La belle époque de la théorisation de l'écart entre réalité et rumeurs (1945-1955).
Les
travaux expérimentaux réalisés en 1945 par Allport et Postman
focalisaient de façon très nette leur intérêt sur la question de
l'écart de distorsion existant entre réalité et rumeurs. Nous l'avons
dit, en décrivant le dispositif, mais nous n'avons pas encore rendu
compte des résultats tirés de ces expériences ; ce que nous allons
faire maintenant.
La mise en oeuvre par ces auteurs du
dispositif de laboratoire déjà évoqué plus haut (une réalité initiale
constituée par une photo ou une image, une première description par une
personne qui a vu la photo à une seconde, puis une retransmission en
chaîne de ce message, etc.) avait très régulièrement conduit à observer
les phénomènes suivants :
— sur un nombre
d'abord considérable d'étapes successives de la propagation, il
apparaissait d'importantes modifications de forme et de contenu du
message ;
— mais après un certain temps de ce
processus, on observait une évolution finale du message vers une forme
raccourcie et lapidaire comparable à un slogan ;
— suite à quoi cette forme raccourcie de pseudo-slogan continuait à circuler pratiquement sans déformation.
Allport
et Postman donnaient par ailleurs des descriptions détaillées des types
d'altérations subies par la rumeur au cours de la première phase de sa
propagation, ces types étant :
.. Des « réductions »,
c'est-à-dire des transformations par suppression de détails ou même par
suppression d'éléments relativement importants de la version précédente
du message.
.. Des accentuations, processus inverse du
précédent, par lequel la partie du message qui n'a pas été supprimée
tend à être exagérée, amplifiée. Exagération numérique (un noir dans un
groupe devient rapidement quatre noirs ou même davantage) ; exagération
de dimensions d'objets (un poisson pêché prend des dimensions
fabuleuses ; un animal rapporté de la chasse est un géant au regard de
son espèce) ; exagération des mouvements (un pot de fleur qui tombe se
transforme en chute de plusieurs objets), exagération par transfert du
récit en un autre lieu et un autre moment, qui lui donnent une portée
plus dramatique.
.. Des « assimilations », ce terme étant
utilisé par Allport et Postman pour décrire des transformations
complexes qui sont de véritables réélaborations du contenu de la
rumeur. Les auteurs distinguent les cinq sous catégories suivantes :
—
assimilation au terme principal, c'est-à-dire accroissement de la
cohérence du récit; des détails sont rajoutés lorsqu'ils semblent
nécessaires à la cohérence ;
— recherche d'une « bonne suite », pour compléter des éléments qui paraissent incomplets ;
— condensation : réunion de plusieurs détails ayant pour effet de simplifier la description ;
—
anticipation : les choses vues sont ramenées aux normes habituelles des
individus qui transmettent la rumeur ;
—
stéréotypes verbaux (forme d'assimilation qui est une variante de la
précédente, où les habitudes verbales jouent un rôle déterminant).
Des
réélaborations motivées, allant dans le sens de l'intérêt catégoriel de
la personne qui transmet, ou dans le sens des préventions ou des haines
que peut avoir cette personne à l'égard de certains groupes sociaux ou
individus déterminés. On rejoint ici plus particulièrement la notion de
complot introduite par nous ultérieurement dans cette analyse.
Le
retentissement de ces travaux d'Allport et Postman devait être
immédiatement considérable ; et d'autres équipes de chercheurs
s'efforcèrent de les compléter par d'autres expériences.
Une
faiblesse évidente par exemple du dispositif d'Allport et Postman
tenait à son caractère sociologiquement irréel : il s'agissait d'un
dispositif de laboratoire ; et l'idée d'en transposer le schéma sur un
véritable terrain », s'imposait immédiatement à l'esprit. En 1951, deux
autres chercheurs américains, N.A. Peterson et N.P. Gist se proposèrent
donc de mettre à l'épreuve la théorie construite en laboratoire en
allant effectuer directement des observations et des mesures sur des
rumeurs se propageant dans une petite ville des Etats-Unis, à la suite
d'un meurtre dont on n'avait pas retrouvé l'auteur ; situation
évidemment facilement génératrice de rumeurs tendant à désigner tel ou
tel supposé coupable.
Les observations alors faites par Peterson
et Gist confirmèrent sur certains points les conclusions d'Allport et
Postman : il y avait création, sans motif, d'informations accusatrices
à partir de rien ; et ces informations circulaient en s'enrichissant de
toutes sortes de détails et en se déformant. Mais sur d'autres points,
les observations de Peterson et Gist montraient que les événements sur
le terrain se déroulaient différemment du schéma du laboratoire.
Les
conclusions de la théorie élaborée par Allport et Postman étaient du
reste suffisamment générales et complexes pour intégrer des résultats
expérimentaux apparemment contradictoires à première vue, avec les
leurs. Une étude de T. Caplow, publiée en 1947, met en évidence un cas
de propagation non modifiée d'une rumeur. La chose s'intègre pourtant à
la théorie ; car celle-ci prévoit en effet que dans sa phase finale, la
rumeur, devenue slogan, circule sans modification. Une autre étude de
S. Schachter H. Burdick. publiée en 1955, rend compte aussi d'un cas de
circulation sans modification.
D'une manière générale, le climat
était à l'optimisme dans le champ sociologique de la recherche sur les
rumeurs, et l'intérêt suscité hors même de ce champ était considérable.
