II - PROBLEMES EPISTEMOLOGIQUES ET ETUDES DE TERRAIN

 

Les études de terrain sur lesquelles se focalisent les recherches du laboratoire concernent, on l'a dit : d'une part les univers de sectes en Occident au XXème siècle, c'est-à-dire de sectes contemporaines existantes dans notre société même ; et d'autre part des collationnements de mythes du futur : enquêtes mettant en cause des devins, astrologues, et diseuses de bonne aventure de toutes espèces, y compris les prévisionnistes officiels du monde très sérieux de la prospective ; et y compris aussi les prédictions apocalyptiques faites part un grand nombre de sectes, élément qui met en évidence la connexion étroite existante entre les différents objets sectaires et mythiques considérés.

 

Dans l'étude de ces objets, les axes de recherche du laboratoire se focalisent plus particulièrement encore sur tous les aspects de ceux-ci conduisant à une mise en cause de la stabilité sémantique du langage :

 

- mise en évidence de basculements de sens lorsque l'on passe de l'extérieur à l'intérieur d'un univers de secte.

- étude de ce basculement, lorsqu'il se produit par conversion ; circonstances qui accompagnent ou provoquent celle-ci.

- étude de la naissance de sectes (si l'on peut avoir la, chance d'en observer à l'état naissant) c'est-à-dire de l'irruption, parfois, dans un univers social donné, d'un sous-univers nouveau pouvant comporter des significations en basculement total.

- étude éventuelle de basculements de significations qui pourraient être préalables ou non à l'apparition de sectes, mais constituer des facteurs favorables à la naissance de celles-ci (de telles enquêtes conduisent à interroger, non pas des membres de sectes, mais le grand public). - étude de phénomènes de disparition totale du "sens" (glossolalie dans certaines sectes en tant que discours privé de référence " au sens commun " ; prophéties semblant incohérentes et dépourvues de toute "signification plausible"; qui se diffusent tout de même ; etc...)

 

La réflexion qui s'ouvre à propos de ces divers phénomènes conduit assez naturellement à mettre en cause l'existence même de notions universelles de référence pour les significations ; et la démarche épistémologique ainsi ouverte rejoint celle de R. Jaulin, dans sa contestation de l'emploi d'universaux en ethnologie.

 

 

A) Il entre dans l'objet et de l'ethnologie de réfléchir sur les notions de "basculement sémantique" et de "mise en cause des catégories sémantiques de l'observateur".

 

La question de la mise en cause dans le cadre d'une démarche cognitive donnée, des propres "catégories de l'entendement" qui servent de cadre à cette démarche cognitive elle-même, est une des plus difficiles questions que l'esprit humain puisse soulever : pour y répondre, il faut essayer d'imaginer des moyens de raisonner sans cadre de raison ; ce qui introduit dès l'abord une contradiction de taille.

 

Il est entré traditionnellement dans l'objet de la philosophie, et elle seule, de poser de front une telle question, en assumant toutes les implications de celle-ci, et de dresser, de siècle en siècle, un catalogue des réponses permettant de traiter ou d'éluder cette interrogation fondamentale. Parmi certaines approches philosophiques souvent citées, il en est qui ne sont pas sans rapport avec l'ethnologie des religions, soit qu'elles fassent appel (Descartes, Pascal) à des concepts de foi religieuse pour éluder le cercle vicieux d'une démarche cognitive qui affirmerait sa propre folie ; soit qu'elles conduisent le philosophe à étudier "ce qu'on appelle la folie" in situ chez "ceux que l'on appelle les fous", comme le fait par exemple Michel Foucault (ce qui est une procédure quasi ethnologique)..

 

En des modes différents de celui de la philosophie, la plupart des disciplines scientifiques ont elles aussi coutume de conduire une réflexion épistémologique par laquelle leur démarche cognitive met en cause ses propres procédures de connaissance : la différence principale tenant au fait que ces disciplines ne mettent alors en cause qu'une part de leurs postulats, et en préservent soigneusement une autre part, de manière à éviter la contradiction d'une connaissance qui nierait complètement ses propres principes.

 

 

B) Sur le rôle central de la querelle des universaux en ethnologie, et sur la contribution essentielle apportée à ce problème par Robert Jaulin.

