prouver quelque chose, on ne ressent pas ces indications gestuelles comme indispensables ; on considère plutôt qu'elles ont une utilité pédagogique. Autrement dit, Socrate mathématicien utilise, sans éprouver le besoin de le mentionner, le fait que la contingence de ses dessins n'a aucun rapport avec l'universalité de son discours. I1 est important de constater que les interlocuteurs distinguent le résultat auquel ils sont parvenus de l'activité pratique mise en oeuvre pour y parvenir. De cette manière, ils séparent l'objet mathématique du terrain qui l'a rendu utilisable.

2. Au cours de l'argumentation, Socrate a supposé que huit était plus petit que seize et plus grand que quatre. Il a supposé, de plus, que ses dessins représentaient des figures adéquates pour sa démonstration. Mais ces suppositions sont tacites. Certes, elles sont partagées aussi bien par l'esclave que par le lecteur moderne, et il n'est pas question de les révoquer en doute. Le point important est qu'il s'agit là de ces choses vues et non remarquées.

3. Le sens subit à plusieurs reprises une déformation indexicale. "4" signifie dans un premier temps pour l'esclave "2Ö 2". I1 renonce à sa définition quand on lui montre un nouveau dessin. La démonstration opère donc une suite de réajustement des définitions, et la solution arrive quand les interlocuteurs sont enfin d'accord sur la signification des nombres. Cette démarche est mise en oeuvre sans qu'on y prête attention.

4. Parvenu au résultat, Socrate n'a pas cherché si d'autres lignes que la diagonale pouvaient servir à la construction d'un carré de surface double. Autrement dit, ce qui lui permet d'arrêter le raisonnement n'est pas indiqué.

5. En dépit de son caractère éminemment local, le raisonnement de Socrate ne mentionne rien de cette localité. En ce sens, on peut le considérer comme parfaitement classique. En effet, dans les démonstrations mathématiques classiques, on n'indique jamais l'activité pratique de la preuve. Lorsqu'on essaye de traduire une preuve mathématique dans un système logique formel, on a bien sûr affaire à une preuve objective, en ce sens qu'une machine, incapable de créer du sens, parvient à intégrer la totalité du processus. Mais une telle traduction ne peut être considérée comme une description adéquate de l'activité du mathématicien. I1 y a un arrière plan qui rend
cette activité possible et compréhensible.