1965-1987: la rumeur surmonte la réalité.
Une
autre raison encore de considérer que la théorie de Shibutani
interpelle de façon particulièrement aiguë l'événement Tchernobyl et
les jugements que cet événement peut nous conduire à porter sur nos
processus décisionnels collectifs, tient à la parenté étrange que la
définition de Shibutani introduit entre la rumeur d'une part et la
notion de savoir pur et simple, d'autre part. Car, lorsqu'un événement
se produit, et lorsque des experts scientifiques se rassemblent pour
l'interpréter, y a-t-il autre chose qu'une « mise en commun des
ressources intellectuelles d'un groupe pour parvenir à une
interprétation satisfaisante de l'événement » ?
D'un seul coup,
cette parenté de définition nous renvoie d'un débat sur les rumeurs à
un débat sur le savoir qui en augmente immensément soudain la
profondeur.
Peut-on reprocher aux médias de n'avoir dans
l'affaire Tchernobyl pas bien accompli leur tâche ? Point du tout. Bien
au contraire, les plus grands efforts d'excellence ont été, en cette
occasion, déployés. S'agissant d'un débat capital, les meilleurs
présentateurs de télévision, les meilleurs reporters de presse se sont
mobilisés. Tout a fonctionné au mieux dans le plus grand souci d'une
recherche aiguë de la vérité. Et, pourtant, le résultat en a été
l'extraordinaire désinformation que l'on sait, si bien qu'un examen
rétrospectif critique de ce processus ne peut que soulever un doute
fondamental. Quelles garanties, quels espoirs peuvent être finalement
les nôtres, face au désir que nous avons d'être en toutes
circonstances, bien informés ?
Il y a certainement quelque chose
de fascinant dans l'apparition de ce doute de rumeur qui peut surgir de
manière très insolite au détour d'un processus informationnel à
première vue très ordinaire ; et cette irruption même de doute dans des
univers familiers contribue pour une large part à faire des rumeurs un
objet particulièrement intéressant à étudier.
Mais là encore,
l'interprétation de Shibutani nous éloigne au maximum de la tentation
que nous pourrions avoir d'analyser l'insolite des rumeurs en terme
d'insolite, la marginalité habituelle de leur message en marginalité.
Car on va encore plus loin que précédemment dans l'affirmation de la
normalité, en disant que le fait de générer ou de propager des rumeurs
n'est pas en soi un comportement nécessairement erroné. Non seulement
donc, il n'y a pas vraiment anormalité dans les circonstances initiales
du processus ; non seulement il n'y a pas anormalité dans les finalités
des acteurs du système; mais il n'y a même pas erreur comportementale.
Ce sont ni plus, ni moins les mêmes comportements qui, dans certains
cas, permettent aux gens de s'informer et d'informer les autres ; et
qui dans d'autres cas (sans que l'on puisse réellement en faire
reproche puisqu'il s'agit des mêmes comportements) conduisent à des
avalanches de fausses nouvelles et de rumeurs.
Poussée jusqu'à
un tel niveau, la démarginalisation des rumeurs comporte évidemment des
conséquences. Elle déplace terriblement les enjeux qui paraissaient
initialement être impliqués dans le débat ; faisant évoluer ce dernier
vers une possible mise en cause de la notion même de savoir et des
processus qui, dans nos sociétés modernes garantissent la bonne
élaboration de l'information et du savoir. Si ces processus sont
susceptibles d'engendrer des effets pervers sans qu'il y ait réellement
malfaçon au niveau de leur mise en oeuvre, jusqu'à quel point est-il
raisonnable de tabler sur leur fiabilité ?
Ne pourrait-on point
imaginer en particulier que des pans entiers de ce que nous considérons
aujourd'hui de bonne foi comme étant du savoir, soient bel et bien
seulement des « rumeurs consolidées » auxquelles une partie conférée
par d'immensément longues chaînes de répétitions successives finirait
par donner, fallacieusement, l'apparence de données réellement prouvées
?
Il est intéressant de noter que l'article de T. Shibutani dont
nous venons de faire un particulièrement grand usage comme terme de
référence sur la question des rumeurs, et qui s'intitulait lmprovised
News : A sociological study of rumor, avait été publié aux Etats-Unis
en 1966. Or, en cette même période, un autre sociologue nommé Harold
Garfinkel était en train de mettre la dernière main au manuscrit d'un
ouvrage à paraître l'année suivante, en 1967, et qui allait jouer le
rôle d'une bombe en matière d'épistémologie dans les sciences sociales
: « Studies in ethnomethodology », ouvrage fondateur dans une
discipline qui proposait une réinterprétation complète de la notion de
savoir en sociologie.
Il y avait donc de manière très claire, et
dès cette époque au niveau de la sociologie avancée une convergence de
travaux et de préoccupations qui allaient dans le sens d'une mise en
doute globale des idées habituellement reçues, concernant la
crédibilité que les sociétés occidentales contemporaines estiment
devoir accorder à leurs processus cognitifs collectifs. Dans le cas de
Shibutani, auteur qui n'était pas appelé à faire largement école, comme
dans celui de Garfinkel dont les écrits devaient influencer très
profondément la sociologie de son époque, un facteur clé était mis en
avant : l'activité de création pure d'informations que développent
constamment tous ,les groupes sociaux « de complots » qui sont
aujourd'hui connus, en dissimulent cette activité derrière une
apparente fonction/ d'interprétation du film quotidien des événements
auquel se trouve confronté chaque groupe ainsi considéré.
Lorsque
l'on découvre l'importance, l'ampleur et l'échelle de cette activité
commune de création pure d'informations, on ne peut manquer de
s'interroger sur les conséquences d'un tel état de choses en termes de
fragilité du savoir. Dans son ouvrage Rumeurs, le plus vieux média du
monde Jean-Noël Kapferer (1987) écrit :
Or, que constatons-nous
? Des informations totalement infondées peuvent traverser la société
aussi facilement que des informations fondées et déclencher les mêmes
effets mobilisateurs. Les brefs moments de lucidité que procure l'étude
des rumeurs débouchent sur le constat de la fragilité du savoir.
Peut-être une grande partie de nos connaissances n'ont-elles aucun
fondement, sans que nous en ayons conscience.
Mais le débat doit
évidemment aller plus loin ; on ne peut le circonscrire à une simple
problématique de protection du savoir contre d'éventuelles irruptions
d'informations fausses. Car en son arrière-plan, on ne peut manquer de
voir se profiler une autre question, qui est celle des motifs de la
croyance. Pourquoi ajoutons-nous foi aux informations apportées par les
rumeurs ? Pourquoi croyons-nous ce que nous croyons ? J.N. Kapferer
(1987) écrit à ce sujet : « Sur un plan épistémologique, l'étude des
rumeurs jette une lumière acide sur une question fondamentale :
pourquoi croyons-nous ce que nous croyons ? En effet, nous vivons tous
avec un bagage d'idées, d'opinions, d'images et de croyances sur le
monde qui nous entoure. Or, celles-ci ont souvent été acquises par le
bouche-à-oreille, par ouï-dire. Nous n'avons pas conscience de ce
processus d'acquisition : il est lent, occasionnel et imperceptible. La
rumeur fournit une occasion extraordinaire : elle recrée ce processus
lent et invisible, mais de façon accélérée. Il devient enfin observable.
Et ce propos nous renvoie à une autre vaste question encore qui est celle de la distinction à établir entre savoir et idéologie.
