1966-1967: la rumeur « folle » réhabilitée.
Le projet initialement proposé par Allport et Postman à la sociologie des rumeurs avait été rappelons-le, principalement :
—
la mesure des distorsions successives d'un même message, tout au long
de sa retransmission dans une chaîne de circulation de bouche à oreille ;
—
et la mesure, accessoirement aussi, des distorsions
d'informations ainsi produites, au regard d'événements réels
fournissant l'occasion de rumeurs ;
— ces
rumeurs étant à confronter avec des variations de facteurs susceptibles
de jouer un rôle causal vis-à-vis des phénomènes observées.
Or
les piétinements de la période 1955-1965, motivés par les causes que
l'on a explicitées en des pages précédentes, ne pouvaient manquer tôt
ou tard d'infléchir les préoccupations de la discipline. Un chercheur
ne fait pas carrière en s'acharnant sur des sujets et sur des approches
où son travail ne produit rien. Il convenait de changer d'approche et
de poser d'autres questions.
Après tout, n'était-il pas
imaginable de tirer économiquement parti des rumeurs ? Certaines
activités à grands chiffres d'affaires, telles que la publicité
n'étaient-elles pas dans une certaine mesure assimilables dans leurs
rôles à des générateurs de rumeurs ? On voit surgir ici à nouveau, dans
ce rapprochement, la dualité du couple rumeurs/complots.
Dans la
nouvelle perspective qui se dessinait, les rumeurs faisaient de plus en
plus souvent donc figure de processus sociologiques normaux dont on
envisageait de se servir au sein des entreprises, des groupes
politiques, etc. Divers travaux ont donc commencé à poser le problème
de la fonctionnalité sociale des rumeurs, et à évoquer l'idée d'une
sorte de « normalité » de cette fonction.
On s'éloignait ce
faisant du reste considérablement tout d'un coup des systèmes
conceptuels initiaux de la discipline où la rumeur faisait figure de
déviance et de phénomène d'erreur.
Désormais la rumeur allait
pouvoir être considérée comme effectuant, à sa manière, une certaine
sorte de travail social pour le compte d'un groupe (le concept de
travail étant pris ici dans son exception la plus abstraite, sans
recherche de jugement moral). La déformation instantanée de la rumeur
n'était plus une détérioration, mais un mélange positif produisant une
combinaison du message antérieur avec des informations, des mythes,
positivement créés de toutes pièces par le corps social ou par certains
de ses éléments (baptisés par nous de « complots », entrepreneriaux ou
autres, au sens large).
Une telle vision des choses n'est pas
sans intérêt. On peut montrer qu'elle fonctionne fort bien, s'agissant
d'analyser les rumeurs de Tchernobyl.
Dans son ouvrage
Improvised News : A sociological Study of Rumor,
le sociologue américain T. Shibutani proposait en 1966 une définition
de la notion de rumeur qui semble de nature à jeter aujourd'hui encore
une lumière particulièrement éclairante sur les différents processus
informationnels et médiatiques déclenchés par l'accident de la centrale
de Tchernobyl. Selon Shibutani, les rumeurs remplissent dans toute
société une fonction s'apparentant à celle d'une discussion collective.
Elles ont très souvent pour origine un événement important qui se
trouve être en même temps ambigu ; événement au sujet duquel la
collectivité s'interroge. Comment faut-il interpréter les choses ?
La
rumeur intervient alors dit Shibutani dans un rôle de « mise en commun'
des ressources intellectuelles du groupe pour parvenir à une
interprétation satisfaisante de l'événement ». Et, les déformations
successives de la rumeur correspondent, selon cet auteur, à des séries
de tentatives exploratoires d'explications s'apparentant à des
formulations de scénarios.
Confrontée en effet à ce que nous
savons s'être produit au moment de Tchernobyl, immédiatement après
celui-ci, la théorie de Shibutani interpelle notre réflexion de
plusieurs manières.
Tout d'abord, on ne peut nier que le cadre
des circonstances choisies par Shibutani s'adapte de manière assez
précise au cas qui est en cause : il y avait bel et bien, au départ, de
l'ensemble du processus, un événement réel important qui était un
accident dans une centrale nucléaire. Il y avait bien ambiguïté aussi
sur cet événement du fait de la notoire tradition de secret et de
dissimulation des autorités soviétiques vis-à-vis de toute information
susceptible de jeter un éclairage défavorable sur le fonctionnement de
leur système économique et politique.
