QUATRIEME CHAPITRE

DU DETERMINISME A LA PREDICTION
 
 

Le principe de raison suffisante

A partir du moment où a été posé le principe du déterminisme, la question de la prédiction absolue semble aller de soi. Le problème est de savoir sur quelles bases on a pu établir un tel principe dont les conséquences pour la liberté sont si troublantes. Spinoza énonce le déterminisme comme un axiome qui n'a pas besoin d'être justifié. Leibniz, lui, cherchera des principes à partir desquels le déterminisme deviendra nécessaire.

Le cas de Leibniz est particulièrement intéressant à propos de la causalité. I1 cherche en effet à plusieurs reprises sinon à démontrer, du' moins à justifier ses principes. Son attitude, en l'espèce, est assez ambiguë. Son système repose sur le principe de non-contradiction et sur celui de raison suffisante. Mais Leibniz a eu les plus grandes difficultés à déterminer la hiérarchie de ces deux principes, à savoir si l'un fondait l'autre ou vice versa. Aussi les principes flottent-ils, dit Ortega y Gasset, à des hauteurs mal déterminées du système théorique et leur rang relatif n'apparaît-il jamais clairement, ce qui serait pourtant essentiel à un principe en tant que te1 (209). I1 ne serait sans doute pas exagéré de supposer que Leibniz les voyait tous les deux sur le même pied de la logique universelle, confondant ainsi la nécessité physique et la nécessité logique.

Alors que les anciens, Aristote en particulier (210), pensent le principe à partir de l'Etre, les modernes le pensent à partir de la raison, des idées. I1 se définit donc comme principe absolu, transcendant à la série qu'il ordonne, mais aussi comme principe relatif en tant qu'il produit la vérité des propositions mais qu'il n'est pas une vérité en lui même. Principium dicitur id, quod in se continet rationem altrius, le principe est dit de ce. qui contient en soi 1a raison d'autre chose, écrit Wolff (211).

Le principe, en son sens relatif, n'est principe que dans la mesure où en découlent des conséquences.

209 : Ortega y Gasset, L'Evolution de. la théorie déductive, l'idée de principe chez Leibniz, trad. J.-P. Borel, Gallimard, 1970, p. 11.

210 : Cf. Aristote, Métaphysique, D, I, 1012 B 34 sq.

211 : Wolff, Ontologie, • 70.
 
 

L'impossible hiérarchie

La hiérarchie des principes chez Leibniz est difficile à établir car il les subordonne tour à tour les uns aux autres. Les principes de contradiction et de raison suffisante, dominants dans toute sa philosophie, sont appelés principes rationnels ou principes premiers et sont présupposés dans toute opération rationelle, comme sa norme absolue. Ces principes sont des propositions évidentes et indémontrables qui sont présupposées dans toute activité rationnelle de l'esprit, en particulier dans la recherche de la raison et de la cause des choses.

Le principe de raison suffisante peut s'exprimer ainsi : tout ce qui est a sa raison d'être. I1 a pour dérivés :

  • Le principe de causalité (tout changement a une cause ; il n'y a pas de changement absolu).
  • Le principe des lois.
  • Le principe du déterminisme (tous les événements de l'univers, et en particulier les actions humaines, sont liés).
  • Le principe de substance qu'on peut formuler avec Kant de la manière suivante : tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (substance) considéré comme l'objet lui-même, et quelque chose de changeant, considéré comme une simple détermination de cet objet, c'est-à dire d'un mode d'existence de l'objet (212).
  • Le principe de finalité (tout être a une fin).
  • Chez Leibniz, une cause est un cas particulier d'une raison. Dans ses premiers ouvrages, le principe de causalité et le principe de raison suffisante semblent se confondre. Ce n'est que par la suite que Leibniz fait dériver le principe de causalité du principe de raison suffisante.

    212 : E. Kant, Critique de la raison pure II, II, Sème section, 3, Les analogies de l'expérience, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., 1975, p. 177.
     
     

    Un triple statut

    Le principe de raison suffisante a un triple statut . un statut logique, un statut ontologique et un statut théologique. Dans sa forme logique, il est énoncé de la façon suivante : de toutes les vérités qui sont identiques ou immédiates, ou qui ne le sont point, on peut rendre raison. La monadologie donne la forme ontologique : Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celuy de la contradiction ... et celuy de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu'aucun fait ne sçauroit se trouver vrai ou existent, sans qu'il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues (213).