Précisons
ici que même au niveau concret du savoir nucléaire pris comme exemple,
ce n'est pas d'une discussion simpliste et caricaturale qu'il s'agit
mais d'une question de fond. Il ne s'agit pas du tout de dire que le
système soviétique et l'idéologie marxiste officiellement en vigueur en
URSS n'étaient à même de produire que des réacteurs instables de type
RBMK (dont un exemplaire a brûlé à Tchernobyl), que le système
politicoéconomique et culturel en vigueur en France a imposé
finalement que l'on fabrique dans ce pays des réacteurs extrêmement
sûrs de type PWR, tels que ceux que construit EDF, même si c'est sans
doute vrai. Il s'agit de savoir, bien plus généralement, jusqu'à quel
point des savoirs généralement considérés comme relevant du domaine «
de la physique », que nous considérons comme solidement ancrés dans
l'expérience, ainsi que toutes sortes d'autres savoirs comportementaux
que nous considérons comme « fiables », ne seraient pas néanmoins
entachés de contenus nettement moins stabilisés que nous l'imaginons,
au moins implicitement, lorsque nous faisons appel à eux. Les «
complots » sous-jacents à cet état de fait pourraient être notamment
des complots d'Etats-nations entiers, présentant une certaine
homogénéité culturelle.
A la
notion pure et simple de « savoir » l'ethnométhodologie substitue celle
d'« ethnosavoir ».
Rétablissement de la notion d'écart entre savoir et rumeur.
Etant
désormais acquis que ce que l'on prend usuellement pour du savoir (i.e.
pour une base de certitude universellement fondée) n'est jamais à
l'abri du soupçon d'inclure en soi des mélanges de savoir et
d'idéologies ; étant établi en outre que chaque fois que des soupçons
de déviation de ce genre ont été historiquement formulés à l'égard d'un
quelconque corpus de savoir, ces soupçons se sont trouvés fondés ;
faut-il se laisser aller complètement au relativisme des complots ?
Faut-il considérer comme perdue d'avance toute bataille visant à
l'élaboration sérieuse d'un savoir exempt d'idéologie ?
Faut-il
renoncer à savoir?
Le problème ainsi posé n'est bien entendu pas
nouveau. Au XVIIe siècle déjà Pascal d'une certaine manière
l'affrontait, en proposant un acte d'espoir et de foi qui était en même
temps un pari. Acte d'espoir encore que l'entreprise encyclopédiste de
d'Alembert et Diderot, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Acte de
foi, que la publication en 1795 par Condorcet d'une « Esquisse d'un
tableau historique des progrès de l'esprit humain ». Acte d'espoir et
de foi encore, que la formulation par Auguste Comte en début du XIXe
siècle, de sa fameuse « loi des trois états » qui affirme que « la
pensée », au cours des âges, après être passée par une phase
théologique, puis par une phase métaphysique, parviendra un jour à
atteindre un statut de science véritable qui sera « positiviste ».
Position éthique d'espoir et de foi que celle, plus tard encore, de l'école marxiste dans la première moitié du XXe siècle.
Certes les enseignements de Marx et Engels avaient conduit à découvrir
que la mise à l'écart de la religion n'avait pas suffi à réaliser les
espoirs d'Auguste Comte. On avait cru sortir de l'âge théologique pour
entrer dans celui de la science ; et on découvrait avec amertume que la
disparition du « théologique » proprement religieux n'avait pas du tout
suffi à éliminer « l'idéologie ». Mais de grands espoirs subsistaient
(croyait-on) de pouvoir remédier à cette situation ; et l'on sait
comment se sont alors multipliés, dans les travaux de l'école marxiste,
de vastes florilèges d'écrits normatifs proposant mille moyens de
restituer le savoir en donnant la chasse aux idéologies bourgeoises.
Prise
de position d'espoir et de foi encore que celle de Durkheim à travers
sa conviction qu'un affinement progressif de savoir pourrait être le
résultat d'une politique résolue de partage international de ce savoir,
qui aurait pour effet d'en accroître l'universalité en élargissant
l'étendue de sa validité collective.
Prises de position d'espoir
et de foi encore qu'un certain nombre de travaux épistémologiques à
tendance axiomatique accomplis dans la première et la seconde moitié du
XXe siècle. On avait cru en effet, à propos des axiomes qui fondent nos
sciences, que des remises en question répétées de ces propositions
pourraient conduire à en affiner beaucoup la formulation. On avait cru
que ces axiomes, une fois convenablement remodelés, pourraient devenir
en quelque sorte comparable à des « matériaux de savoir pur » ; et qu'à partir de telles composantes, on
pourrait (par leur assemblage un grand nombre de fois répété)
constituer d'immenses édifices précisément de « savoir pur ».
Mais
on a vu pourtant, de décennie en décennie, l'espoir devenir constamment
plus difficile ; et on sait que plus que toutes autres, les théories
sociologiques les plus avancées semblent contribuer aujourd'hui à en
saper les bases, puisqu'elles donnent à penser que jamais le savoir ne
pourra être complètement séparé de l'idéologie, c'est-à-dire des «
rumeurs ».
Or, face à une problématique de ce genre, qui est
celle de la recherche indéfinie d'un affinement jamais complètement
réalisé, en direction d'un « matériau pur » dont on découvre chaque
fois ensuite qu'il n'est pas vraiment pur, il faut bien voir que
plusieurs sortes de stratégies, et non une seule comme on le croit
d'habitude, sont envisageables :
L'une bien sûr consiste à
continuer à progresser dans la même direction, en essayant de séparer
le savoir de l'idéologie, avec les désillusions que l'on sait : le
simple fait que des hommes et des groupes humains manipulent du savoir
perturbe celui-ci en y remélangeant de l'idéologie ; le processus
d'affinement et de mélange semblant alors susceptible de se poursuivre
sans fin.
Une autre stratégie est celle de l'ignorance
volontaire. Faute de pouvoir résoudre le problème, on cesse de s'en
préoccuper et l'on prend le parti de considérer les corpus de
connaissance produits par notre société comme des « savoirs purs »
absolus ; mais il s'avère rapidement qu'une telle stratégie est
intenable, car les savoirs partiels que notre société produit sont
contradictoires les uns avec les autres.
Une troisième stratégie
pourtant est envisageable aussi, bien différente des précédentes, qui
est celle par laquelle, à la notion pure et simple de savoir, on
substitue celle d'ethnosavoir ; en acceptant d'avance de devoir
manipuler des objets qui seront des mélanges de savoir et d'idéologie
de complot ; décidant d'en tirer en termes opératoires les
conséquences, et de ne retenir parmi ces conséquences, que celles dont
la considération permet de gérer convenablement la situation.
Cette
troisième stratégie est celle proposée par l'ethnométhodologie. Elle
apporte un remarquable renversement de tous les points de vue
antérieurs, concernant le problème de la séparation du savoir et de
l'idéologie.
Réexaminant les écrits de théoriciens optimistes
des siècles antérieurs (d'Alembert, Diderot, Condorcet, Comte, etc.),
l'ethnométhodologie fait observer que l'optimisme précisément de
l'époque, les a conduit à admettre et accepter que la recherche
épistémologique se focalise sur des objectifs qui ne correspondaient
pas véritablement à des besoins. Il n'est pas vrai en effet que notre
civilisation tant du XVIIIe, que du XIXe aussi, que du XXe, ait pu
avoir vraiment besoin d'un savoir universel ; pas plus que nous-mêmes
aujourd'hui n'avons vraiment besoin d'un savoir universellement fondé
in abstracto.
Certes dans la mesure où l'on s'imaginait alors
qu'un savoir universel était immédiatement à portée des efforts des
penseurs de l'époque, il était très naturel de vouloir mettre la main
dessus. Aujourd'hui encore il serait agréable pour l'esprit de pouvoir
croire que les mathématiques enseignées dans les écoles sont les mêmes
que celles simultanément dispensées, dans de très lointaines galaxies,
à des enfants qui ressembleraient à des martiens jaunes par des
professeurs qui n'auraient qu'un oeil au milieu du front. Mais à quoi
nous servirait finalement cette satisfaction, d'une table de
multiplication et d'une table d'addition partagées en une sorte de
supposée communion mystique, avec toutes sortes d'extra-terrestres qui
de façon certaine, ne communiquent jamais avec nous ? Et quelle
importance donc a contrario, et à partir de là quel inconvénient, si en
réalité leur table de multiplication était différente ?