 

On sait qu'on 2Oième siècle, l'anthropologie a voulu se scinder en deux branches distinctes : la sociologie, supposée se consacrer aux sociétés dites évoluées, et l’ethnologie supposée étudier les sociétés dites "primitives" ; et que C. Levi Strauss par exemple a tenté de justifier cette distinction sur la base d'une certaine différence entre "sociétés chaudes"' et "sociétés froides". Parmi les grandes tendances de l'ethnologie, le fonctionnalisme étudie les phénomènes culturels à partir des besoins sociaux (auxquels Malinowski accorde un certain a priori d'universalité) ; le structuralisme voit dans l'organisation sociale les reflets de certaines structures inconscientes de la pensée (que C. Levi Strauss suppose constituer un système universel). N'est-il pas en effet dans la vocation de toute science d'essayer d'expliquer le singulier pur l'universel ?

 

Dans la vocation de toute science, peut-être,    sauf l'ethnologie, répond en substance Robert Jaulin, dont la critique aiguë prend pour cible la notion même d'universel en ethnologie. I1 n'est pas vrai, dit en substance cet auteur, qu'un ethnologue puisse prétendre se situer hors de l'espace et du temps : on est toujours "de quelque part" ; la prétention à l'universel dissimule une affirmation "terroriste",    celle de la prééminence de la culture de l'ethnologue sur celle du groupe humain étudié. Une culture étrangère, c'est notamment aussi une démarche cognitive étrangère, ce sont des catégories de l'entendement étrangères à celles de l'ethnologue ;  rien ne prouve que celles-ci puissent convenablement être appréhendées par le système cognitif de l'ethnologue.

 

 

C) Sur les modalités diverses que l'on est conduit à proposer pour les taches de description ethnologique, lorsqu'on pose en principe que les universaux n'existent pas en ethnologie.

 

S'il existait des concepts de description universels, on pourrait imaginer de donner, d'un groupe ethnique X, une description absolue :

 

D(x) description absolue du groupe ethnique x

 

Faute de tels concepts, il ne pourra y avoir de description que relative à un système catégoriel, celui d'un groupe qui est soit le groupe x faisant l'objet de la description, soit un  autre groupe.

 

Dx (x)  description du  groupe ethnique x relativement aux propres catégories cognitives de ce groupe.

 

Dy (x)  description du groupe ethnique x relativement aux catégories cognitives du groupe y,   auquel appartient l'ethnologue.

 

Dz (x)  description du  groupe ethnique x relativement aux catégories cognitives du groupe z,  auquel appartient un autre ethnologue. .

 

Robert Jaulin attire l'attention sur la supériorité vraisemblable de principe de la description Dx (x) d'un groupe ethnique relativement à ses propres catégories. Les représentations Dy (x) et Dz (x) ne sont la plupart du temps que des appauvrissements, à travers des catégories descriptives mal adaptées. Malheureusement, pour beaucoup de groupes ethniques :

 

- il n'existe pas d'ethnologue appartenant au groupe et capable de rédiger une description Dx (x) ; ni même, dans le groupe, de finalité pouvant inciter à un travail de ce genre (comme nous le fait malicieusement remarquer André Marcel d'Ans).

 

- en existerait-il que, de toute manière, nous même qui appartenons à une autre civilisation Y, ne pourrions pas comprendre la description Dx (x) ; car seules les descriptions du type Dy de quelque chose nous sont accessibles.

 

Ce que propose Robert Jaulin, c'est que l'ethnologue aille vivre chez l'indien et apprenne les catégories de pensée de celui-ci (ce nui suppose un basculement sémantique considérable) de manière à faire, pour lui-même, une description de type Dx (x). Suite à quoi l'ethnologue retournera chez lui et fera un récit du type :

 

Dy Dx  (x) description en mode occidental y de ce que l'ethnologue se souvient avoir pensé et vécu lorsqu'il étudiait l'indien en se plaçant dans le système catégoriel même de l'indien.

 

Selon Robert Jauin, de telles descriptions de type Dy Dx (x) constituent le champ privilégié de l'ethnologie, celui où cette discipline manifeste vraiment l'autonomie de ses méthodes. En effet, l'ethnologue et lui seul est capable de basculements cognitifs de type Dy Dx ; lui seul est capable de penser avec deux systèmes de pensée.

 

Par contre, l'historien, le sociologue, le géographe, lorsqu'ils parleront de l'indien, seront capables de faire seulement des descriptions de type Dy (x). Ils seront enfermés dans leur système de pensée Dy.

 

 

D) Sur l'emploi par l'ethnologue d'un mode de discours excluant les universaux ; et sur l'apport de R. Jaulin en la matière.

 

Il est facile de dire que l'on conteste en principe l'existence des universaux ; mais beaucoup moins commode de tirer réellement les conséquences d'une telle attitude philosophique.

 

En particulier le mode de d'énonciation normal des langues occidentales se situe directement dans l'universel. Pour relativiser toutes les notions à des observateurs variés, il faudrait se livrer à une gymnastique verbale inextricable.

