1955-1965: La rumeur échappe à toute tentative de mesure
A
partir de 1955, les travaux rendant compte de mesures effectives de
distorsion de rumeurs vont, très curieusement, se raréfier, comme si la
recherche s'était mise soudain à piétiner sur ce sujet. Pour
l'essentiel, en effet, les publications de la période allant de 1956 à
1965 :
— reprennent souvent certes l'idée
d'une mesure quantifiée des déformations de rumeurs, mais sous forme
simplement de rappels des résultats des travaux de la période
antérieure ; sans y ajouter les importantes masses de nouvelles mesures
expérimentales que l'on aurait pu s'imaginer devoir attendre d'un
domaine nouveau en pleine expansion;
—
développent par ailleurs des commentaires sur les difficultés de
principe de la mesure des déformations successives d'une rumeur,
commentaires qui sont souvent autant d'occasions de soulever des
objections ;
— et l'idée même d'une
comparaison d'un discours avec une réalité commence à faire désormais
visiblement problème. L'aspect pathologique des rumeurs, leur caractère
de « phénomène d'essai », est moins clairement perçu. En 1961, Serge
Moscovici fait par exemple observer que les distorsions sont un
phénomène général, caractéristique de tout échange d'information.
Tout semble indiquer
a posteriori,
que les expériences de mesure des chercheurs ont donné des résultats
décevants, et que leurs auteurs ont reporté leur attention en amont des
systèmes d'observation, pour se demander si le concept même de mesure
des différences entre réalité et rumeurs avait été convenablement
défini.
A cette même époque, de grandes incertitudes tendaient à
se faire jour en sociologie de la connaissance et en psychologie
sociale concernant le caractère bien fondé de ce qu'on appelait « le »
savoir.
L'échec relatif des travaux de mesure des distorsions
par rumeurs semblait donc, à tout prendre, plus intéressant que
n'aurait pu l'être leur succès, puisqu'il apportait l'occasion de
trouver des convergences avec les préoccupations de disciplines très
voisines. Et ces échecs pouvaient fournir l'occasion de publications,
dans lesquelles on montrerait que le problème de la distorsion avait
été en réalité mal posé.
Avec le recul que nous donne maintenant
l'écoulement de plusieurs décennies, nous savons que le problème était
mal posé en effet. Une relecture « ethnornéthodologique des travaux de
l'époque 1945-1955 fait apparaître que l'on avait gravement sous-estimé
le fait que les langues naturelles (c'est-à-dire celles que nous
parlons, par opposition à celles des machines) fonctionnent beaucoup
plus comme des pointeurs
braqués sur la réalité, que comme des peintures figurativement
représentatives de celles-ci. Mais ceci mérite une explication plus
approfondie.
Lorsque je pointe mon doigt en direction d'un
immeuble, rien de l'immeuble n'est contenu dans mon doigt; mais
l'immeuble tout entier est désigné, et mon doigt a été choisi pour
obtenir ce résultat ; alors que je n'aurais pas réussi aussi bien à
désigner l'immeuble entier en adoptant une stratégie d'énumération de
portes, de fenêtres, de marches d'escalier, de lignes électriques, bref
d'éléments qui sont vraiment des constituants de l'immeuble. Mon doigt,
pointé dans la bonne direction a suffi.
Une
thèse centrale de l'ethnométhodologie consiste dans l'affirmation que
le phénomène de parole fonctionne pour l'essentiel à la manière d'un
pointeur. Pour rendre compte d'une réalité constituée par un
objet, un événement, etc., on s'abstiendra, dit cette thèse, d'en
énumérer tous les détails, pour ne retenir que ceux qui ont un pouvoir
de suggestion, un pouvoir d'image. Les phrases que nous prononçons
doivent-être en quelque sorte des miroirs produisant un
reflet de la réalité. Et de ce mot de « reflet », on tire
réflexivité
qui est le terme ethnométhodologique consacré pour évoquer ce rôle de
pointeur (l'idée de « pointeur » est propre à l'école
ethnométhodologique de Paris VII. On n'emploi jamais ce mot aux
Etats-Unis mais toujours le terme Garfinkélien de « réflexivité»).
Or, si le langage joue un rôle de pointeur, les messages de rumeurs sont
ipso facto
des pointeurs, et l'altération d'un message de rumeurs est une
altération de pointeur, ce qui est quelque chose de très particulier.
Pour bien comprendre en quoi l'altération d'un pointeur diffère de celle d'un contenu, référons-nous à quelques exemples :
Un
banal sac de pommes de terre tout d'abord : s'il y a altération de 10 %
des pommes de terre du sac, imposant leur élimination, on se retrouve
tout de même ensuite avec 90 % de la quantité de pommes de terre
initiale. En matière de contenu donc, l'altération laisse subsister ce
qui n'est pas altéré.
Un disque de musique de hit parade dont
une face est rayée, conserve tout de même une face utilisable. Il y a
donc en cette matière un fonctionnement de contenu puisque l'altération
laisse subsister ce qui n'est pas altéré.
Un numéro de téléphone
altéré par contre, ne nous donne pas au bout du fil une partie de la
personne que nous voulions appeler. Nous obtenons soit rien, soit une
personne complètement fausse au regard de ce qui était attendu ; mais
pas 70 % ou 80 % de la vraie personne ; alors pourtant que le numéro
altéré contient 70 % à 80 % de chiffres exacts. Cette perte totale
comme résultat d'une altération seulement partielle est complètement
caractéristique du processus d'altération d'un pointeur.
