Postface méthodologique

 

Le propos tenu dans cet ouvrage, dans la mesure où il s'appuie sur l'analyse prospective détaillée d'une quarantaine de pays, relève bien évidemment du champ habituellement réservé à la sociologie politique, matière qui est bien loin de pouvoir être considérée comme nouvelle. S'il se trouve que certains de nos lecteurs sont accoutumés à raisonner en termes de perspectives d'écoles sociologiques, ceux-là souhaiteront sans doute que nous spécifiions le cadre épistémologique des démarches dont s'inspire notre approche d'examen.

 

Précisons donc qu'une clef essentielle de notre méthodologie d'étude de pays réside dans ses options de découpage d'unités pertinentes dans les pays étudiés, options qui sont à la fois ethnologiques et ethnométhodologiques :

 

—    ethnologiques d'abord : elles imposent des découpages en « villages » concrets ou abstraits que l'on décrit ethnologiquement et non sociologiquement ; une entité particulièrement importante à étudier est « le village politique » de chaque pays (ensemble informel de tous les hauts milieux dirigeants, y compris ceux des oppositions et ceux de l'économie) ;

 

—    ethnométhodologiques ensuite : elles procèdent par une stratification de descriptions successives. On sait en effet qu'en ethnométhodologie, la description est considérée comme une solution du problème de l'interprétation. Nous pouvons donc aborder directement en termes de description les sujets dont nous traitons.

 

 

 

— Villages politiques

 

Il entre dans l'objet normal de l'ethnologie d'étudier des villages et non des grandes unités de population. Cela est justifié par des motifs d'exigence de rigueur indexicale. On peut avoir en effet rencontré personnellement une large fraction des habitants d'un village. Au contraire, lorsque l'on évoque des classes sociales ou des couches entières de vastes populations, on parle en fait de personnes inconnues.

 

Rien n'empêche l'ethnologie d'étudier aussi des villages abstraits, par exemple ceux constitués par les adhérents de confréries déterminées ; ou bien les personnes exerçant un même type de métier au sein d'une population plus vaste. La notion de « village politique » peut être considérée comme une extension de celle de « village professionnel ».

 

La notion de village politique est très importante pour la justification de notre propos. Nous prétendons en effet, après plus de quinze ans d'exploration ethnologique de villages politiques répartis dans près de quarante capitales du monde entier, être devenus des experts de cette branche particulière de l'ethnologie qui n'a d'ailleurs, à notre connaissance, guère été revendiquée par d'autres chercheurs comme « terrain » particulier d'étude ethnologique ; et nous soutenons que le suivi ethnologique simultané de la vie d'une quarantaine de villages représente un objectif dont l'ampleur d'extension n'a rien de déraisonnable par référence au niveau habituel des tâches que l'on peut couramment s'assigner dans une zone ordinaire d'investigations ethnologiques.

 

Il n'y a donc pas d'outrecuidance de notre part à évoquer successivement comme « connus » des êtres aussi variés que les « Chinois », les « Egyptiens », les « Américains », les s Argentins », etc. Et l'on devra bien entendu rapporter ce propos à nos villages de référence. Nous n'avons pas adressé personnellement la parole à 120 millions de Japonais, 10 millions de Grecs, 20 millions de Soudanais, etc. Mais nous avons régulièrement entretenu des amitiés et des conversations avec des politiciens de ces pays, afin de nous tenir au courant de ce que sont les choses de la vie dans les villages professionnels dont ils relèvent. Ces villages sont des lieux que nous avons passé beaucoup de temps à sillonner et à arpenter. Ils sont un terrain que nous tenons pour raisonnablement connaissable et, compte tenu de cet effort, raisonnablement connu.

 


— Ethnométhodologie

L' « ethnométhodologie » ne désigne pas les « méthodes usuelles de l'ethnologie ». C'est un label très spécifique d'école, associé aux travaux d'une tendance sociologique contemporaine, principalement américaine, dont le chef de file est Harold Garfinkel et qui comporte des ramifications en de nombreux pays. Cette école se pose en quelque sorte en « anti­sociologie » (un peu de la même façon qu'une fraction de la psychiatrie s'est posée en « antipsychiatrie »).