« Le
savoir dont une société a besoin pour elle-même » n'est rien d'autre
que « le savoir dont cette société a besoin pour elle-même ». Vraie en
général, cette affirmation est vraie en particulier dans le cas du
nucléaire : certains peuples peuvent juger qu'ils en ont besoin ou
peur, d'autres pas.
Bien que ce principe ressemble exactement à
une tautologie, il a fallu plusieurs siècles de recherche sociologique,
d'Auguste Comte à Garfinkel, pour que l'on veuille bien le redécouvrir.
Le « savoir en soi » n'est qu'une utopie. Les seuls objets que nous
soyons amenés à manipuler sont des « ethnosavoirs » de complots,
d'entreprises, etc., qui entretiennent des relations les uns avec les
autres, ce qui les conduit à prendre acte de l'existence de différences
de formulation entre les uns et les autres ; et à entreprendre des
tentatives mutuelles d'annexion d'un ethnosavoir par un autre.
Lors
d'une telle annexion, bien souvent, l'ethnosavoir placé en position
dominante séparera dans l'ethnosavoir dominé, une fraction compatible
et une fraction non compatible. La première apparaîtra comme
confortative du savoir dominant dans son illusion d'être un « savoir
pur » et la seconde sera déclarée superstition et tenue pour croyance
fallacieuse.
Si deux ethnosavoirs communiquent sur un pied
d'égalité, la fraction compatible commune sera déclarée « savoir pur »
; les fractions non compatibles seront déclarées idéologies ; et l'on
s'efforcera de passer des accords de respect mutuel d'une idéologie par
une autre.
Est-ce à dire qu'en renonçant à son ambition
d'universalité, le savoir soit appelé à perdre sa meilleure base de
réalité ? Nullement. C'est bien au contraire par la renonciation à son
ambition démesurée d'universalité que le savoir peut améliorer au
maximum son assise expérimentale véritable et son ancrage dans la
réalité du groupe qui le porte.
Dire en effet que l'arithmétique
du 2 + 2 = 4 doit être supposée vérifiable par des nains verts habitant
la constellation de Regulus n'accroît aucunement la base expérimentale
de validité de l'arithmétique en question ; puisque nous ne pouvons
justement pas faire l'expérience d'aller voir si en de tels lieux, on
utilise cette arithmétique là en en tirant des satisfactions. Certaines
prétentions excessives d'universalité des lois scientifiques doivent
donc être démasquées et dénoncées. Elles n'améliorent pas la référence
au réel ; elles ne font qu'y ajouter l'illusion de se trouver soi-même
au centre du savoir, selon un genre de travers vigoureusement dénoncé
depuis plusieurs décennies par l'ethnologie : le travers de
l'ethnocentrisme. En tentant d'imposer parfois comme universellement
admis leur propre ethnosavoir, certaines bureaucraties politiques ou
médiatiques tombent dans ce travers de l'ethnocentrisme « missionnaire
».
Les « ethnosavoirs » s'élaborent par la voie
des négociations et des compromis que les groupes culturels de «
complots » divers nouent en dialoguant à la fois avec eux-mêmes et avec
le monde des objets et des animaux.
Notre
civilisation occidentale a pris pour principe d'admettre,
implicitement au moins, que des personnes peuvent ouvrir dialogue
seulement avec des personnes ; mais non point avec des animaux ou avec
des choses. Mais les comportements d'enfants très jeunes, qui ignorent
tout de cette conversation, donnent maintes et maintes occasions d'en
redécouvrir le caractère artificiel. Tel très jeune enfant, approchant
sa main d'un objet brûlant (par exemple un appareil de chauffage)
interprétera le stimulus de douleur comme un message-réponse de l'objet
qu'il a essayé d'approcher; réponse perçue comme désagréable : d'où un
réflexe de frapper l'objet avec la main à nouveau et de se brûler
encore ; puis de frapper encore comme s'il s'agissait d'une personne à
qui l'on ne voulait pas laisser en un tel affrontement le dernier mot.
La
plupart d'entre nous ont perdu le souvenir de ces dialogues suivis de
négociations et de compromis, avec les objets que notre culture place
autour de nous comme éléments de nos environnements familiers. Ces
objets n'ont la plupart du temps rien de naturel : qu'il s'agisse
d'appareils de chauffage, de systèmes d'éclairage, d'immeubles
d'habitation, de moyens de locomotion, de centrales nucléaires, une
longue élaboration a conduit à les concevoir puis à les construire, en
tenant compte du genre de « dialogue d'usage », justement, que ces
objets pourraient entretenir avec les individus de la culture et du
groupe, de la tribu où l'on utilise ces objets.
On a donc pas
lieu d'interpréter la notion d'ethnosavoir comme étant une réduction
amoindrie de la notion de savoir. Proposer de remplacer savoir par
ethnosavoir n'implique nulle volonté de démission au niveau de la
recherche d'une bonne adéquation du savoir avec la réalité ; étant
clair : — d'une part certes que l'existence de la réalité des objets
matériels qui nous environnent n'a pas à être niée par une
épistémologie résolument fondée (comme c'est le cas de
l'ethnométhodologie) sur l'observation du quotidien ;
mais que
la réalité n'a pas à être mystiquement et fallacieusement non plus
identifiée avec l'ethnosavoir lui-même. Un savoir n'est jamais qu'une
réduction, un résumé de la réalité. Un savoir tient en très peu de mots
par comparaison à ce dont il parle. Un livre scientifique contient
beaucoup moins de bits d'informations qu'une cassette télévisée donnant
des images de ce dont il traite et de telles images ne sont pourtant
qu'un seul plan de vision (seul parmi bien d'autres possibles)
fortuitement découpé dans la réalité en question. Il y a donc
a
fortiori une totale situation d'infinitude du réel, au regard de la
description qui en est donnée par un savoir verbalisé quel qu'il soit.
Si
bien que par sa fonction de « réduction du réel, à l'usage des
personnes d'une culture », le savoir apparaît finalement comme
l'expression d'un équilibre de négociation, arbitrant des
quasi-infinités de dialogues entre personnes et objets, personnes et
personnes, objets et objets ; négociations donc, dont ce qu'on appelle
« la Nature » n'est nullement absente.
Le savoir est construit;
la société le créé, en dialoguant certes avec le réel, mais en
disposant d'une forte marge d'arbitraire puisque le réel fait dans le
savoir l'objet d'une réduction.
Et de même que dans toute
négociation plusieurs états d'équilibre des forces sont bien souvent
possibles, de même, une société donnée, une tribu, un complot, voient
la plupart du temps s'ouvrir devant eux des scénarios multiples
d'évolution possible en matière d'ethnosavoir.
Les
« complots » (entendus ici au sens très large d'agissements de groupes
d'intérêts de n'importe quelle sorte) sont des pointeurs braqués sur
des scénarios d'avenir d'ethnosavoir.
Dans les pages qui vont suivre, il sera fortement mis l'accent sur les comparaisons que l'on peut dresser entre :
— une réalité instantanée quelconque d'ethnosavoir dans une tribu, un complot, une société donnés ;
—
et les quasi-réalités d'ethnosavoir qui auraient pu exister en lieu et
place de la réalité d'ethnosavoir présente, si telle ou telle décision
de détail, de tel ou tel dirigeant par exemple, avait été
antérieurement prise en un sens différent.
Cette perspective
fait apparaître clairement qu'en une époque donnée un ethnosavoir donné
n'a pas seulement pour fonction d'expliquer le monde aux personnes
relevant de sa culture. Il existe en parallèle une autre fonction plus
secrète et plus discrète, consistant à s'abstenir de donner une
explication différente de celle qui est aujourd'hui donnée.