    Dans Les principes de 1a Nature et de la Grâce fondés en raison, la formulation est un peu différente : Jusqu'ici, nous n'avons parlé qu'en simples Physiciens maintenant, il faut s'élever à la métaphysique, en nous servant du Grand principe qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante, c'est-à-dire que rien n'arrive sans qu'il seroit possible à celuy qui connoitroit assés les choses, de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi et non pas autrement (214).

    L'originalité du principe de raison est mise en relief dans la Theoria Motus Abstracti à propos de l'explication de la cause du mouvement : il s'agit de la première mention du principe de raison suffisante dans un texte plublié par Leibniz. Ce principe est exposé comme de toute connaissance et de toute science ; il est principium nobilissimum, principe de toute pensée, tout autant que le principe d'identité.

    213 : G. W. Leibniz, La Monadologie • 32.

    214 : G. W. Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison, 7, P.U.F., 1978, p. 45.
     
     

    Le temps d'incubation

    Le principe de raison suffisante a donc une histoire curieuse. I1 n'apparaît qu'au XVIIème siècle en une formulation précise. Qu'en était-il avant Leibniz ? Dans Le Principe de raison, Heidegger parle d'un véritable temps d'incubation du principe de raison suffisante avant Leibniz : Un principe qui semble à la portée de 1a main et qui, sans avoir besoin d'être formulé, régit en toutes circonstances les représentations et 1e comportement de l'homme, a donc attendu tant de siècles pour être expressément énoncé comme principe sous la forme indiquée. Voilà certes qui est étrange ! Mais plus étrange encore est le fait que jamais nous ne nous soyons étonnés de la lenteur avec laquelle le principe de raison a fait son apparition. Cette longue suite de siècles qu'il lui a fallu pour venir au jour pourrait être appelée son temps d'incubation : deux mille trois cent ans pour l'établissement de ce simple principe. où le principe de raison at-il dormi si longtemps ? (215)

    Un mystère plane autour du principe de raison suffisante. Il est bien évident qu'avant Leibniz, on se conformait à cette loi de raison suffisante sans l'énoncer comme telle ou la déterminer épistémologiquement. Platon, Aristote et même, on l'a vu, Spinoza, ne posent pas ce principe formellement, comme principe fondamental, mais l'expriment comme une vérité certaine en elle-même. Nous remarquons d'une manière générale chez les Anciens une confusion entre la loi de raison suffisante et la loi naturelle de cause à effet. C'est pourquoi il n'est pas énoncé formellement. Aristote n'est pas parvenu à distinguer clairement la nécessité d'un principe de connaissance pour fonder un jugement de celle d'une cause pour la production d'un événement réel (216).
     
     

    215 : M. Heidegger, Le Principe de raison suffisante, trad. Préau, Gallimard, 1962, pp. 45-46.

    216 : En ce qui concerne cette importante différence entre le principe de connaissance et la cause, Aristote laisse voir, il est vrai, qu'il en a bien quelque notion. I1 expose dans les Analytiques postérieurs, I, 13, que savoir et prouver qu'une chose est, est bien différent de savoir et prouver pourquoi elle est (connaissance de la cause). Seulement, il ne parvient pas à bien rendre compte de la différence qu'il n'observe pas toujours dans ses autres écrits.
     
     

    Un fondement énigmatique

    Cependant, nous sentons que Leibniz, s'il a dégagé et formulé le principe de raison comme tel, ne l'a pas pour autant explicité. Leibniz ne peut rien dire de plus, sinon que toute chose sans exception doit avoir une raison suffisante pour être telle qu'elle est, et non pas autrement. Mais il se contente en réalité de formuler ce principe sans jamais rien en dire. Ce silence caché révèle peut-être la nature d'un fondement essentiellement énigmatique. Le principe est tellement vertigineux pour la pensée qu'il ne peut se réduire qu'à des formulations qui semblent très évidentes.

    Le principe de raison suffisante déroute. Qu'apprenons-nous de plus quand Leibniz dit : nihil est sine ratione ? Quand il dit : tout ce qui est réel a une raison de sa réalité et tout ce qui est possible a une raison de sa possibilité ? Les formulations diverses du principe de raison suffisante semblent si évidentes qu'elles peuvent paraître des lapalissades. En fait, il n'en est rien et derrière cette apparence de facilité, il y a une difficulté réelle à penser et à saisir le principe de raison comme tel.
     