Un
maître-mot apporté par le travail initial d'Allport et Postman était le
concept de « mesure » expérimentale des distorsions, à effectuer au
moment où celle-ci se produisent et cette idée de mesure n'excluait pas
une formalisation numérique. Dans le rapport de 1945 de ces deux
auteurs, on trouve par exemple une courbe donnant l'évolution des
pourcentages numériques de détails retenus dans la rumeur, en fonction
du nombre de reproductions successives. « La courbe, calculée pour onze
expériences, montre qu'environ 70 % des détails sont éliminés au cours
de 5 ou 6 transmissions de bouche à oreille, même lorsque le laps de
temps entre chaque transmission est pratiquement négligeable. »
C'est
au niveau de ce concept de mesure que se situait, en fait, toute la
nouveauté du secteur; et non point sur l'essentiel des faits eux-mêmes,
puisque la notion de rumeur était multiséculairement connue ; et
puisque de nombreux travaux sociologiques de la première moitié du XXe
siècle avaient largement décrit des phénomènes de naissance et de
propagande de mythes, dans des sociétés sous-développées et dans des
sociétés développées.
Puisque l'on pouvait parler de mesure de
la distorsion, et de facteurs susceptibles d'influer sur l'amplitude de
celle-ci, toutes les conditions semblaient réunies pour aborder le
problème capital des moyens à utiliser pour empêcher la propagation
d'une rumeur. Il allait suffire pensait-on de faire intervenir des
facteurs modifiant la rumeur gênante de façon à la rendre inoffensive ;
ou bien encore moins attractive.
Un chercheur du nom de Knapp
s'était particulièrement intéressé à cet aspect de la question, et
certains de ses travaux (déjà cités en un autre chapitre) avaient été
antérieurs même à ceux d'Allport et Postman. Dès 1942, il avait
constitué un échantillon de 1 089 rumeurs en circulation simultanée
dans un même mois de l'année, s'efforçant de les classifier et de les
analyser. Dans une étude de 1944, Knapp mentionnait un certain nombre
de moyens susceptibles d'être selon lui utilisés par les pouvoirs
publics en vue d'enrayer la prolifération des rumeurs.
Les
rumeurs, nouveaux projectiles explosifs utilisés dans les guerres de
propagande des super-lobbies mondiaux : une vision des choses qui
conserve encore beaucoup d'actualité
C'est, rappelons-le, à
l'occasion du conflit mondial de 1940-1945 que s'étaient développées
les premières recherches sur les rumeurs, à une époque où pour la
première fois, la propagande était considérée comme une arme de guerre
parmi d'autres, et où des organismes militaires spécialisés avaient
pris en charge tant aux Etats-Unis qu'au Royaume-Uni, l'élaboration de
stratégies adéquates face à ce nouveau danger. La guerre, c'était aussi
celle de la désinformation, de l' «intox », de la « démoralisation » de
l'ennemi. On sait qu'ensuite, en Chine, au Viêt-Nam, la « guerre
psychologique » devait jouer un très grand rôle.
En temps de
paix, à l'usine comme au bureau, les rumeurs restent des armes, que se
plaisent à manipuler toutes sortes de pouvoirs et de contre pouvoirs :
syndicats, services en situation de rivalité dans une entreprise,
factions diverses en quête d'accroissement d'audiences internes, etc.
Au
niveau de la guerre commerciale que se livrent des entreprises
concurrentes pour imposer leurs produits, de nombreuses marques font
l'objet de rumeurs, dont le public ne décèle pas toujours
l'invraisemblance et l'étrangeté. Aux Etats-Unis, par milliers tous les
mois après 1981, des consommateurs inquiets se sont mis à téléphoner de
toute part pour essayer de savoir s'il était vrai que la firme Procter
& Gamble (n° 1 mondial des produits d'entretien, et propriétaire de
marques tel que Pampers, Ariel, Bonux, etc.) devait sa prospérité à un
pacte conclu avec Satan. En juin 1982 la firme avait décidé de faire
face directement au problème par des communiqués de presse, et par
l'ouverture d'un standard téléphonique spécial employant 15 personnes
pour répondre aux questions posées par les gens. Plusieurs années
durant les appels téléphoniques se succédèrent sur ce standard à un
rythme mensuel de 15 000 en moyenne, malgré les dénégations véhémentes
du service spécialisé. La société Procter & Gamble avait finalement
intenté aussi des poursuites judiciaires contre les propagateurs de
cette rumeur parmi lesquels des distributeurs d'une firme concurrente,
la société Amway.
Le marketing est l'une des branches d'activité
où l'on est le mieux fondé à s'interroger sur l'origine de rumeurs
lorsque celles-ci surviennent. Dans le pire des cas, des concurrents
ont créé ces rumeurs de toutes pièces. Dans le meilleur des cas, les
concurrents ont profité d'un état de circonstances fortuites,
favorables à la naissance spontanée d'une rumeur. Mais il n'arrive
pratiquement jamais qu'un concurrent manque l'occasion de tirer
cyniquement parti de l'avantage momentané d'une rumeur qui affaiblit un
adversaire.
L'utilisation de rumeurs au service de « complots »
au sens large mettant en jeu des intérêts industriels, politiques,
commerciaux, etc., est donc une question dont l'actualité n'a jamais
cessé d'être brûlante. Mais le fait qu'un phénomène soit socialement
important ne suffit pas toujours à rendre fructueuse son investigation
sociologique. Encore faut-il en effet que la recherche dispose
d'instruments conceptuels adéquats pour l'appréhender. Or, de 1955 à
1965, les sciences sociales allaient être agitées de multiples crises
qui constituaient pour une large part le contrecoup d'autres
turbulences étranglant le champ de la sociologie de la connaissance.