 

Il faudra donc :

 

- soit renoncer à se servir du langage.

- soit s'en servir avec l'affirmation, explicite ou implicite, préalable que les "universaux" sont relatifs au groupe dont relève le sujet.

- mais comme on ne sait pas bien de quel groupe relève le sujet parlant (dire qu'il est simplement un blanc occidental est une approximation tout de même un peu vaste), le plus sûr est de poser en principe que les "universaux" qu'il emploie sont relatifs à lui-même.

 

Finalement l'alternative ouverte est seulement : ou bien de se taire, ou bien de parler en son nom propre. Il n'y a pas d'autre discours que subjectif. Cela peut être certes sous-entendu ; mais il est plus honnête de le marquer en s'exprimant toujours totalement à la première personne du singulier.

 

Dans  "Notes d'ailleurs", Robert Jaulin use d'un procédé complémentaire   : il mélange au récit Dy Dx (x) de son voyage un certain  nombre de détails personnels   (la préface qu'il a omis de rédiger pour son éditeur ; le dernier week-end passé dans la Creuse avec ses enfants etc...). Cela semble inhabituel dans un ouvrage scientifique ; mais cela introduit en fait davantage de rigueur.

 

 

E) Sur la manière dont l'appartenance à un groupe infléchit les significations.

 

L'hypothèse de R. Jaulin est que toute signification met en cause le contexte du groupe dans sa totalité.

Autrement dit on doit se garder de croire que les circonstances humbles de la vie quotidienne n'influent pas sur les significations des mots importants. La plupart du temps au contraire, ces circonstances humbles influent beaucoup. Le genre de chose que l'on mange, le genre d'endroits où l'on habite, les activités que l'on a eu la semaine précédente, tout cela infléchit insidieusement les significations.

 

 

F) En conséquence si l'on veut essayer d'assimiler les modes de pensée et de description Dx d'un groupe, il faut se rendre sur place et participer à la vie de ce groupe dans tous ses détails.

 

C'est le rôle de l'étude de terrain.

Bien entendu, cela ne suffit pas forcément,: si l'on habite auprès d'un groupe en se cramponnant à son système catégoriel d'origine, on ne parviendra pas à pénétrer les significations du groupe ; et c'est pire encore si l'on se rend auprès d'un groupe dans une intention missionnaire, dans l'intention d'essayer de lui faire abandonner ses propres significations. Et, par exemple, l'attitude classique du missionnaire catholique matérialise l'antithèse de celle que doit avoir l'ethnologue. D'où l'intérêt attaché notamment dans "La paix blanche" à décrire l'influence de diverses missions religieuses sur les indiens.

 

 

G) D'autres auteurs que Robert Jaulin ont réfléchi sur les problèmes de contacts entre cultures ; mais seul R. Jaulin, partant de cette réflexion, est allé jusqu'à mettre en cause explicitement la notion même d'universel.

 

Il y a eu sans aucun doute des auteurs, encore que peu nombreux hors du groupe de Paris Jussieu, pour aborder la question de pénétration de la "semantique Dx". Kroeber parle de "holistic contact" et souhaite que l'ethnologue "se mette à l'intérieur" de la culture étudiée. Kenneth Pike distingue des niveaux de contact sémantique de type "emic" ou "etic". Carlos Castagneda estime que, pour pouvoir décrire un sorcier mexicain, il faut tenter d'accomplir aussi cette fonction soi-même.

 

Au niveau de la réflexion que l'on peut conduire sur les échanges entre groupes culturels et non plus seulement entre individus, des auteurs tels que Jean Herskovits ont attiré l'attention sur la réciprocité de ces emprunts ; ou comme Claude Lévi-Strauss, sur les traumatismes qui peuvent en être la conséquence ; comme Georges Balandier, sur l'ambiguïté de la notion d'acculturation.

 

Mais seul R. Jaulin, suivi en cela par le groupe de Paris-Jussieu, a mis en évidence le fait que cette problématique de rencontre entre cultures pouvait conduire à mettre en cause la notion même d'universel.

 

 

H) Dans le cas où le terrain étudié est une secte en Occident au XXème siècle, il y a proximité particulièrement grande entre le système Dx des significations de la secte et le système Dy des significations de l'ethnologue ; cela introduit un risque de perturbation particulier, En outre, le système Dx s'efforce de conquérir l'ethnologue comme s'il était lui-même "un terrain", et non pas "sur un terrain" ; Sherril Mulhern a décrit particulièrement cette situation.

 

On a vu que l'activité assignable à l'ethnologue est une description de type Dy Dx (x) ; ce qui implique des basculements sémantiques de Dy à Dx et retour.