     

    Une formule vide

    Heidegger caractérise cette approche difficile du principe

    D'ailleurs, pourquoi nous tourmenter au sujet d'assertions aussi vides que le principe de raison ? Il est bien vide puisqu'il n'y a rien en lui qu'une intuition puisse saisir ou dont la main puisse s'emparer, rien même que l'entendement puisse. comprendre au-delà de sa formule. A peine avons-nous entendu énoncer 1e principe de raison que nous en avons fini avec lui. Et pourtant ... le principe de raison est peut-être la plus énigmatique de toutes les assertions possibles (217).

    En fait, la formule est vide. Lorsque nous lisons les énonciations du principe de raison suffisante, elles nous semblent vraies mais vaines. Le langage pourtant si limpide de la formule fait obstacle ; le principe se dérobe. I1 a un statut équivoque, à la limite contradictoire. I1 dit que rien n'est sans raison, mais il ne nous révèle pas la raison de sa formulation. I1 s'arrête au rien n'est sans raison comme s'il attribuait à la nature une loi qu'il ne peut s'appliquer lui-même. S'il appliquait ce rien n'est sans raison, alors, il nous révélerait la raison du rien n'est sans raison et la nature véritable de la raison. I1 y a donc dans le principe de raison suffisante, à travers ses formulations, une absence de traitement de la raison comme telle. Comme le dit Heidegger : il est remarquable que le principe de raison ne traite aucunement de la raison comme telle. Il dit au contraire r toute chose a nécessairement une raison. Le principe de raison suppose déjà lui-même que soit défini ce qu'est une raison, que soit clair le fond sur lequel repose l'être de la raison. Donc le principe de raison est fondé sur une supposition (218).

    Pour leibniz, si toute substance a la capacité de se déterminer elle-même, la relation de cause à effet n'est plus une relation purement extérieure. Par l'appétition, la monade est cause d'elle-même, dans le sens de la cause comme désir de l'effet. Cette forme de la causalité est l'essence de toute activité. Par le principe de raison suffisante, toute notion individuelle peut mesurer l'identité de sa notion par une énumération exhaustive et un reddere rationem de tous ses requisits. Le principe de raison suffisante justifie la causalité et la rend nécessaire. Il fournit une connexion entre des événements qui ont lieu en des temps différents et comme tout présent état d'une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l'avenir (2l9). C'est-à-dire que chaque état a sa raison suffisante dans l'état précédent sans qu'il y ait jamais lieu de recourir à des causes externes pour expliquer ce qui se passe dans la monade. Certes, le principe de raison suffisante diffère de la causalité. Ce dernier n'est qu'un cas particulier du premier (220).

    Le principe de raison suffisante fonde donc l'activité de la substance individuelle qui consiste, avons-nous vu, dans la capacité pour chaque substance de mesurer sa propre identité, c'est-à-dire d'évaluer le nombre de ses prédicats, de les comprendre intensivement et extensivement et dans le fait de contenir une fois pour toutes ses prédicats passés, présents et futurs. Leibniz assure par conséquent l'indentité de chaque substance à partir du principe de raison sous sa forme logique (tout principe est à lui-même sa propre raison ; il est explicatif de lui-même par lui-même). Par suite, il assure le futur de la substance individuelle, même si la connexion causale entre les divers prédicats du sujet n'est que contingente et non nécessaire.

    217 : M. Heidegger, op. cit. p. 47.

    218 : M. Heidegger, op. cit. p. 55.

    219 : G. W. Leibniz, Monadologie, • 22.

    220 : Cf. Leibniz, Lettre à Clarke, 2 juin 1716.
     
     

    L'infini comme échappatoire à la nécessité

    La question est maintenant de savoir si le déterminisme découle du principe de raison suffisante par le truchement de la causalité. Si c'est le cas, l'homme se trouve prisonnier de la nécessité, coincé dans un univers fermé, ou la liberté peut à la rigueur exister à titre d'hypothèse mentale, mais où tout est nécessaire. Si ce n'est pas le cas, on peut se demander ce qui pourrait entraver le cours d'une nécessité qui semble découler naturellement de la causalité. La réponse de Leibniz est subtile et instructive. I1 affirme en effet que la substance individuelle se caractérise par son infinitude en puissance. Cette caractérisation est un des visages de la distinction entre les vérités nécessaires et les vérités contingentes.