La
mesure de l'altération d'un pointeur est donc un problème qui presque
immédiatement perd son sens, puisque presque immédiatement on perd tout.
Or qu'en sera-t-il des rumeurs ?
II
n'y a pas de raison de penser que les gens qui propagent des rumeurs
s'expriment, ce faisant, dans une autre forme de langue que celle qui
est la leur ordinairement et tous les jours. La question de savoir si
les messages de rumeurs fonctionnent par contenu ou par effet de
pointeur n'est donc finalement pas différente de la même question posée
à propos des langues naturelles en général. Et ceci nous ramène bien
aux propos de l'ethnométhodologie garfinkélienne dont une thèse
centrale repose dans l'affirmation que les langues naturelles
fonctionnent comme des pointeurs.
En réalité la thèse dont nous
parlons (thèse dite de « réflexivité des langues naturelles ») est un
peu plus complexe. On y admet par exemple que le fonctionnement par
contenu n'est jamais complètement absent non plus de notre pratique des
langues naturelles puisque nous pouvons décrire les objets en les
spécifiant par des accumulations de détails, par des listes, etc. Mais
dès qu'il s'agit d'objets matériels concrets, nous savons bien
qu'aucune description si longue soit elle, n'en épuiserait tous les
détails possibles: il suffirait de prendre une loupe ou un microscope
pour
que la description soit à recommencer. Un objet matériel
étant lui-même toujours plus que sa description, cela indique bien que
celle-ci est une sélection de quelques traits importants, fonctionnant :
— pour partie comme une sélection de contenu ;
— et pour partie comme un pointeur.
En
1961 l'idée de réflexivité (i.e. de « pointeur ») n'était pas
clairement perçue par les chercheurs des sciences sociales, mais celle
de sélection d'un contenu de réalité suffisait à jeter un doute sur
l'idée même d'information impartiale, donc finalement un doute sur
l'idée de principe d'une mesure de la distorsion entre rumeur et
information impartiale.
On sait en effet qu'une information
journalistique ou télévisuelle sur un événement est forcément une
sélection d'éléments de la réalité.
Il y a donc nécessairement toujours et d'abord « désinformation » par omission
; et l'on doit insister ici tout particulièrement sur le fait que cette
sorte de « désinformation », ou en tout cas de non-information, est un
des piliers sur lesquels reposent toute l'organisation et toute
l'efficacité de nos systèmes précisément d'information.
Pour
être mémorisables, les nouvelles doivent être concises. Si les médias
se mettaient demain à déverser sur le public des accumulations infinies
de détails sans faire fonctionner le processus de sélection qui est
actuellement le leur, ce soi-disant mieux jouerait immédiatement le
rôle d'ennemi absolu du bien ; et pour le coup vraiment, la
désinformation du public deviendrait complète.
On voit donc qu'il peut fort bien exister divers système de désinformation utilisant uniquement des nouvelles vraies.
A
cela s'ajoute qu'une fois reconnu comme indispensable le principe d'une
sélection parmi l'ensemble maximal des informations dont on
pourrait disposer, deux phénomènes supplémentaires interviennent :
— cette sélection est nécessairement une
ethnosélection,
faisant intervenir l'arbitraire culturel des groupes humains
(c'est-à-dire des « complots » dont font partie ceux qui sont chargés
de sélectionner les informations) ;
— cette sélection a en outre valeur de
grille ; or on montre facilement par la théorie de l'information que toute grille équivaut par sa donnée à un message positif.
Il y a donc à la fois suppression et addition d'informations.
L'acte
d'information est toujours consubstantiel en soi à une désinformation.
On n'y peut rien. La prétendue neutralité et objectivité des
journalistes est un mythe.
A cela s'ajoute encore qu'une place particulière est faite à l'heure actuelle dans les médias au concept de
non-contradiction
entre l'information et la réalité, comme base d'une éthique
déconseillant que les informations simultanément proposées à un même
public sur un même sujet soient par trop contradictoires (sauf à en
donner précisément acte, en indiquant alors qu'il s'agit de nouvelles
émanant de plusieurs sources).
Ce principe de non-contradiction
a bien entendu de l'importance en terme de plaisir/déplaisir, au niveau
de ce que ressent subjectivement le destinataire de l'information.
Toute personne qui écoute un récit essaye de se donner une
représentation de ce qui est dit, et n'y parvient que très
difficilement si ce qui est dit fourmille de contradictions non
signalées comme devant conduire à des scénarios multiples. Il demeure
clair toutefois que la condition ainsi introduite est peu restrictive
et ne pourrait fournir la base d'une théorie de la mesure de la
distorsion des rumeurs.
En résumé, pour cerner de manière un peu
plus satisfaisante qu'on n'avait pu le faire, entre 1955 et 1965, la
notion de distorsion apportée par une rumeur, il aurait fallu :
— disposer du concept de « pointeur », ce qui n'était pas encore réellement le cas ;
—
et pour la partie résiduelle de fonction de contenu du langage,
franchir l'obstacle théorique de la détermination du bien-fondé d'une
sélection d'informations ; question pour laquelle on ne disposait pas
d'éléments suffisants non plus.