Il faut en particulier savoir gré aux ethnométhodologues d'avoir, avec une extrême énergie et à travers de nombreux écrits, insisté sur l'importance en sciences sociales de la notion d'indexicalité. Ils semblent cependant unanimes à attribuer la vraie paternité de cette notion au logicien Bar-Hillel sur la base d'un article à valeur quasi prophétique, publié il y a trente ans exactement dans la revue Mind [1] (les références des ouvrages cités figurent en fin de chapitre).

 

Depuis lors, et à de nombreuses reprises, Bar-Hillel a continué à insister sur l'intérêt de la notion d'indexicalité [2] au regard de la distinction à faire entre les langages artificiels d'une part (compréhensibles et manipulables par des machines) et les langues naturelles d'autre part (dont il prévoyait dès cette époque et avec raison que les machines auraient de très grandes difficultés à les analyser, les traiter, les traduire correctement). Mais la contestation implicitement portée par son argumentaire semblait avoir surtout pour cibles les entreprises de construction de grammaires génératives et l'école chomskyenne [3] dont il avait bien prévu en effet les échecs, depuis lors observés. Et c'est aux ethnométhodologues proprement dits (et notamment à Harold Garfinkel) que l'on doit d'avoir montré ensuite que cette même argumentation à base d'indexicalité atteignait aussi de plein fouet Durkheim, ses principes, son oeuvre et, à travers ceux-ci, les traditions de raisonnement les plus constantes de la sociologie.

 

A partir de là, des ethnométhodologues (il s'agissait presque exclusivement d'abord, au départ, d'une école américaine) ont entrepris de proposer aux sciences sociales un programme de travail marquant une rupture épistémologique brutale avec tout ce qui précédait. Entre 1967 et 1974 notamment, plusieurs ouvrages individuels ou collectifs de cette école ont pris une quasi-valeur de manifestes : Studies in Ethnomethodology publié en 1967 par Harold Garfinkel [4], ultérieurement, en 1970, un article fondamental de Garfinkel et Sacks : « On formal structures of practical actions » [5] et, en 1971, Under­standing Every Life, ouvrage collectif présenté par Jack D. Douglas [6] ; en 1972, Studies in Social Interaction, ouvrage collectif publié par David Sudnow [7]. Aussi bien dans ces ouvrages collectifs que dans des articles, on a noté en outre à cette époque et depuis lors les noms de Cicourel, de Jefferson, de Schegloff, de Wieder [8] et de Zimmerman [9] à côté de ceux, particulièrement importants, de Garfinkel et Sacks.

 

En ce qui concerne les publications ethnométhodologiques hors des Etats-Unis, on a remarqué au Royaume-Uni en 1974, chez Penguin Books, un ouvrage collectif présenté par Roy Turner [10] ; puis en 1981 un ouvrage édité à Londres par Knoor-Cetina et Cicourel, intitulé : Advances in Social Theory and Methodology. En Italie, on pouvait noter, en 1983, la parution d'un excellent ouvrage collectif sous le titre Ethnometodologia.

 

Une consultation effectuée en 1985 sur des banques documentaires accessibles à Paris a conduit à dénombrer 252 publications récentes concernant l'ethnométhodologie.

 

 

—    Un nouveau matérialisme porteur d'une théorie de l'histoire

 

Dans l'interprétation et dans le commentaire que nous, pour notre part, donnons du discours ethnométhodologique, nous avons coutume d'insister sur le fait que ce courant porte en lui les potentialités :

—    d'un nouveau matérialisme (qui pourrait venir occuper la place laissée progressivement libre par le reflux du marxisme ;

—    et d'une nouvelle théorie de l'histoire (d'où un certain champ d'applications possibles, en prévision politique notamment).

Ces deux affirmations sont à considérer comme relativement peu communes, au sens de ce qui se dit habituellement du courant ethnométhodologique et de ses applications [11]. Elles en représentent une certaine interprétation, dont il convient d'abord donc d'expliquer et de démontrer la pertinence.