De par le
fait même qu'il est quelque part en place, tout ethnosavoir fonctionne
comme un tueur d'autres alternatives de savoir; il occupe une place
culturelle qui aurait pu, sans lui, être disponible pour un autre
ethnosavoir différent de lui, lequel aurait pu expliquer le monde en
des termes différents de ceux qui sont le sien.
Les débats
d'écoles qui opposent de manière bien connue les universitaires, sont
clairement représentatifs des incertitudes d'options qui s'offrent, en
un moment donné pour une société donnée, entre plusieurs scénarios
futurs d'ethnosavoir.
Cette observation relie bien la notion
d'ethnosavoir, développée ici, à celle de « complot », tribu,
entreprise, société, etc., utilisée précédemment en association avec
celle de rumeur.
D'une manière générale les complots
entrepreneuriaux, politiques, sociaux ou culturels proposent des
scénarios d'avenir. Ce sont des pointeurs sémantiques braqués, non pas
sur des réalités présentes, mais sur des réalités extrapolées en forme
de scénarios. (Nous renvoyons à la notion de « pointeurs », qui a déjà
fait l'objet de développements dans ce chapitre).
Les rumeurs
participent très souvent de manière directe ou indirecte, à la
dynamique des complots; avec d'autant plus d'intensité que les complots
sont générateurs d'ambiguités : ils dédoublent le futur ; ils le
démultiplient. Et comme ces divers futurs possibles sont
potentiellement porteurs d'ethnosavoirs différents, elles fournissent
des bases d'interprétation du présent qui sont, les unes par rapport
aux autres, antagonistes.
On a vu cependant plus haut ce qu'il
en était des jugements de valeur que la sociologie peut porter sur des
« complots ». Dans la mesure où cette discipline s'efforce d'être de
moins en moins normative, et de plus en plus observative, ceux qui la
pratiquent se sentent en position de plus en plus fausse, lorsqu'il
pourrait s'agir d'évaluer négativement des pratiques sociales
constituant des agressions délibérées vis-à-vis d'autres groupes.
Une
des causes de ce flottement tient, comme on l'a vu, à la crise des
valeurs qui agite l'épistémologie ; crise à laquelle
l'ethnométhodologie propose de mettre fin par le moyen d'un remarquable
retournement de point de vue que nous allons maintenant préciser.
La
morale que va suggérer le regard de l'ethnométhodologie ne sera
nullement une morale de la démission ; mais au contraire une morale de
la responsabilité. Point d'hyper-relativisme générateur d'indécision.
Une ethnomorale de la responsabilité, vis-à-vis notamment de l'ethnosurvie.
Le
renversement épistémologique proposé par l'ethnométhodologie
garfinkélienne a été comparé par Jacqueline Signorini (1986) à une
double révolution copernicienne. La notion de savoir, supposée
jusqu'alors centrale. se destabilise. Mais par contre, la notion
d'utilisation locale du savoir, supposée jusqu'alors mouvante, devient
centrale. La tribu, le complot, l'entreprise, reviennent au centre de
la scène sociale.
Ce jeu de bascule entre une entité, le savoir
et son mode d'usage local n'est pas une gymnastique intellectuelle dont
on doit s'effrayer ; car l'histoire du droit nous enseigne que sur
d'autres concepts, et principale-ment le droit de propriété, des jeux
de bascule de ce genre ont été millénairement pratiqués.
En de
nombreux pays, il est arrivé que le droit des terres en confère
universellement la propriété au prince régnant; faisant de ce monarque
un « latifundiste ». Mais l'excès de l'étendue d'un tel droit provoque
son affaiblissement : le prince ne cultive pas la terre, il faut des
paysans qui en ont donc l'utilisation réelle; il faut aussi des féodaux
pour démultiplier la surveillance, le prince n'étant pas en mesure de
surveiller tout lui-même. D'où un démembrement vertical du droit de
propriété, qui en affaiblit la force.
Et c'est très curieusement
dans les moments d'histoire où le titulaire du droit d'usage (le
paysan) parvient à se révolter contre le titulaire du droit de
propriété (le latifundiaire, le prince) que, dans les faits, on voit
réapparaître entre les mains du paysan quelque chose qui est beaucoup
plus qu'avant un droit de propriété, quelque chose qui est une maîtrise
totale de la terre (alors que précédemment il y avait partage entre
maîtrise théorique et droit d'usage) ; d'où finalement un renversement
dialectique qui, prétendant supprimer la propriété (i.e. du prince)
rétablit un système de propriété (i.e. du paysan) bien plus absolu
qu'auparavant.
D'où une similitude de schéma avec la stratégie
de l'ethnométhodologie qui, en une époque où la notion universalisante
de savoir devient contestée (comme un droit de propriété du prince peut
être contesté) pousse les choses plus fortement que jamais dans le sens
d'une telle évolution, afin de faire écrouler la notion de savoir
(faire disparaître le droit de propriété du prince) et de lui
substituer un solide système d'ethnosavoir local (installer une
tyrannie locale absolue du paysan sur sa terre) en ne laissant
subsister toutefois entre ces îlots d'ethnosavoirs qu'un lien
centralisateur très lâche fourni par la théorie ethnométhodologique et
son principe d'indifférence (entre ces îlots de propriété paysanne, un
lien très lâche d'état libéral non volontariste). La comparaison
terre/savoir souligne bien que c'est d'une question de pouvoir,
d'appropriation et donc de complot qu'il s'agit.
Le renversement
de point de vue apporté par l'ethnométhodologie fournit bien, comme
nous l'avons vu, une solution à certains problèmes épistémologiques
particulièrement aigus qui ont surgi dans la seconde moitié du e siècle
; problèmes dont la question notamment des rumeurs illustre bien
l'énorme difficulté. On a vu en effet comment l'observation de la
pathologie des rumeurs, puis de la normalité des rumeurs, pouvait
finalement conduire à mettre en doute la possibilité de l'élaboration
rigoureuse d'un savoir quelconque.
Certes l'ethnométhodologie
semble amoindrir d'une certaine manière la notion de savoir, en lui
substituant celle d'un ethnosavoir. Il y a là comme un recul ; mais
combien consolidateur en réalité ! En termes d'usage, une personne n'a
jamais besoin d'autre chose que d'un ethnosavoir au sein du ou des
cercles auxquels elle appartient, sauf à être complètement désincarnée
auquel cas elle n'a besoin de rien !
Certes. il peut y avoir
quelque déplaisir à renoncer à l'illusion agréable d'être le centre du
monde. illusion qui est celle de tous ceux qui prétendent ériger leurs
ethnosavoirs particuliers en savoir universel. Mais à tout prendre n'y
a-t-il pas finalement un avantage à échanger un savoir universel qui
n'existe pas, pour un ethnosavoir qui réellement existe et qui peut
être concrètement défini et utilisé au sein de groupes de personnes qui
ne sont jamais infinis, étant en réalité plus proches toujours des
dimensions d'un « village » que d'une « classe sociale » indéfinie ?
Certes
enfin la transformation de la notion de savoir en celle d'ethnosavoir
nous fait perdre l'illusion d'être en droit de légiférer normativement
et dans l'absolu en termes de comportement devant s'imposer aux
populations de l'univers entier. La morale, en particulier, devient «
ethnomorale ». Mais ne l'avait-elle pas en fait toujours été et sa
prétention de se hausser abusivement vers l'universalité n'avait-elle
pas été finalement un moins et non un plus, au regard de ce que l'on
aurait pu tirer du simple concept d'ethnomorale ?
Car dire qu'il
y a ethnomorale ne signifie pas que l'on puisse faire n'importe quoi et
responsabilise au contraire au maximum les différents groupes
d'individus existants au regard des comportements qu'ils décident
d'adopter; puisqu'ils sont finalement maîtres, à la fois de choisir
leurs comportements, et de définir les systèmes de valeurs qui leurs
permettront de formuler des appréciations et des jugements à leur sujet.