Et quoi de plus normal
dans toute société, que l'apparition d'événements interprétables de
façon ambiguë ? Les événements surviennent forcément, en effet,
toujours et partout ; et l'on imaginerait mal qu'il puisse exister sur
terre quelque part un jour un groupe humain qui ne transforme pas les
événements qui surviennent (ou certains d'entre eux, au moins) en
occasions et motifs de débat. En proposant donc que les rumeurs fassent
figure de réaction normale d'un groupe social venant en réponse
d'événements dont la probabilité d'occurrence est très commune et n'a
rien d'exceptionnel, T. Shibutani se place (et nous place) d'emblée
dans une perspective d'étonnante normalité, où les rumeurs cessent
soudain de faire figure de paroles dévoyées. Point d'insistance sur la
marginalité de ce processus informationnel bizarre que sont les rumeurs
; point de jugements péremptoires sur leur archaïsme, et la
décroissance de leur rôle chaque fois que l'on progresse vers une
société de lumière. Non, pour Shibutani, de tels jugements d'archaïsme
et de marginalité n'étaient que reflet d'idées normatives préconçues.
Dans toute société, les rumeurs sont un phénomène normal.
Particulièrement
adaptée à une description de l'effet médiatique Tchernobyl, la théorie
de Shibutani semble l'être à un second titre encore : car le schéma
qu'elle propose d'une mise en commun des ressources intellectuelles du
groupe pour parvenir à une interprétation satisfaisante de l'événement,
coïncide de façon surprenante avec l'analyse que les médias donnaient
eux-mêmes de leur propre comportement, au moment des événements en
cause. Les médias n'affirmaient-ils pas en effet qu'il y avait un
événement ? N'affirmaient-ils pas que cet événement était ambigu, mais
susceptible à coup sûr de conséquences très importantes ? Et le
rassemblement de nombreux experts sur le plateau des journaux télévisés
ne correspondait-il pas en effet à une sorte d'effort de mise en commun
des ressources intellectuelles du corps social, en vue de donner une
interprétation à l'événement ?
Là encore, et sur ce second plan
d'analyse du fonctionnement des rumeurs, le schéma de Shibutani nous
suggère qu'il y a normalité. Bien qu'étrange souvent dans son résultat,
la rumeur ne l'est nullement au niveau de la mise en oeuvre de ses
moyens. Face à un événement initial ambigu qui joue le rôle de
phénomène déclencheur, les gens n'ont nullement selon Shibutani la
réaction de se dire : « je vais propager une rumeur ». Les gens se
disent, bien au contraire : « je vais essayer d'interpréter l'événement
», ce qui est la réaction la plus normale et la plus banale possible.
C'est en aval de cette réaction normale que les choses dévient ; car,
comme l'interprétation fait problème, il y a multiplication d'échanges
à son sujet; et cette intensification d'échanges d'idées fait naître la
rumeur, un groupe ou un autre l'emportant (en un succès de complot).
Car,
nous l'avons vu, c'est l'intensification excessive d'une curiosité
somme toute normale qui provoque finalement le trouble. Le désir
d'éclaircir l'interprétation des faits est trop grand pour que l'on
supporte de rester dans l'ambiguïté. On propose des hypothèses. Et,
nous avons vu, dans le cas de l'affaire Tchernobyl, ce qu'étaient en
terme de rumeur, les produits d'une telle activité. Bien loin de
conduire à la clarification recherchée, une hypertrophie de la fonction
de « formulation d'hypothèses » aboutit, au contraire, à générer des
torrents de fausses nouvelles, de façon improvisée. Ce qui, soit dit en
passant, nous ramène bien au cadre de la formulation utilisée par
Shibutani dans le titre même de son ouvrage : Improvised News.
A
ce phénomène s'ajoute, cela va de soi, que certaines rumeurs naturelles
» ou « spontanées » telles que celles que nous venons de décrire, y
compris les rumeurs les plus « folles », peuvent, en plus, être
sciemment « détournées » ou « orientées » par certains agents sociaux.
C'est un autre problème sur lequel nous reviendrons plus loin. Il
fallait, dans un premier temps, souligner la nature « normale » aussi
d'un phénomène apparemment « déviant ».