 

Telle qu'elle apparaît en effet à nos yeux, la révolution ethnométhodologique tire son origine et sa force de la multiplication des ordinateurs que l'on a pu observer dans le monde depuis quelques décennies. Elle tend à transposer, en direction de la sociologie, la distinction que le monde de l'informatique établit entre les machines elles-mêmes (le hard, i.e. le matériel) et leur culture (le soft, le logiciel, les bibliothèques de progiciels).

 

Bien que les logiciels et progiciels ne soient pas à proprement parler des objets matériels, ce sont des composantes extrême-ment importantes du coût de l'informatique ; et cette matérialité financière est bien le signe avertisseur de l'existence cachée en eux d'une matérialité tout court, qui est celle des opérations de calcul.

 

Or, s'il y a un modèle constamment évoqué par les ethnométhodologues (à commencer par Garfinkel), c'est bien celui du calcul et de l'omniprésence du calcul dans toutes les actions élémentaires des acteurs de la vie sociale (y compris le langage ordinaire). A ces calculs, Garfinkel donne des noms variés, tels que « construction de sens », accountability, etc., en insistant toujours sur l'aspect structurellement logique et raisonneur des comportements de tous, même s'ils sont globalement délirants.

 

Fonctionner, pour un individu comme pour un groupe social, c'est accumuler des séries de jugements et de raisonnements, c'est mettre en oeuvre les logiciels adaptés à ces machines que sont les cerveaux humains. C'est donc devoir se soumettre aux modalités spéciales de contrainte matérielle qui régissent les logiciels, à savoir généralement :

l'inertie des systèmes : les logiciels n'évoluent que très lentement (dans une société industrielle, les procédures collectives de travail sont très imprégnées de multiples rémanences, extrêmement difficiles à modifier) ;

la substitution par alternance (on ne modifie que très rarement un logiciel A pour passer à un logiciel B, mais on les fait fonctionner par alternance sur une même machine à travers une nécessaire « schizophrénie » de celle-ci).

Certes, les grands « logiciels humains » qui régissent les comportements de sens commun des différents peuples nous sont inconnus ; et il faut savoir gré justement à l'ethnométhodologie d'avoir fait apparaître qu'il s'agit de logiciels, précisément, dont les mécanismes ne sont ni connus, ni à court terme connaissables (le langage humain lui-même étant, pour longtemps encore, un logiciel inconnu), observation qui a pour effet de détruire les prétentions scientifiques de la sociologie telle qu'elle s'était construite dans la filiation aussi bien de Durkheim que de Marx.

 

Il serait ridicule, en effet, de vouloir appréhender directement des logiciels à travers des raisonnements aussi sommaires que ceux de la sociologie usuelle ; et lorsque celle-ci entreprend d'expliciter les « non-dits » et les « allant de soi » des comportements humains (qu'ils soient individuels ou sociaux ou politiques), elle s'attaque à une tâche infinie.

 

Par contre, on peut tout à fait bien concevoir que dans la plupart des pays du monde, il puisse exister, au sein de ce que l'on appellera des « villages politiques », une sorte de connaissance empirique et traditionnelle des grands logiciels sociaux. Il s'agirait certes seulement d'une connaissance de type pratique liée au long exercice héréditaire des professions ayant pour objet de diriger les hommes. Cette connaissance permettrait de savoir, par exemple, que telles et telles émissions de messages symboliques en direction d'une population peuvent être inefficaces ou efficaces, ou même porteuses de dangers explosifs de surefficacité dans les effets qu'elles peuvent induire.

 

Certes, l'accès à de tels types de connaissance ne peut être qu'extrêmement aléatoire et difficile pour un observateur extérieur au village politique concerné ; mais dans la mesure où il s'agit de l'étude d'un village professionnel, c'est tout de même une sorte d'étude envisageable, et qui entre dans le cadre conceptuel normal de l'ethnologue.

 

En outre, conçu d'une telle manière, le projet d'investigation n'est qu'indirect, faisant jouer un rôle d'expert à un village professionnel sur la question vraiment difficile qui est celle du « comment gouverner ».

