SIXIEME CHAPITRE

TRANSGRESSION ET TAXINOMIE
 
 

L'Informel

Le terme informel ne renvoie pas à ce qui n'a pas de forme mais à ce qui échappe à une forme reconnaissable. Si une cause peut-être formelle, c'est-à-dire, selon Aristote (51), qu'elle fait qu'une chose est ce qu'elle est, qu'elle est sa quiddité, l'informel est ce qui empêche la définition.

La matière informe dont parle Aristote, qui est toute en puissance, reste susceptible d'une définition. Mais l'informel se dérobe à toute classification.

L'ethnométhodologie, dans son refus des formes platoniciennes, par la distance qu'elle prend avec la notion de preuve formelle, par le principe garfinkelien qui refuse la méthode universelle, est évidemment informelle.
 
 

Le bon sens

L'informel échappe évidemment au formalisme. En ce sens, on peut dire que le bon sens est informel. Il ne peut souffrir une mise en équation, une rhétorique ou une axiomatique. En même temps et paradoxalement, l'informel se distingue de la pure et simple absence de forme . la matière pure, informe, n'existe qu'en puissance. L'acte lui donnera la. forme.

On ne peut pourtant pas en conclure que l'informel est la simple puissance non encore pourvue d'acte. En effet, si le bon sens est informel, ce n'est pas parce que la forme lui fait défaut. C'est parce que la forme, la définition, la figure stable, lui est impossible. L'informel est donc ce dont la forme ne peut être saisie.

En ce sens, l'informel se rapproche de l'intuition bergsonienne l'intuition n'est pas le manque d'intelligence ; elle est se à quoi l'intelligence ne peut se rapporter. L'intuition est par excellence du domaine de l'informel, dans la mesure ou toute mise en forme nous en éloignerait. Le temps mis en forme n'est plus la durée mais une représentation spatiale. La durée pure ne peut être appréhendée par une mesure mathématique, à cause de son caractère informel.

De même, ainsi que nous l'avons vu au premier chapitre, l'évidence, qui fonde le formalisme, est informelle.
 
 

Transgression

Transgression signifie littéralement marcher au delà d'une limite, en marge du droit chemin. Le terme transgression renvoie donc à une route, un cours, une méthode dont on cherche à s'affranchir.

Se situer en dehors d'un chemin ne revient pas à la négation pure et simple de ce chemin ; au lieu d'une négation, il y a une transformation, et le nouveau chemin est tout aussi limité que l'ancien. La transgression n'est donc pas le simple dépassement d'un cadre, ce qui serait de la transcendance, mais elle est un autre enfermement.

Quand il n'y a pas de loi, la transgression est impossible. Elle ne peut se produire que dans un ensemble codifié. Les limites de ce qui est enfreint définissent l'infraction. En même temps qu'elle révèle la limite, la transgression pose l'indépassable. Le héros transgresse la loi, il ne la supprime pas. De ce fait, l'autonomie représente l'aspect positif de la transgression : le héros, qui se fait lui-même sa propre loi ne supprime pas la règle ; il substitue une loi tacite à une loi écrite.

51 : Aristote, Métaphysique, D.
 
 

La raison et l'esprit

Cette figure correspond chez Hegel (52) au passage de la raison à l'esprit, moment où la conscience identifie sa propre certitude de soi à celle du monde. Trois étapes indiquent la transgression : d'abord, le monde éthique qui résulte de la réflexion l'une dans l'autre d'une loi humaine, celle de la singularité, face à une loi divine, celle de l'universalité. Mais ce monde est déchiré entre une loi consciente et publique qui s'oppose à une autre loi inconsciente car elle n'est pas encore rendue publique.

Cette division conduit à la seconde étape, celle de la faute, du crime. Le héros tragique devient un hors-la-loi qui rend criminel le droit singulier de la cité au regard de l'universalité d'une loi plus élevée, mais tacite. Sans en avoir l'intention délibérée, il révèle ce qui était nocturne, chthonien. Le conflit caché du monde éthique éclate au grand jour.

Enfin, la troisième étape est la conséquence de la transgression de la loi . l'état de droit se met en place. Pour contrer la provocation héroïque, l'ordre collectif doit nécessairement mettre en place un nouvel ordre, celui d'un système formel qui régit les rapports entre les individus.
 
 

L'instauration d'un nouvel ordre

La transgression peut avoir d'autres aspects, elle garde néanmoins ce mouvement général . elle met hors-la-loi ce à quoi on devait obéir en instaurant un nouvel ordre. Ce qui est ainsi contesté n'est pas l'existence d'une loi mais l'autorité de qui émane la loi. C'est pourquoi la transgression n'est pas tant le fait d'être en dehors du droit chemin, de la norme ou de la loi, qu'une contestation d'un ordre.

