DEUXIEME CHAPITRE

LOGIQUES ET MA THEMATIQUES
 

La recherche d'un point fixe

Si ce qui nous entoure, le monde concret de l'expérience, est sans arrêt en mouvement, aucune affirmation définitive n'est plus possible. En outre, le langage lui-même, nous l'avons vu en seconde partie, est mouvant ; les mots changent de sens selon le contexte dans lequel ils sont utilisés. Le village des logiciens se complait à répéter que la découverte capitale des Grecs est d'avoir pensé que, derrière l'apparence des objets il y a quelque chose qui ne varie pas. En ce qui concerne le langage, ce quelque chose qui ne varie pas est donné par la logique. A partir de là, les hommes ont disposé d'un instrument leur permettant d'ériger la connaissance en véritable science.

La logique (du grec logos, discours, parole) désigne, étymologiquement, la science du discours. Elle s'oppose à la rhétorique, art du discours, qui vise, croit-on, à convaincre par tous les moyens sans chercher la vérité. La logique est la discipline en honneur dans le village des savants, la rhétorique l'est dans celui des avocats.

Toutefois, si la logique permet de vérifier la validité d'un raisonnement, elle ne dit rien de la vérité des propositions qui constituent le raisonnement. I1 est possible de faire une déduction logiquement correcte et de parvenir à une conclusion fausse. Seule, la logique ne suffit pas à établir la vérité d'une proposition.
 
 

Naissance de la logique

En tant qu'art de raisonner, la logique est évidemment très ancienne. En tant que science du discours, la logique a une date de naissance assez précise : c'est Aristote, au IVème siècle avant Jésus-Christ, qui lui a donné ses premières bases formelles. Cela signifie pas que la logique était ignorée auparavant Socrate et Platon ont abondamment prouvé qu'ils étaient parfaitement apte à raisonner.

Mais chez eux, le raisonnement est une dialectique, c'est-à-dire un dialogue, une discussion critique de thèses (le mot sera repris avec un sens tout différent par les philosophes allemands). Dans l'Athènes du Vè siècle, convaincre et raisonner sont deux activités finalement assez proches. La validité d'un argument dépend, pour les sophistes, de sa capacité à emporter l'adhésion. C'est donc le public, les acteurs sociaux, qui font qu'un argument est recevable. I1 devient dès lors tentant d'utiliser sans vergogne la démagogie plutôt que de chercher à développer un argument logique.

Aristote a ressenti la nécessité de forger un instrument scientifique qui permette de parvenir à la vérité. Pour éviter les pièges que les sophistes tendaient à leurs adversaires en utilisant des raisonnements faux ayant l'apparence de la justesse, ce qu'on appelle des sophismes, il fallait se mettre d'accord sur ce qu'était un raisonnement juste.
 
 

La syllogistique, première science formelle

Aristote n'utilise pas le terme de logique. I1 parle soit de syllogisme (du grec syllogismos, raisonnement) soit d'analytique. Le premier terme désigne une forme particulière de raisonnement, le second une méthode pour parvenir nécessairement à la vérité. Le syllogisme, écrit Aristote, est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données (254).

Par exemple, tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel, est un syllogisme. Ce type de déduction est l'outil dont a besoin l'analytique pour être la science qui nous apprend à remonter aux causes et aux conditions.
 
 

L'utilisation de deux mots différents permet à Aristote de distinguer la science du simple raisonnement, qui enchaîne correctement des propositions dont la vérité n'est pas acquise et qui peut donc parvenir à une conclusion logiquement juste mais fausse du point de vue du sens, de la sémantique proprement dite. Par exemple, tous les hommes sont des poissons, Socrate est un homme, donc Socrate est un poisson est un raisonnement correct, dont la conclusion est manifestement absurde . Socrate n'est pas un poisson ! L'erreur ne vient pas du raisonnement lui-même, mais de la fausseté de la prémisse : il est faux que les hommes soient des poissons. Pour triviale qu'apparaisse cette remarque, elle fonde néanmoins toute la logique en distinguant la syntaxe et la sémantique, distinction qui sera le noeud du problème de la complétude abordée au XXè siècle.

Au contraire du syllogisme, l'analytique part de principes posés parce qu'ils sont vrais. Elle conduit à une vérité nécessaire. Le syllogisme et l'analytique permettent de faire une distinction fondamentale entre la forme d'un raisonnement et le contenu d'un raisonnement. La première peut parfaitement être correcte alors que le second est absurde. Le modèle d'Aristote a duré, dans ses grands principes, jusqu'au XVIème siècle, soit une longévité de plus de XX siècle !