    On ne peut, Leibniz le souligne en maints endroits, philosopher de la même façon sur la notion individuelle concrète, et sur la notion abstraite, générale et nécessaire. La notion spécifique ou individuelle se distingue de la notion abstraite et générale en ce que, si on entreprenait une analyse intégrale des caractères de la notion individuelle, celle-ci irait à l'infini : aussi la notion de sphère en général est incomplète ou abstraite, c'est-à-dire on n'y considère que l'essence de la sphère en général ou en théorie sans avoir égard aux circonstances singulières, et par conséquent elle n'enferme nullement ce qui est requis à l'existence d'une certaine sphères (221).

    En conséquence, on ne peut, à partir de la notion générale, abstraite, universelle, inférer la notion individuelle. La nécessité ne peut fonder l'existence, la contingence, et en rendre raison. La substance individuelle est marquée du sceau de l'infinité, et cette infinité est la manifestation de la complexité de l'existence. C'est en dernier recours le principe de raison suffisante qui permet de mesurer cette infinité.
     
     

    L'irréductible individualité

    Le principe de contradiction organise les rapports au sein de chaque possible et entre l'infinité des possibles. La monade n'est pas égale à la somme de ses prédicats. L'identité de la notion individuelle ne se réduit pas à l'inhérence du prédicat au sujet. Sinon, comment caractériser l'individualité ? Le principe de contradiction régit les essences, dans le sens où elles ne sont astreintes qu'à une seule règle . ne point se détruire par une contradiction. Mais il existe dans l'entendement divin une multitude de possibles qui n'impliquent pas contradiction en eux-mêmes et qui pourtant ne sont pas passés à l'existence. Le principe de contradiction n'est pas un principe ontologique et ne permet évidemment pas d'inférer une existence. La réalisation des possibles est prise en compte par le principe de raison suffisante comme principe du meilleur. On ne peut donc à proprement parler réduire le système leibnizien à un déterminisme logique. Mais on est en droit de le réduire à un déterminisme intégral du point de vue d'un Dieu omniscient. Dès lors, on ne peut admettre rationnellement un libre arbitre explicable compatible avec l'omniscience divine. I1 ne reste plus à Leibniz que le refuge de l'optimisme.

    221 : Leibniz, Correspondance avec Arnauld, Remarques sur la lettre de M. Arnaud touchant ma proposition : que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais.
     
     

    Le paradoxe de la prédiction absolue.

    I1 semble bien, après examen de la pensée de cette période, que le principe de causalité débouche sur celui du déterminisme et il faut toute la subtilité d'un Spinoza ou d'un Leibniz pour pouvoir encore parler de liberté ou de libre-arbitre. La troisième antinomie de Kant révèle bien l'opposition inconciliable de la régularité des phénomènes face à l'émergence d'une cause autonome.

    Quand Laplace formulera son principe du déterminisme scientifique, il ne fera, somme toute, que traduire en termes physiques un principe , métaphysique dogmatiquement établi dans les esprits. I1 transpose à une intelligence humaine, mais assez vaste, ce que Saint Thomas d'Aquin ou Leibniz réservait à Dieu . la possibilité de décrire le passé, comme l'avenir, au moyen du seul calcul.

    La prédiction absolue conduit toutefois à un paradoxe qui rend la possibilité d'un être omniscient logiquement problématique. I1 semble que ce soit Newcomb qui, en 1960, ait rencontré ce paradoxe pour la première fois. Robert Nozick publia en 1970 un article sur ce problème que nous allons tenter de résumer ici (222). Supposons une rencontre entre un humain et un Etre supérieur qui a la faculté de prévoir les choix humains avec une précision presque absolue. Vous savez, écrit Nozick, que cet Etre a dans le passé souvent prédit vos choix avec justesse (et n'a jamais, pour autant que vous le sachiez, formulé de prévision incorrecte sur vos choix) et, de plus, vous savez que cet Etre a souvent prédit avec justesse les choix d'autres personnes, dont beaucoup sont semblables à vous-même, dans la situation ci-dessous décrite. Vous êtes en présence de deux boîtes, l'une contient mille dollars et l'autre contient soit un million de dollars, soit rien du tout. On vous donne deux possibilités : ou vous prenez ce qu'il y a dans les deux boîtes ou seulement le contenu de la boîte 2. Le contenu de chaque bote dépend de ce que l'Etre prédira que vous ferez.