Dans la mesure où les systèmes catégoriels Dy et Dx sont proches, il peut y avoir altération insidieuse de Dy par Dx, du fait de la ressemblance, et sans que l'ethnologue s'en rende vraiment compte.

Un cas limite est celui de la conversion de l'ethnologue ; Dy s'aligne sur Dx. L'ethnologue ne retournera pas dans son système de significations d'origine.

Dans "l'alternative fonctionnelle de la révolution" et plusieurs autres textes, Sherril Mulhern montre que l'agressivité missionnaire d'une secte choisie comme terrain est incomparablement plus grande que celle déployée usuellement par des groupes indiens (en l'esprit desquels est absente la finalité de propager leur culture en tant qu'universel), La situation de l'ethnologue dans une secte est de ce fait particulière : il n'est pas seulement chasseur mais gibier ; il n'est pas seulement "sur le terrain", il est aussi lui même "un terrain" ; c'est dans son esprit même pris pour champ de bataille que s'affrontent les deux terrorismes de Dy (universalisme de la science occidentale) et de Dx (universalisme des prétentions messianiques de la secte).

 

 

I,J,K,) Robert Jaulin, à qui nous avons communiqué le texte qui précède, nous donne un commentaire au sujet des opérations Dy (x) et Dy Dx (x) ; dissymétrie possible entre les prétentions éventuellement universelles de Dy et les prétentions éventuellement locales de Dx ; danger de destruction du sens local par Dy ; vacuité des significations universelles, au regard des significations locales.

 

Robert Jaulin a bien voulu nous donner un commentaire sur le texte qui précède, commentaire que nous reproduisons ici en substance, et qui tend à souligner qu'une large dissymétrie peut exister entre les modes de description Dy et Dx, dans la mesure ou Dy est le plus souvent un système de catégories à prétentions universelles, alors que Dx est le plus souvent un système à prétentions locales seulement.

 

Robert Jaulin nous fait, à ce sujet, remarquer que plus cette dissymétrie sera grande, et moins il pourra y avoir passage facile du système à prétentions seulement locales Dx vers le système à prétentions universel Dy ; et qu'à la limite, il n’y aura pas traduction mais destruction du sens local ; que le reproche grave qui est à formuler vis à vis des systèmes de catégorie à prétentions universelles, c'est précisément le fait de la destruction par eux des multiples sens locaux.

 

Toujours à propos de notre texte, Robert Jaulin souligne que la prétention à l'universel est une caractéristique commune à la fois : à la plupart des groupes religieux, à la plupart des sectes ; et à la plupart des univers catégoriels de sciences qui se veulent sciences constituées. Le plus souvent toutefois, il intervient une différence de modalités, et l'on se trouve en présence d'une certaine science qui semble à première vue se vouloir éclectique, et qui conçoit son univers catégoriel Dy comme étant une réunion imaginaire de tous les Dx et comme une sorte de compromis moyen conciliant tous les Dx ; autrement dit, une certaine science entretient le fantasme de pouvoir collectionner un grand nombre de significations locales de type Dx, et de pouvoir en extraire une sorte de quintessence catégorielle, laquelle serait supposée parvenir, pour ce qui la concerne, à accéder à l'universalité. Or, même conçu de cette manière à première vue éclectique, un système Dy à prétentions universelles reste destructeur des significations locales. Certes, un tel système peut sembler à première vue plus conciliateur et moins destructeur qu'un message par exemple de religion révélée, lequel appliquerait sur les vécus locaux Dx son discours rédempteur universel totalement arbitraire Dy, discours rédempteur dont on ne voit pas pourquoi il aurait la moindre chance d'être compatible avec les significations locales. Et certes, il est vrai que les univers catégoriels scientifiques semblent se calquer davantage sur l'expérience locale que les univers catégoriels religieux. Mais cette vertu même à une contre partie pernicieuse, qui est de rendre davantage plausible et désirable l'adhésion à de tels systèmes catégoriels universels, déguisant le fait qu'il s'agit tout de même de systèmes universels, donc destructeurs des significations locales, et du reste essentiellement vides.

 

En effet, aux significations de tels systèmes universels (et cela ni plus ni moins qu'à celles de tout système à prétentions universelles) il manque, dit en substance Robert Jaulin, cette plénitude et cette densité que seul le plan local peut apporter au niveau des signifiés ; plénitude et densité liées par exemple à l'existence d'une certaine complicité humaine (qui est locale et concrète) ainsi qu'à un vécu (qui est lui aussi local et concret). L'universel se coule très difficilement dans le moule d'un univers de significations de quotidienneté. Saisir le sens local c'est d'abord, dit Robert Jaulin, saisir le vécu en tant que lieu du sens.