Ce sont les Stoïciens (vers le second siècle avant notre ère) qui utiliseront le terme logique pour désigner une doctrine des formes du raisonnement, indépendamment de tout contenu sémantique. Ainsi, dès l'origine, la logique est-elle une discipline formelle, dans laquelle on remplace les propositions du langage courant par des variables, un peu comme en mathématiques.

254 : Aristote, Premiers Analytiques, I, A, 24 b 18
 
 

Une langue universelle

A partir de la Renaissance, la logique aristotélicienne tombe dans un relatif discrédit. Si personne ne songe à en contester les conclusions, de plus en plus de savants cherchent ailleurs des normes de vérité. Descartes, par exemple, cherche dans les mathématiques plus que dans la logique une norme de la pensée vraie. Je. pris garde., écrit-il, que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même ... à parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre (255).

A son tour, Leibniz exprime l'idée d'une logique qui serait la langue universelle de la pensée et qui, bien sûr, serait beaucoup plus vaste que le système aristotélicien. Pour y parvenir, la logique devrait s'affranchir de toute référence à l'évidence.

255: Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, Livre de poche p. 109.
 
 

Une description du réel

Pourtant, en dépit des efforts de formalisation, nombreux sont encore les philosophes qui ne voient dans les sciences formelles qu'une généralisation de l'expérience. Les points, les lignes, les cercles que chacun a dans l'esprit, souligne Stuart Mill, sont, il me semble, de simples copies des points, lignes, cercles et carrés qu'il a connu par 1’expérience (256).

Jusqu'au XVIIIè siècle inclus, le rationalisme et l'empirisme sont deux attitudes parfaitement plausible à l'égard de la logique ou des mathématiques. L'explication est relativement simple : personne ne doute, à l'époque, que ces deux disciplines ne décrivent le monde réel. La question se ramène finalement à un problème de prééminence : qui est le premier, des mathématiques ou de l'expérience ? La déferlante formaliste emportera les empiristes . la création de systèmes vides de sens et sans aucun rapport avec le réel n'est plus compatible avec l'idée que la logique n'est qu'une généralisation d'expériences.

256: Stuart Mill, Système de logique, Tome I, II, 5.
 
 

La logique devient mathématique

I1 faut attendre le XIXème siècle pour que la logique connaisse un nouvel essor. La création d'un nouveau symbolisme logique permet une formalisation radicale et conduit à un véritable calcul de propositions. Certes, la syllogistique est bien une espèce de calcul. Mais le système ne permet que la vérification de ce qu'on sait déjà, sans conduire à la découverte de nouvelles vérités. Il ne faut pas ici s'arrêter à des apparences superficielles, remarque Robert Blanché, l'essence du symbolisme ne réside nullement dans l'usage de signes bizarres et inaccoutumés... Le symbolisme n'a d'intérêt logique que dans la mesure où il est lié à la création d'une langue artificielle (257).

Par la création d'une langue artificielle, la logique s'affranchit de tout contenu empirique. Traditionnellement, pour être admis, les axiomes de la logique ou des mathématiques devaient être évidents. Pour devenir une véritable discipline autonome, la logique doit être capable de s'affranchir de tout contenu, elle doit devenir strictement formelle. Si le programme semble simple, l'histoire montre qu'il a mis beaucoup de temps à s'imposer.

Les mathématiques et la logique se sont historiquement servies de modèle l'une à l'autre. La géométrie d'Euclide est toujours considérée comme la déduction par excellence. Ce qui a conduit certains logiciens, à partir du XXè siècle, à considérer que les mathématiques étaient réductibles à un ensemble d'opérations logiques. Tous les problèmes, estime Bertrand Russell, peuvent se réduire, ... pour autant qu'ils soient spécifiquement philosophiques, à des problèmes de logique (258). Et, de son côté, Wittgenstein renchérit : Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n'est pas une doctrine mais une activité. Le résultat de la philosophie n'est pas un nombre de "propositions philosophiques", mais le fait que des propositions s'éclaircissent (259).

257 : Robert Blanché, Introduction à la logique contemporaine, Armand Colin, p. 14.

258: Russell, La Méthode scientifique en philosophie, chapitre 2, Petite Bibliothèque Payot, p.54,

259: Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 4.112.
 
 

Le cas de la géométrie euclidienne

La géométrie d'Euclide est construite sur l'idée d'un espace à trois dimensions qui correspond à notre intuition comme à notre expérience. Or, au XIXème siècle, ce modèle incontesté de la rigueur mathématique, vacille. Le cinquième postulat d'Euclide, qui se ramène à énoncer que par un point pris hors d'une droite ne passe qu'une seule parallèle à cette droite, exprime une propriété intuitivement évidente mais de nature apparemment empirique (260).