Sur
un plan éthique, l'ethnométhodologie en tant que savoir non incarné, se
proclame indifférente ; ce qui signifie qu'en tant que non incarnée,
elle n'accorde point de préférence à une morale par rapport à une
autre, à un ethnosavoir par rapport à un autre. Mais les personnes qui
pratiquent l'ethnométhodologie ne sont pas liées par cette indifférence.
Bien
au contraire l'ethnométhodologie les avertit qu'étant incarnées quelque
part elles auront un cadre quotidien de vie, celui des divers complots
auxquels elles participent; et que ce cadre déterminera les conditions
d'élaboration de leur éthnomorale et de leur ethnosavoir.
Dans
la perspective où l'ethnométhodologie restitue chacun de nous, point de
relativisme empêchant de distinguer une rumeur vraie d'une rumeur
fausse. Il entre en effet dans le rôle de tout groupe humain quelqu'il
soit, famille, tribu, entreprise, parti, d'autodéfinir pour son propre
usage des règles permettant de distinguer le vrai du faux.
Il
est donc aberrant d'imaginer que la distinction entre le vrai et le
faux puisse n'être pas définie. Notre expérience nous montre que «
localement » (et le mot « localement» a beaucoup d'importance en cette
matière) il se trouve toujours des critères pour fonder cette
distinction.
En particulier, il n'y aura guère de difficulté à
définir des différences permettant de départager localement plusieurs
scénarios d'avenir même si lesdits scénarios sont porteurs
d'ethnosavoirs variés. L'ethnométhodologie ne départage pas les
scénarios les uns des autres. Mais elle fournit aux protagonistes d'une
action, des cadres de raisonnement qui les poussent à prendre des
décisions responsables.
Un exemple de raisonnement sur scénario sera donné en détail un peu plus loin, à propos des avenirs de l'industrie nucléaire.
Ils
feront apparaître que la survie à long terme et sans danger de la
société où nous nous trouvons passe par le maintien de l'industrie
nucléaire et de l'industrie du traitement des déchets nucléaires.
Mais
qu'il existe a contrario des scénarios fort agréables pour quelques
temps, de transe antinucléaire et d'hystérie antinucléaire, qui à long
terme seront les générateurs de danger pour l'ethnie car il y aura
perte de l'aptitude à affronter les problèmes nucléaires dans un monde
nucléaire de toutes façons.
L'ethnométhodologie ne dit pas du
tout que l'on doive collectivement préférer sa survie. Elle nous laisse
la liberté de préférer l'hystérie et la transe. Mais nous savons bien
pour notre part ce qu'en une telle matière, sans avoir besoin des
conseils de personne, nous choisissons.
En outre,
l'ethnométhodologie nous incite à raisonner par scénarios d'ethnosavoir
et à découvrir que le scénario de survie n'est pas, quoi qu'ils en
disent, celui qui pousse en avant les « verts » et les «
anti-nucléaires ».
Les options de scénarios
d'ethnosavoir nucléaire qui s'offrent pour les décennies à venir aux
différents pays (complots nationaux) du monde et tout particulièrement
à ceux de l'Europe Occidentale, à l'URSS, au Japon et à la France.
Depuis
près de 10 ans, sous les assauts répétés d'un certain nombre de rumeurs
favorisées par des lobbies pétroliers et géostratégiques, relayés aussi
par l'action de diverses associations « anti-nucléaires », un grand
nombre de nations occidentales ont été comme brusquement saisies de
doutes au sujet de leur propre ethnosavoir nucléaire, c'est-à-dire de
l'évolution des négociations de savoir qu'elles entretiennent avec ces
objets très particulier que sont leurs centrales nucléaires. Il y a là
une situation qui mérite selon nous d'être approfondie sous l'angle qui
nous intéresse ici.
Les centrales nucléaires sont à travers
leurs composants comme à travers l'arrangement de ceux-ci,
représentatifs d'une extraordinaire accumulation d'ethnosavoirs
multiples. Chaque vanne, chaque joint, chaque composition d'alliage
métallique y incarne en termes de savoir-faire, des cascades de
compromis où l'on a mis en balance des facteurs techniques, des
facteurs économiques, des certitudes et croyances, voire même de
simples préférences fondées sur les habitudes de telle ou telle équipe,
sur la commodité plus grande de tel ou tel tour de métier. Il a fallu
pour construire de tels objets déployer d'immenses efforts de
rassemble-ment de compétences, efforts de production de compétences
aussi puisqu'il y a 40 ans, dans un pays comme la France, l'industrie
nucléaire n'existait point, et la physique nucléaire pratiquement point
non plus.
Les différences fantastiques, techniques, de
conception, dans le rôle du personnel, etc., existant entre les
réacteurs RBMK soviétiques (dont un exemplaire a brûlé à Tchernobyl) et
les PWR construits par EDF illustrent bien à quel point il ne s'agit
point de « savoir pur » mais d' « ethnosavoir».
Il importe de
comprendre que les choix de scénarios nucléaires autour desquels tant
d'initiatives de propagande « antinucléaire » s'efforcent, avec tant
d'acharnement, d'ameuter les électeurs de tant de pays démocratiques,
sont aussi des scénarios d'ethnosavoir; i.e. des scénarios de vie ou de
mort pour des ethnosavoirs.
Il n'est pas pensable en particulier
qu'un ethnosavoir concernant une famille de techniques aussi complexes
que celles liées à l'énergie nucléaire, puisse survivre et s'entretenir
en l'absence des artefacts autour desquels il s'est créé.
La
propagande « anti-nucléaire » se garde bien, dans les scénarios
d'avenir qu'elle prétend dessiner, de laisser apparaître cet aspect des
choses, lorsqu'elle réclame l'arrêt de l'utilisation des centrales
nucléaires, ou même l'arrêt seulement de la construction de centrales
nucléaires nouvelles. Elle se garde bien d'attirer l'attention de
l'opinion publique sur le fait qu'alors, il cesserait d'exister des
spécialistes compétents en techniques nucléaires.
Or, les
projets nucléaires d'un grand nombre de nations du monde ont été
suffisamment affirmés pour que l'on sache qu'à coup sûr l'URSS et les
pays de l'Europe de l'Est, par exemple, persisteront dans leurs efforts
de développement d'un vaste ethnosavoir nucléaire, autour d'un
programme important de production d'électricité nucléaire, avec
maintien d'un nombre suffisant de commandes nouvelles. Les réacteurs de
type RBMK, construits par les Soviétiques, dangereux et instables selon
l'ethnosavoir français, continueront à fonctionner.
Nous savons
aussi que le Japon entretien des projets de continuité de même nature
que ceux de l'URSS. Par ailleurs on sait que les Américains
n'envisagent pas du tout l'arrêt des 103 réacteurs producteurs
d'électricité aujourd'hui en service sur leur sol ; et que ni les
Britanniques, ni les Allemands n'envisagent non plus pareille
aberration ; qu'en France EDF ne pense pas devoir être amené à une
telle éventualité qui créerait l'équivalent, tout simplement, d'un
désastre national ! D'autre part, il est hors de question que les
sous-marins et les navires de surface nucléaires américains et
soviétiques cessent de sillonner les océans. 11 est exclu aussi, au
moins à horizon visible, que les deux « grands » envisagent de détruire
la totalité de leurs stocks d'ogives, de fusées, etc. Bref,
il est
exclu que l'on vive demain dans un monde de bons sauvages tous «
dénucléarisés ». Le monde est « nucléaire » et il le demeurera, qu'on
le veuille ou non.
Dans ce monde fatalement nucléaire, ce que
proposent les « antinucléaires » aux peuples de l'Europe de l'Ouest
(mais pas à ceux de l'URSS et des pays de l'Est), c'est en quelque
sorte un scénario de retour à l'état de naïveté nucléaire des aimables
populations polynésiennes bordières des régions où furent effectuées,
avant le traité d'août 1963, tant d'expériences américaines d'essais
d'armes nucléaires dans l'atmosphère. Aux populations de ces atolls, on
le sait, l'armée américaine n'avait guère demandé leur avis avant de
les irradier, de les soigner puis de les transplanter.