C'est alors que la transgression peut devenir négative : le héros, on l'a vu, ne se met pas au dessus des lois : il substitue une loi à une autre plus fondamentale. Mais celui qui transgresse pour se mettre au-dessus des lois sans en proposer une autre, met un désordre à la place d'un ordre. Au lieu de progresser, il régresse. Cette transgression n'est plus alors l'exploration d'une voie nouvelle, elle est au contraire un passage de l'acte à la puissance, aussi stérile qu'un mouvement qui prétendrait supprimer les limites d'une forme.
 
 

Le fait et le droit

Si la transgression s'applique d'abord au domaine éthique, c'est en raison de son antériorité sur le domaine juridique. C'est là en effet que se perçoit l'aspect délibéré de la transgression. Nul n'est censé ignorer la loi. Le héros qui transgresse agit en connaissance de cause, c'est ce dépassement des limites qui le rend juste. Mais dans le domaine juridique, la transgression substitue un état de droit à un état de fait. Elle est alors une contestation de la loi elle-même et non plus une contestation de l'autorité qui a promulgué la loi.

Le fait de transgresser est donc une action qui fait apparaître une scission comme une contradiction inévitable. De là naît un mouvement évolutif quand il est animé par des êtres autonomes ou régressif quand il est animé par la seule singularité (53).

L'ethnométhodologie passe souvent pour un mode de transgression. Mais en même temps, elle prétend que la notion de transgression est parfaitement illusoire. En effet, pour parler de transgression, il faut supposer que les règles sont fixes. C'est à cette seule condition qu'il devient vraisemblable que quelqu'un puisse les enfreindre. Or, comme on l'a vu au second chapitre, la transgression ne peut être repérée en tant que telle que par les membres. Et c'est seulement la communauté qui déterminera s'il y a eu véritablement transgression ou simplement évolution de la règle.

52 : Hegel, La phénoménologie de l'esprit, chap. VI.

53 : une version abrégé de ce passage est parue dans L'Encyclopédie philosophique, PUF, 1990, dans notre article transgression.
 
 

Taxinomie

La taxinomie est d'abord l'arrangement d'un ensemble d'objets en diverses classes. Plus spécialement, la taxinomie permet la classification des êtres vivants.

Une telle classification n'est évidemment pas une activité innocente. L'organisation du vivant, et plus généralement du réel, selon un code, implique un découpage du monde, c'est-à-dire une weltanschauung. La taxinomie est une organisation du réel par un code. Cette organisation découpe les objets et les inclut dans des catégories.

L'activité de celui qui produit la classification, loin d'être neutre, objective, instaure la limite entre le pensable et l'impensable. La taxinomie définit donc les rapports de similitude entre des objets, mais aussi des rapports d'exclusion. La taxinomie se distingue donc de l'attribution d'un nom à un objet . elle ne produit pas d'expressions définies qui ne renvoient qu'à un seul objet sans lui donner nécessairement un cadre. Au contraire, la taxinomie est une organisation qui se surajoute au monde jusqu'à devenir une réalité à part entière.

La taxinomie (ou la systématique) pose le problème de l'introduction d'un ordre rationnel dans la diversité des formes du vivant. Linné, au XVIIIème siècle, propose un système de la nature dont la classification vise à reproduire l'ordre naturel des êtres. Mais pour dresser la carte du vivant, il ne suffit pas de le disséquer. Il est indispensable d'analyser l'organisme dans son ensemble. La catégorisation possible avec la matière inerte n'est pas acceptable avec le vivant qui exige la recherche de la similitude des fonctions derrière la diversité des formes.
 
 

Histoire naturelle

Cuvier et Geoffroy Saint Hilaire donnent les principes d'une telle classification qui devient dès lors scientifique. Trois principes généraux sont retenus : celui de la corrélation des formes, selon lequel à partir de certains caractères d'un être, on peut inférer l'existence d'autres caractères (par exemple, de la forme d'une dent, on peut inférer celle de la mâchoire ou des griffes) ; celui de la subordination des caractères, selon lequel il existe des caractères dominateurs qui en conditionnent d'autres (par exemple, le caractère canidé est conditionné par celui de carnivore alors que la réciproque n'est pas vraie) et enfin celui de l'unité de plan (dans l'état de vie les organes ne sont pas simplement rapprochés mais ils agissent les uns sur les autres et concourent tous à un but commun ... Il n'est aucune fonction qui n'ait besoin de l'aide et du concours de presque toutes les autres écrit Georges Cuvier (54).

Cette conception est révélatrice d'une taxinomie incarnant une hiérarchie immuable, constituée de types eux aussi immuables. Cuvier voyait ces types comme des réalités absolues. La ressemblance entre les organismes, éventuellement invisible aux yeux du profane, éclate aux yeux de l'esprit, comme l'appartenance d'une multiplicité d'objets à une même Idée platonicienne qui rassemble leurs points communs essentiels. La rigidité de cette taxinomie allait de pair avec la fixité des espèces. En même temps, Cuvier exhibait, à travers sa systématique, la discontinuité du vivant ainsi que des ruptures de structures qui cassaient l'ancienne continuité des êtres.