Les mathématiciens de l'époque se sont efforcés de le démontrer. Pour y parvenir, la première solution consiste à déduire ce cinquième postulat des quatre premiers. Toutes les tentatives en ce sens ayant échoué, on recourut à une autre méthode, celle de la démonstration par l'absurde.

Celle-ci repose sur la construction d'une géométrie non euclidienne qui aurait dû être logiquement impossible. Or, contre toute attente, aucune contradiction ne se manifesta. Mieux encore, les mathématiciens purent construire plusieurs géométries non euclidiennes, c'est-à-dire des géométries dans lesquelles, par un point pris hors d'une droite, on peut faire passer 0, 1 ou plusieurs parallèles à cette droite (261).

260 : La formulation exacte du principe serait plutôt la suivante : si une ligne droite qui en coupe deux autres forme d'un même côté avec ces droites des angles internes dont la somme est moindre que deux droits, les deux dernières lignes se couperont, ou leurs prolongements, du côté où la somme des angles est inférieure à deux droits. On peut démontrer que cette formulation est logiquement équivalente à l'autre formulation, laquelle a été popularisé par les travaux des mathématiciens du XIXè siècle.

261 : Si nous cherchons un axiome à mettre à la place de l'axiome euclidien des parallèles, nous pouvons nous orienter au choix, dans deux directions opposées. Nous pouvons: 1_

poser que, dans un plan déterminé, étant donné un point situé hors d'une droite, il ne passe par ce point aucune parallèle à cette droite (Euclide dit qu'il en passe une et une seule). 2

poser qu'il passe plus d'une parallèle (on démontre que, s'il en passe plus d'une, il en passera un nombre infini). De ces directions divergentes, la première a été explorée par le mathématicien russe Nicolaï Lobachevski, la seconde par le mathématicien allemand Georg Friedrich Riemann, Rudolf Carnap, Les fondements philosophiques de la physique, Armand Colin, 1973, p. 132.
 
 

La logique est indépendante de l'intuition

Cette découverte bouleversa évidemment les mathématiques mais aussi la logique. C'est à partir de ce moment que l'axiomatique moderne pose que la vérité logique est absolument indépendante de l'évidence des postulats ou de l'intuition. Dans cette conception formaliste, ni la logique ni les mathématiques ne servent à décrire des rapports réels entre des choses existantes. Comme le dit Wittgenstein, i1 est évident que, si différent que puisse. être du monde réel un monde imaginé - il doit encore avoir quelque chose de commun - une. forme - avec le monde réelle (262).

262: Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 2.022

L'invention de géométries non euclidiennes qui ne correspondent pas à notre expérience quotidienne, montre bien que la logique ne dit rien sur un monde réel, mais donne des indications sur tous les mondes possibles.
 
 

Logique et logiques

D'un point de vue philosophique, le problème devient plutôt : qu'estce qui fait que nous parlons de LA logique et non pas DES logiques ? Car tel est bien la prétention de la logique : vous n'avez pas le choix d'être ou de ne pas être d'accord avec elle. Les affirmations logiques sont universelles et nécessaires. Qu'est-ce qui justifie cette prétention ? Les mathématiques, elles aussi, ont une prétention semblable. Mais, de plus, les mathématiques, bien qu'a priori, servent à décrire le monde réel. Comment justifier l'adéquation de cette science abstraite avec le concret

de l'expérience ?

Nous verrons au chapitre suivant que la pluralité des logiques ou la réduction des mathématiques à une simple discipline formelle est parfaitement plausible. Et, dans cette optique, les sciences formelles ne sont pas autre chose que l'ensemble des coutumes propres à un village particulier. En d'autres termes, il ne s'agit là que d'une espèce de jeu, qui obéit à des règles strictes, comme le croquet ou les échecs, mais qui n'a pas vocation à décrire une réalité ultime, au sens objectif fort.

Et la prétention logique à bouter hors du champ de la réflexion ce qui n'est pas clair n'a, dès lors, pas de justification.

Si dans l'ensemble la nécessité des relations logiques est admise, le problème consiste à comprendre pourquoi les lois de la logique correspondent à celles de notre esprit. Le point de départ des Grecs selon lequel la logique est la partie stable du discours ne tient pas, car la logique n'est plus liée à une langue naturelle. En s'affranchissant de toute référence au sens, elle est devenue le moyen d'étudier ce qu'elle a elle-même enfanté, les systèmes formels, du type de ceux qu'on retrouve en informatique.