Ce serait
au cas où nous cesserions en France de construire des centrales
nucléaires que les activités nucléaires — celles des autres —
deviendraient « dangereuses » pour nous. Comment progresser, par
exemple, dans la connaissance des questions de sûreté, de pollution, de
soins à donner à des irradiés (par exemple en cas de conflit chez les
autres), etc., si l'on s'arrêtait de construire des installations
toujours plus modernes, plus performantes ? Non seulement nous aurions
à payer notre énergie plus cher, mais ce serait sans contrepartie «
positive » d'amélioration de sécurité, au contraire au prix d'une
détérioration de la situation sur ce plan aussi. Le monde deviendrait
bien plus dangereux pour nous tous, parce qu'il sera « nucléaire »,
qu'on le veuille ou non.
Cela fait du reste partie des objectifs
poursuivis implicitement par les super lobbies des deux « grands », que
de parvenir à une telle situation et de conserver un savoir-faire
nucléaire, civil et militaire, exclusivement pour eux-mêmes, tout en le
supprimant ailleurs. Le modèle de comportement vis-à-vis des paisibles
populations de l'atoll d'Eniwetok, c'est celui que Soviétiques et
Américains ambitionnent d'appliquer à notre égard pour simplifier leur
(difficile) tâche de cogestion du monde. Si nous perdions notre
savoir-faire nucléaire, en cas de conflit, les masques à gaz protégeant
contre l'inhalation de poussières radioactives devraient être
américains ou russes, les hôpitaux pour blessés irradiés devraient être
américains ou russes ; nous serions entièrement dépendants du bon
vouloir de ces divers « alliés » possibles pour notre santé, notre
sécurité et pour celle de nos enfants. S'il n'y avait plus de programme
nucléaire en France, il n'y aurait plus de surveillance de la
radioactivité du territoire ; nous serions soumis à ce que voudraient
bien nous dire nos grands amis, etc.
On sait qu'aux Etats-Unis
la « conquête de l'Ouest fut essentiellement le fait de nouveaux
arrivants disposant d'un ethnosavoir d'armes à feu, attaquant des
Indiens démunis de cet ethnosavoir et ne disposant que d'un ethnosavoir
d'arcs et de flèches. Telle serait alors notre propre situation sur la
planète Terre.
Dans un monde où nous n'empêcherions pas que le
nucléaire produise des déchets ailleurs, qu'on le veuille ou non, la
seule certitude véritable de protection écologique dont il soit
possible de doter notre pays, consiste dans le maintien sur place d'une
industrie puissante précisément spécialisée dans le traitement desdits
déchets nucléaires, permettant que nous-mêmes et nos descendants ne
cessions jamais d'être constamment capables de faire face de la manière
la plus efficace qui soit à des problèmes de déchets nucléaires, en vue
de les résoudre élégamment et promptement. Et l'on sait que de nombreux
progrès sont possibles dans ce sens.
L'ethnosavoir nucléaire
fait un tout. Il représente un héritage dont nos enfants auront besoin
pour être capables de veiller eux-mêmes sur leur sécurité, énergétique
et militaire, sur leur santé et sur leur environnement. Il ne fait
aucun doute qu'en France, en termes objectifs, c'est-à-dire en termes
de comparaisons de scénarios d'avenir et de risques impliqués au niveau
de chacune des options de perpétuation d'ethnosavoir ainsi ouvertes,
le
principal facteur de menace écologique nucléaire qui pèse sur notre
environnement est constitué par l'existence précisément d'associations
« antinucléaires », par la propagande hystérique que ces groupuscules
ne cessent d'émettre de tous côtés et par l'obscurantisme dans lequel
ils essayent de faire sombrer notre société sur cette question.
Toutes
choses égales d'ailleurs, les extrêmistes « antinucléaires » sont à
notre civilisation ce que les plus fanatiques des pasdaran intégristes
de Khomeiny ont été à l'Iran : même climat de vociférations, même parti
pris acharné de régression, même volonté de démission de l'esprit face
aux difficultés des temps modernes. Notre civilisation, qui a des
principes de douceur, avait donné asile à l'Iman Khomeiny pendant
l'exil qui avait précédé sa prise de pouvoir. Elle écoute avec
bienveillance aujourd'hui les vociférations inconséquentes de ces «
antinucléaires ». Elle a permis aux uns et aux autres de répandre en
toutes directions leurs rumeurs obscurantistes. Puissent les historiens
du futur n'avoir jamais à nous reprocher, comme inconséquence et comme
lâcheté, cette tolérance et cette bienveillance.
Au moindre
accident nucléaire plus grave que Tchernobyl survenant en URSS, à la
moindre explosion en Europe d'une arme nucléaire soviétique, les
citoyens français seront bien heureux de pouvoir faire appel aux
services de savants éminents tels que le Professeur Pellerin, récemment
encore vilipendé et publiquement diffamé sur les ondes, la même année
où les extrémistes anti-nucléaires les plus violents ont aussi
assassiné deux spécialistes éminents de l'ethnosavoir nucléaire, le
Professeur Beckurts en Allemagne et Georges Besse en France (ce
dernier, rappelons-le, avant d'avoir été nommé Président de la Régie
Renault avait été l'un des principaux responsables du programme
nucléaire français).
Certes, le scénario d'un Khadali disposant
d'une bombe atomique et exerçant un chantage à la manière décrite dans
le roman de fiction Le cinquième cavalier (déjà cité) a de quoi faire
peur; mais que dire alors d'un scénario où il serait seul à disposer
d'un tel moyen de pression
Il n'y a strictement
rien de surprenant à notre avis dans la détermination dont font preuve
aujourd'hui l'URSS et le Japon dans la poursuite de leur programme
nucléaire civil et dans l'amélioration avec une belle continuité de
leur ethnosavoir nucléaire : ces deux pays ont été les seuls au monde à
connaître l'un plusieurs accidents graves, et l'autre deux catastrophes
nucléaires. Dans ces deux pays, on a compris que les seuls scénarios
susceptibles de mettre une grande nation du e siècle en situation de
danger nucléaire étaient ceux comportant la disparition de
l'ethnosavoir nucléaire de la nation en cause, dans un monde où de
toute manière d'autres nations sont susceptibles de manipuler
dangereusement des objets nucléaires.
L'
« affaire Tchernobyl » dévoile la rivalité de complots en France d'un
ethnosavoir de transe médiatique à court terme, avec un ethnosavoir de
survie à long terme, dans un monde qui sera de toute manière nucléaire.
Dans
son ouvrage déjà cité, le sociologue J.N. Kapferer évoque l'image d'un
personnage qu'il représente de façon un peu rigide, et qu'il appelle «
l'ingénieur, le technicien ».
Le technicien, selon J.N.
Kapferer, vit dans des « sociétés techniciennes ». lieux plutôt
tristes et en tout cas austères, où l'on a moins l'occasion de se
distraire qu'ailleurs, car les rumeurs y sont prohibées. II nous dit en
effet ceci à propos des expériences réalisées par Allport et Postman en
1948 au sujet des déformations sémantiques des messages de rumeurs par
rapport à leurs versions initiales :
Reproduites depuis dans tous les cours de sociologie et de
communication, ces expériences ont contribué à enfermer le phénomène de
rumeur dans le discrédit. Les rumeurs devaient être condamnées en vertu
de l'idéal de toute société technicienne : transmettre des informations
très soigneusement contrôlées.