54 : Georges Cuvier, Leçons d'anatomie comparée, Paris, 2ème édition, 1835, t. I, p. 49
 
 

La taxinomie comme mode de représentation de la raison
 
 

Par l'intermédiaire de la taxinomie, la raison parvient à une représentation d'elle-même, elle entreprend de connaître la nature pour se reconnaître en elle. Cette démarche rationnelle crée des concepts alors qu'elle croit les découvrir. L'activité de l'esprit qui correspond à la taxinomie est analysée par Hegel (55) comme une introspection de l'esprit sur lui-même.

Croyant découvrir les lois de la nature, ce sont celles de l'esprit qui sont révélées dans le mouvement qui fait rentrer l'esprit dans les catégories de l'Etre. La taxinomie provient donc de l'activité de l'esprit, qui ne la subit pas mais la ramène à des facultés.

Une telle activité, bloquant le moteur d'élaboration du concept, fait échouer la taxinomie dans sa tentative de saisir l'essentiel du réel dont elle dénature le développement vivant. La nécessité à laquelle elle se réfère n'est qu'apparente. Les lois que découvre la taxinomie, le particulier qu'elle appréhende, sont fabriqués par l'observation. L'individu lui-même est pré-créé par l'entendement séparateur, mais il est vide dans la mesure où il est vidé de son activité.

La physiognomonie, fondée en 1775 par Lavater, et la phrénologie de Gall en 1808 supposent que l'individu n'est pas un sujet replié sur luimême mais qu'il est doublement déterminé, comme sujet et comme objet, à travers son corps. La raison, cherchant un rapport entre ces deux caractères, considère qu'ils constituent des signes, des symptômes d'une réalité spirituelle.

Un visage est un ensemble de signes, un discours. Il est l'expression naissante d'une nature spirituelle. Les traits sont caractéristiques en ce sens qu'ils permettent d'identifier sa réalité subjective. Ce sens est fixé, retenu sur les lignes du visage.

55 Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, chapitre V
 
 

Taxinomie de 1’humain

Il devient donc possible de se livrer à une taxinomie de l'humain : à travers la similitude des signes du corps, on établit la proximité des esprits. Hegel critique cette approche car l'intérieur n'est pas rendu visible par son action. En effet, les oeuvres, résultat des actions, peuvent, par le fait de l'individu même, être comme intérieur autre chose que ce qu'elles manifestent (56).

Pour Foucault (57), il y a une double articulation de la taxinomie. D'une part, elle distingue un objet, ou plutôt une classe d'objets des autres, mais en même temps, elle rassemble des objets dans une même classe, elle crée des similitudes. La similitude s'étend de l'objet au signe qui, à son tour, devient l'objet d'une possible taxinomie.

56 : Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier Montaigne 1977, t. I, chap, 5, p. 259.

57 : Cf. F, Jacob La Logique du vivant, Paris, 1970, et M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, 1966,
 
 

Appartenance et exclusion

Ce qui est ainsi appréhendé par la taxinomie relève de l'appartenance mais aussi de l'exclusion. L'ordre du découpage émane d'une vision du monde a priori et provoque en retour une modification. C'est pourquoi Michel Foucault voit dans la science générale de l'ordre un dédoublement entre mathesis et taxinomia, la première traitant des identités et des différences, la seconde traitant des signes et des similitudes. Entre l'espace du calcul et celui du tableau, s'étend celui de la genèse. C'est pourquoi, paradoxalement, la taxinomie de cuvier, malgré son fixisme, a permis de penser l'évolution (58).

L'ethnométhodologie reconnaît la parfaite adéquation de toute taxinomie ainsi que son caractère artificiel. I1 est tentant, et de nombreux exemples politiques l'ont malheureusement montré, d'opérer un classement du réel pour ensuite confondre ce classement avec le réel lui même. L'ethnométhodologie n'autorise pas la seule mention du réel d'une manière objective. Le réel n'est jamais vu autrement que par le truchement d'un membre. C'est pourquoi aucune description du réel n'est séparable de l'activité culturelle taxinomique qui la sous-tend. Dire cette pierre est blanche est une assertion susceptible d'être vraie ou fausse. Mais il est impossible de prouver cette vérité ou cette fausseté. En effet, pour qu'une preuve soit acceptable (nous le montrerons ultérieurement) il faut qu'elle intègre la culture de la personne qu'elle est censée convaincre, ou que cette personne accepte de devenir membre du village qui accepte une telle preuve comme valide.

Il est en revanche possible de vérifier un énoncé voisin : les membres de tel village, à tel moment, disent que cette pierre est blanche. Certes, il n'est plus alors possible d'affirmer si la pierre est ou n'est pas blanche. Mais c'est parce que le langage, contrairement à ce qu'on croit, n'est pas la reproduction du réel, ni même sa représentation. Il est davantage l'expression d'un rituel, d'une taxinomie dérivée d'une pratique culturelle.

58 : cf. notre article taxinomie, Encyclopédie philosophique, PUF, 1990.