 

Un ethnologue européen, qui se rendrait à Téhéran dans l'espoir avoué d'analyser « le logiciel politique iranien », puis à partir de là de supplanter la popularité de l'ayatollah Khomeiny en s'adressant lui-même directement aux foules islamiques, ne ferait rien d'autre que manifester par un tel projet une naïveté bien grande. Cet exemple extrême illustre une évidence d'une portée plus vaste, qui est celle du caractère généralement intransmissible (ou très difficilement transmissible en tout cas) du savoir-faire contenu dans les « villages politiques », lorsque cette transmission serait supposée se faire en direction d'étrangers.

 

Mais les questions que l'on se pose en prévision politique par scénarios à long terme, n'impliquent en général pas de nécessité de transmission d'un véritable savoir-faire.

 

Pour effectuer un tel type de prévision, on a besoin en effet seulement d'un inventaire de la liste des « logiciels de pouvoir » détenus par le village politique ; mais point du savoir-faire politique lui-même, et point de ses modalités d'utilisation.

 

A court terme, la liste des avenirs politiques possibles pour un pays semble généralement très ouverte. Les hommes qui composent le village politique ont de nombreux tours en réserve, et leurs habiletés s'affrontent.

 

A long terme, par contre, le phénomène « liste de scénarios » comporte des motifs évidents de convergence, car les hommes qui vont s'affronter à l'horizon de dix ans, par exemple, seront toujours les mêmes genres d'hommes politiques, avec les mêmes habiletés et les mêmes tours de métier, dont on peut entreprendre de dresser des combinatoires.

 

Ce que l'ethnométhodologie nous dit est :

—    qu'il y a une « matérialité » et une « rareté » des tours de métier utilisables pour gouverner un pays ;

qu'il y a une très grande lenteur dans la création de nouveaux tours de métier ;

si bien que la combinatoire de ceux-ci est un ensemble matériellement prévisible à l'horizon, par exemple, de dix ans.

—    La question des « dictatures d'Intelligentsias »

Des chapitres de cet ouvrage ont traité des « nouvelles dictatures d'Intelligentsias ». Il s'agit d'un propos un peu anormal au regard de nos préoccupations habituelles, qui visent à la description de chaque village politique en lui-même et pour lui-même.

La transversalité intervillages est un genre ethnologique dans lequel on ne doit, selon nous, s'aventurer qu'avec une extrême prudence.

 

Mais comment aurions-nous pu cependant rester indifférents face à une évolution un peu partout observée, et qui tend, par des voies le plus souvent insidieuses [12], à radicaliser les emprises de pouvoir des Intelligentsias, donnant à celles-ci des dimensions nettement totalitaires?

 

 

Bibliographie sommaire

Références des ouvrages cités dans la postface méthodologique

 

[1]    Bar-Hillel, Yehoshua, Indexical expressions, Mind, 1954, no 63, p. 359-379.

[2]    L'indexicalité est une imperfection structurelle des langues ordinaires qui fait que leur seuil n'est pas réellement défini mais dépend du contexte ; ceci à la différence de beaucoup de langues artificielles à finalités techniques.

[3]    Tentatives visant à doter les langues naturelles de grammaires mathématiques comparables à celles de langues artificielles.

[4]    NY, Englewood Cliffs, Prentice Hall Inc.

[5]    In McKinney and Tiryakian (Ed.), Theoretical Sociology. Perspectives and development, NY, Appleton-Century-Crofts, 1970.

[6]    Chic., Aldine Publ., Co.

[7]    NY, The Free Press.

[8]    Language and social reality, Mouton, 1974.

[9]    Ethnomethodology, in The American Sociologist, 13, 1978.

[10]    Ethnomethodology.

[11]    Les perspectives de E. Bittner (America soc. revue, 1961; et aussi Sociol. res., vol. 32, 1965) font cependant de l'approche ethnométhodologique une clé capitale d'analyse des phénomènes de totalitarisme.

[12]    Cf. aussi : Lecerf Y., Parker E., La guerre des rumeurs : l'affaire Tchernobyl, Paris, PUF, 1987 (à paraître).