Avec l'apparition de la notion de
contrôle, le grand mot est lâché. Ce que J.N. Kapferer nous laisse
entendre, c'est qu'il pourrait y avoir finalement deux types de
sociétés : d'une part, les sociétés « techniciennes », où l'on
pratique la censure :
« La rumeur est une
information parallèle donc non contrôlée. Pour l'ingénieur, le
technicien (...) cette absence de contrôle évoque le spectre d'une
défaillance sur l'autel de la fiabilité de l'information. Il faut donc
la supprimer. Or, nous dit Kapferer : « Il n'existe qu'une seule façon
de prévenir les rumeurs : en interdisant aux gens de parler. Le souci
apparemment légitime de ne voir circuler que des informations fiables
mène droit au contrôle des informations, puis à celui de la parole » ; et d'autre part, les sociétés de liberté, où l'on s'amuse autant qu'on le désire.
« Pour l'homme politique, le citoyen, absence de contrôle signifie
absence de censure, la levée du secret et l'accès à une réalité cachée.
Il faut donc (...) préserver » [le droit aux rumeurs]. « La conception
négative associant rumeur et fausseté est d'ordre technologique (...).
La rumeur oppose une autre valeur : il n'est de bonne communication que
libre, même si la fiabilité doit en souffrir. En d'autres termes, les
fausses rumeurs sont le prix à payer pour les rumeurs fondées. »
Dans
le contexte des réalités d'ethnosavoir de l'après Tchernobyl, le ton
quelque peu condescendant des allusions ainsi faites à « l'idéal de
toute société technicienne » ne peut être considéré comme anodin.
Jean‑Noël Kapferer est connu pour ses recherches sur l'image et la
publicité. Sa carrière fait de lui un personnage typiquement
représentatif du « lobby » des médias, dont l'ethnosavoir favorise le «
savoir faire croire » plutôt que le « savoir-faire » tout court. Dans
ce milieu, les techniciens, les ingénieurs font parfois figure de
personnages étrangers, encore que ce soit de la vente des produits
fabriqués par eux que vive l'industrie de la publicité. Si la symbiose
est généralement bonne, il arrive aussi que s'observe une certaine
incompréhension réciproque. Ce fameux village « technique » dont nous
parle Kapferer, est donc en réalité un lieu un peu fictif dont il
suppose quelque part l'existence et qu'il oppose au milieu du village
professionnel qui est le sien, celui de la publicité et des médias.
Le
clivage dessiné, pour fictif qu'il soit, peut s'expliquer par la
puissance nouvellement prise par les lobbies médiatiques depuis le
milieu du e siècle ; évolution dont il faut certainement se réjouir
parce qu'elle est le signe indéniable d'un prodigieux enrichissement
collectif, au sens figuré et au sens propre. L'immédiat après-guerre
fut une époque en effet : où l'argent de poche des jeunes gens et
jeunes filles était suffisamment peu répandu pour que la publicité
n'ait guère de raison d'en solliciter comme aujourd'hui, de mille
manières, des emplois variés ; et où les distractions de ces mêmes
jeunes gens et jeunes filles restaient, faute d'un minimum de moyens
(et à la manière de ce que l'on voit actuellement dans beaucoup de pays
du monde moins riches que le nôtre) cantonnées dans un registre plutôt
sage.
Dans cette société d'autrefois comme en beaucoup d'autres
pays du monde actuellement, la majorité des préoccupations des gens
étaient « techniciennes », c'est-à-dire orientées vers des
préoccupations de survie. Et l'on peut soupçonner sans doute que les
préventions de l'auteur cité vis-à-vis des « techniciens » dissimulent
pour une certaine part, et sans que lui-même ne s'en rende complètement
compte, une certaine dose d'ethnocentrisme, dans le temps et dans
l'espace.
On peut se demander en effet si un monde de « rumeurs
pures » ignorant des contraintes de la technique et des pesanteurs
sociologiques et géostratégiques, ne correspondrait pas
davantage en fait à un état bien transitoire d'une société et de son
histoire, celui de son déclin, qu'à un état de réalité nouveau et
durable, correspondant à un très hypothétique ou éphémère
épanouissement. On peut se demander où, sinon dans quelques cercles
minoritaires privilégiés et très restreints, l'on pourrait vivre de «
rumeurs pures », comme on pourrait vivre d'amour et d'eau fraîche, dans
une sorte d'éternelle jeunesse.
N'existe-t-il pas. ici et là,
des Samouraïs ambitieux avec leurs sogoshoshas, des compétiteurs
sud-Coréens ou allemands, ne vivant pas le moins du monde d'un seul
savoir médiatique, mais appuyant leurs campagnes de publicité sur la
production en masse de biens sophistiqués produits à bas prix et de
bonne qualité, dont la fabrication met en oeuvre un ensemble très
complet de savoirs, humains et techniques, ne devant pas tout à la
psychosociologie des foules, même si cette dernière importe ? Ne
sont-ce pas les produits de ce type auxquels s'appliquent le mieux les
talents des publicitaires, grâce à des ventes dégageant des marges
suffisantes ?
Ne se trouve-t-il nulle part aussi, dans le monde
de pays pauvres pour lesquels les questions de survie soient
essentielles, où il convient de construire en priorité de vrais
barrages, qui tiennent dans des régions où sévissent de « vraies »
fièvres jaunes, de vrais choléras, dont les maux n'ont rien de fictif ?
Peut-on
ignorer aussi que les manifestations de puissance des centrales de
désinformation situées dans telle ou telle capitale lointaine ne
s'appuient pas seulement sur des astuces de propagande mais, en plus,
sur des technologies d'une efficacité certaine ?
Tout
ethnosavoir, certes, est respectable, et celui de la transe médiatique
l'est en particulier ; mais c'est sur une combinaison harmonieuse des
activités de plusieurs sphères d'ethnosavoir que repose le maintien
d'un bon fonctionnement de sociétés modernes telles que la nôtre. Le «
savoir vendre » nous est encore plus que jamais nécessaire ; le savoir
produire » aussi. La concurrence japonaise est là pour le remémorer à
ceux qui auraient tendance à l'oublier ; celle des Italiens, des
Allemands. des Britanniques, des Américains, également. De ce point de
vue, l'affaire des rumeurs de Tchernobyl est révélatrice soudain d'une
fissure, pour ne pas dire d'une « fission ». Les vieux équilibres sont
visiblement menacés, des rapports de forces vont se modifier, et les
enjeux en sont des scénarios d'avenir antagonistes.
Pourquoi de
telles tensions apparues autour de cette « affaire », à un tel niveau
d'intensité des rapports de force ? Parmi les causes principales
précédemment évoquées, n'oublions pas qu'il s'agit d'un enchaînement en
série de causes et d'effets, à l'origine duquel on trouve notamment un
très net enrichissement de la population et comme conséquence un
bouleversement complet de l'éducation qui n'a absolument pas produit
les effets escomptés de la part des générations précédentes.
Les
vieilles générations « techniciennes » dont parle avec peut-être un peu
de légèreté Kapferer, éprouvaient en effet du respect pour les écoles,
pour les universités, pour les livres. Elles ont donc estimé (non
seulement en France, mais dans la plupart des pays développés du monde)
devoir consentir de considérables efforts pour y envoyer leurs enfants.
D'où en quelques décennies, une fantastique variation de la proportion
des éduqués dans la population ; évolution concrétisée dans les
statistiques par une nette augmentation des pourcentages des nombres
d'inscrits dans les universités pour la plupart des pays développés du
monde entier. En Allemagne fédérale, de 1965 à 1983, le nombre
d'inscrits des universités a plus que triplé (passant de 9 % à 30 % de
la classe d'âge). En Suisse, ce nombre a triplé aussi (de 8 % à 23 %).
En Suède également triplé (13 % à 39 %). En Belgique ce nombre a
pratiquement doublé (15 % en 1965, 28 % en 1983). En Italie un peu plus
que doublé (11 % à 26 %). Au Japon un peu plus que doublé (13 % à 30
%). En France il s'est multiplié par environ 1,6 (18 % à 28 %).