    Watzlawick (223) raconte le paradoxe en ces termes : Si vous choisissez la première possibilité et prenez le contenu des deux boîtes, l'Etre (qui l'a prévu) laissera la boîte 2 vide ; vous ne receverez donc que mille dollars. Si vous décidez de prendre seulement la boîte 2, l'Etre (qui 1'a prévu) y met le million de dollars. Voici la séquence des événements l'Etre opère sa prévision, puis (selon ce qu'il a prédit de votre choix) met ou bien ne met pas le million de dollars dans la boîte deux, puis il vous communique les conditions, puis vous faites votre choix ... Il y a deux cas de figure, également possibles et également plausibles, mais totalement contradictoires ... Vous pouvez avoir une confiance presque totale dans la faculté qu'à l'Etre de prédire. En conséquence, si vous décidez de prendre les deux boîtes, l'Etre l'aura prévu et aura laissé la boîte 2 vide. Mais si vous décidez de ne prendre que le contenu de la deuxième boîte, l'Etre aura presque certainement tout aussi bien prévu ce choix et y aura mis le million de dollars. Il est par conséquent raisonnable de ne choisir que la boîte 2 ... Le problème réside dans la logique du second raisonnement ... Au moment où vous prenez votre décision, le million de dollars est ou n'est pas déjà dans la boîte. Donc, s'il est dans la boîte 2 et si vous choisissez de prendre le contenu des deux boîtes, vous recevez un million et mille dollars. Mais si la boîte 2 est vide et si vous prenez les deux boîtes, vous recevez au moins les mille dollars de la boîte 1. Dans les deux cas, vous recevez mille dollars de plus en choisissant les deux boîtes qu'en prenant seulement le contenu de la boîte 2. La conclusion inévitable est que vous avez intérêt à décider d'ouvrir les deux boîtes (224).

    Derrière l'aspect ludique de cette situation, qui n'aurait sans doute pas déplue à Wittgenstein, amateur d'ethnologie imaginaire, on trouve la quasi impossibilité de penser rationnellement un être omniscient capable de prédiction absolue comme Dieu chez Leibniz ou l'Etre de Laplace. Le paradoxe met aussi en lumière le fait que les déterministes convaincus n'ont aucun mal à faire le premier choix et à s'y tenir, tandis que les partisans du libre arbitre soutiendront vigoureusement le second. Les deux positions sont logiquement cohérentes mais contradictoires. I1 serait trop rapide d'en conclure que le déterminisme exclut a priori la possibilité d'un choix libre, mais les positions classiques du 17ème siècle deviennent encore plus mal aisées à défendre.

    Quand le principe du déterminisme sera étendu aux sciences humaines par exemple avec Comte, Marx (déterminisme historique), Freud (déterminisme psychique) on tombera immanquablement dans l'antinomie de la liberté. Certes l'invention infatigable des auteurs leur fera presque chaque fois découvrir des moyens de continuer à défendre l'idée d'une certaine forme de liberté. Mais, curieusement, rares sont les auteurs qui ont songé à remettre en question le dogme déterministe. I1 était à peu près établi que la science devait obligatoirement reposer sur lui et tout philosophe se réclamant de la science devait sans contestation possible en passer par le déterminisme et en admettre les conséquences.

    222 : R. Nozick, Newcomb's Problem and Two Principles of Choice, dans Essays in Honor of Carl G. Hempel, Dordrecht, Hollande, D. Reidel Publishing, 1970, pp. 114-46.

    223 : P. Watzlawick, La Réalité de la réalité, trad. E. Roskis, Le Seuil, 1978, pp. 199-201.

    224 : Au sujet de ce paradoxe, voir les deux articles de M. Gardner : Free Wi11 Revisited, wîth a Mind Bending Prediction Paradox by William Nawcomb, in Scientific American, juillet 1973, 229, 104-109 ; Reflections on Newcomb's Problem : A Prediction and Free-will Dilemma, in Scientific American, mars 1974, 230, 102-108. En outre, Nicholas Falleta consacre à ce problème un chapitre de son ouvrage Le Livre des paradoxes, Belfond, 1985, pp. 193-198.