De
telles évolutions (évoquées dans notre ouvrage Les dictatures
d'Intelligentsias, PUF 1987) ont évidemment été le produit de
changements économiques globaux. Mais les aspirations de la génération
des parents des étudiants fréquentant actuellement les universités y
ont joué un rôle, à une époque où l'on s'imaginait que l'accroissement
général du niveau d'éducation dans un pays ne pouvait qu'augmenter
l'aptitude générale de celui-ci à autogérer sa politique de manière
stable.
Or les accroissements de pourcentages d'éduqués n'ont
pas du tout eu partout cet effet car ils se sont accompagnés ici et là
de glissements de valeurs, tendant à intégrer majoritairement ces
éduqués dans des nouvelles sphères d'ethnosavoirs de transe, liées
essentiellement à la publicité et aux médias. De nouveaux systèmes de
valeurs sont apparus dans lesquels l'aptitude à la transe et l'aptitude
à communiquer médiatiquement celle-ci, pouvaient être considérées comme
des qualités importantes, et des clés conduisant à la réussite
sociale. Les nouveaux héros que les chaînes de télévision proposent ont
en effet souvent des préoccupations typiques de transe. Du matin au
soir devant les caméras, certains s'agitent en hurlant. Et même non
partagées, ces sortes de comportements d'introversion narcissique sans
autre issue que l'auto-entretien de la transe finissent par devenir,
aux yeux de certains spectateurs, non seulement normales mais encore
archétypales.
Il est vrai que certaines franges de public, étant
essentiellement préoccupées de se distraire, ont su inventer ainsi une
merveilleuse douceur de vivre. La reine Marie-Antoinette avec son
Trianon et ses pots de lait fait pâle figure de débutante en
comparaison à nos écologistes d'aujourd'hui qui vont traire au Tibet
des yacks et en Amérique du Sud des lamas, et qui se cotisent pour
faire renaître des forêts entières dans le Sahel. Jean Bart et
Christophe Colomb s'amusaient certainement bien moins que Greenpeace,
étant exposés à de vrais dangers.
Et surtout quels progrès
aujourd'hui apporté au très ancien jeu du « fais-moi peur » ! Nos
grand-mères se contentaient de naïves parties de cache cache dans le
noir, qui avaient pour noms « bête noire » ou encore minuit sonné, le
diable peut entrer ». Or, que valaient de telles amusettes comparées
aux délices actuels du « fais-moi peur avec le nucléaire ». On a eu
l'occasion dans un chapitre précédent d'évoquer les délicieux frissons
de panique aujourd'hui offerts à des prix très modiques par les
brochures de propagande de la plupart des associations anti-nucléaires.
A côté des enfants de cinq ans qui ont leur Goldorak, des onze ans qui
leur King-Kong, certains adultes savourent les délices de leur «
terreur-Tchernobyl », avec d'autant plus de confort qu'il n'y a jamais
eu l'ombre d'un danger en France et en Europe (le Professeur Pellerin
et d'autres experts techniciens étant heureusement là pour l'affirmer).
Mais
où pourraient conduire finalement des scénarios d'ethnosavoir de
transes partagées au niveau hexagonal tout entier ? Que pourrait-il
advenir d'universités où les étudiants refuseraient toute sélection, et
sans doute bientôt aussi tous examens, alors qu'en Asie un milliard et
demi d'êtres humains (pour ne parler que de ceux-là) vivent dans un
monde de valeurs confucianistes, c'est-à-dire de respect du travail,
des études et de la science ?
Qu'en serait-il d'un
système d'information où l'on cesserait de s'intéresser aux différences
séparant le vrai du faux, différences qui n'ont en effet guère
d'intérêt en termes d'impact médiatique mais qui en présentent de
certains par contre lorsqu'il s'agit de survie ? Que pourrait-on faire
d'une population dans laquelle on détecte aujourd'hui une proportion
statistique incroyablement élevée de vocations à la profession
d'acteur, ou de communiquant, en langue française uniquement bien sûr,
dans un monde qui, hélas, ne tourne plus seulement autour d'un axe
francophone?
En un certain sens nous ne croyons
pas que le problème ainsi posé soit entièrement nouveau. Une très
vieille légende en a déjà exploré de longue date les contours : celle
de Pinocchio, jeune personnage étrange, mi-pantin, mi-enfant. qui
voulait s'amuser du matin au soir, et à qui un renard tentateur avait
proposé de l'emmener dans un pays où l'enseignement des écoles ne
comportait ni cours ni examen mais seulement des récréations. Hélas,
après quelques mois de ce régime, Pinocchio vit ses oreilles se
transformer en oreilles d'âne! Et pour ce qui concerne la question des
rumeurs (point de censure technicienne ennuyeuse pour imposer au jeune
Pinocchio une distinction entre le vrai et le faux) des inconvénients
graves apparaissaient au niveau du nez : celui de Pinocchio
s'allongeait à chaque mensonge prononcé. Tchernobyl aujourd'hui ne
produit pas cet effet, sinon certains nez que nous connaissons seraient
longs de plusieurs kilomètres.
Reste tout de même finalement la
question de savoir si nous serons un peuple brillant de comédiens, de
chanteurs, de clowns et d'acteurs, vautrés dans les charmes d'une
merveilleuse civilisation médiatique essentiellement introvertie, faute
de connaissance des ethnosavoirs de transe étrangère et même des
simples langues étrangères (dont l'acquisition suppose des
connaissances, grammaticales et autres) ; ou bien si nous chercherons à
développer aussi des ethnosavoirs relevant d'autres espèces, techniques
par exemple. Déjà le développement d'un ethnosavoir de transe en russe,
chinois ou japonais, marquerait un changement considérable par rapport
au cas de figure d'un ethnosavoir de transe limité au strict
comportement national artistique, en circuit fermé. Une chose est
certaine en tout cas : les chemins véritables de l'écologie et de la
protection de l'environnement ne peuvent se limiter à passer par les
seuls médias. Ils nécessitent aussi et surtout de la technique et ils
supposent l'accomplissement d'efforts. Vingt mille émissions consacrées
aux ramassages des papiers dans les rues ne feront pas ramasser un seul
papier, puisque les uns seront occupés à parler devant les caméras dans
des micros, et les autres absorbés à regarder les écrans ; alors qu'à
Tokyo la population ramasse les papiers gras, hommes, femmes et enfants
réunis, sans qu'aucune émission de télévision ne soit jamais
indispensable à cet effet. De même, des kilomètres de débats sur
Tchernobyl n'ont guère servi à autre chose qu'à jouer aux débateurs à
propos du nucléaire, sans qu'un seul kWh d'énergie « douce » ait été
produit ni qu'on ait avancé d'un pouce dans la voie d'une « autre
croissance ».
Nous n'avons pour notre part aucune objection à
voir la civilisation de ce pays s'engager sur des voies d'implosion
ludique strictement hexagonales. L'accession soudaine d'un très grand
nombre de personnes aux tentations de distraction qu'offre la culture
pourrait justifier tout à fait cette option. Pourquoi interdire à un
peuple de s'offrir quelques décennies de récréation ? Mais l'on sait
aussi que lorsqu'on choisit d'être sans arrêt joueur et rien d'autre,
on se prépare certaines matinées froides et des réveils durs, d'un
genre où l'on découvre que d'autres ont travaillé et produit pendant
que l'on s'amusait à dilapider un précieux héritage d'ethnosavoir. Or
il se trouve et ce n'est pas de notre fait, que les plus grandes
richesses des pays sont aujourd'hui principalement techniciennes et
dont nucléaires aussi, puisque l'ensemble des activités industrielles
d'une nation est tiré en avant par les secteurs de pointe et par
l'énergie. Nous souhaitons pour notre part que l'action d'une fraction
de population minoritairement active, et faisant preuve d'un grand
talent dans l'entretien des transes ludiques, ne conduise point à
dilapider égoïstement et narcissiquement cet héritage, au détriment de
l'ensemble et des générations suivantes.