L'HYPOTHÈSE D'UNE FAILLE DE LA RAISON HUMAINE
Théories cognitives et pratiques politiques
Bien qu'assez théoriques, les considérations que l'on vient de développer en matière de sociologie de la connaissance sont loin d'être dépourvues de conséquences pratiques ; et se trouvent au contraire en situation de prise beaucoup plus directe qu'on ne le pense sur un certain nombre de processus et d'évolutions politiques.
Peut-on oublier par exemple l'immense importance mondiale de la critique marxiste, dont le caractère était pourtant au départ largement orienté vers des préoccupations de philosophie cognitive ?
Certes, le rôle de la sociologie de la connaissance consiste surtout à prendre acte de l'état de la pratique en une époque donnée, et de l'état des jugements que les sociétés portent sur leurs pratiques cognitives. Elle n'est pas en elle-même l'agent moteur des grandes remises en cause du savoir ; elle en fournit simplement le reflet. Mais cet indicateur n'en est pas moins important, car du point de vue en particulier du rôle social des intelligentsias, toute mise en cause globale du rôle du savoir doit être attentivement surveillée, et finit par fonctionner tôt ou tard comme un séisme.
Qu'est-ce en effet que le privilège des éduqués, sinon précisément de « savoir » ? Et quelle autre garantie trouver pour assurer la cohérence du rôle social global de leur classe, que celle fournie par la cohérence globale du savoir ?
Si cette autoconsistance vient à s'effondrer, il ne peut en résulter que d'infinis déchirements entre factions comparables à ceux engendrés par les factionnements d'idéologie. Le rôle des intelligentsias se vide de son sens profond ; ne laissant subsister que du lobbying d'Effendias, assorti de complots, d'utopies, et d'abus de pouvoir bureaucratique, faisant l'objet de constantes dénonciations entre factions.
Et surtout, si une civilisation en vient à perdre espoir dans l'avenir de son savoir, à penser que la cohérence de ce savoir collectif fait l'objet d'un processus de dégradation à la fois inéluctable et systématique, s'apparentant par exemple à une faille de la raison humaine, la perte de sens global du rôle des intelligentsias devient génératrice de phénomènes encore plus graves : car des doutes pèsent en son sein alors sur l'espoir même d'un progrès vers une plus grande cohérence. Il peut se produire des régressions du genre de la Révolution de 1979 en Iran.
Pour bien souligner l'existence de cette liaison étroite de la théorie à la pratique, et avant d'en venir comme il sera fait plus loin, à une description des positions de l'école ethnométhodologique, représentatives d'une étape contemporaine ultime de la question, il convient, croyons-nous, de marquer une pause dans l'exposé théorique du problème des idéologies, et de retourner au niveau des conséquences pratiques du propos en termes de « comportements Effendis ».
Nous voudrions faire apparaître en effet que la crise cognitive très profonde, qui a tant marqué jusqu'ici le e siècle, s'est affirmée sur le terrain d'abord et tout particulièrement sur celui de très graves affaires politiques. Les constructions des théoriciens de sociologie de la connaissance n'ont guère fait autre chose que suivre le fil des événements observés ; développements dont ces auteurs ne prévoyaient et ne précédaient en général nullement la venue ; et vis-à-vis desquels ils ne jouaient guère plus que des rôles de commentateurs.
Sitôt que cesse d'être nette la distinction entre savoir et idéologie, il y a auto-entretien du « mal d'intelligentsia », en termes de complots, irréalisme, prétotalitarisme
Montrons tout d'abord comment des situations où l'idéologie se distingue mal du savoir doivent presque nécessairement conduire aux troubles caractéristiques de ce que nous avons appelé « le mal d'Effendia » ; et surtout à rendre ce mal auto-prescripteur, faisant en sorte qu'il soit fallacieusement pris pour son propre remède (à la façon d'un prurit que l'on aggrave par des frictions répétées tout en croyant l'apaiser).
Dans les villages politiques que nous connaissons, on se plaint constamment des « Effendias » en place : on dénonce leurs pratiques comme génératrices de maux funestes ; mais l'on ne propose finalement, pour soigner le mal dont elles sont porteuses, que toutes sortes de médications consistant à mettre en oeuvre :
— des opérations de complots ;
— des utopies complètement irréalistes, avec éventuellement lifting d'idéologies anciennes ;
— d'où finalement prétotalitarisme ou totalitarisme en des formes diverses.
D'où un paradoxe évident au regard des intentions curatives qui sont annoncées. On se souvient en effet que les éléments composants principaux du « mal d'Effendia » n'étaient autres que des enchaînements de complots, d'utopies avec lifting, implosions et prétotalitarismes divers. Et nous voyons que les remèdes au mal les plus habituellement proposés, dans les villages politiques que nous connaissons, coincident avec le mal lui-même.
Sitôt cependant que rien ne pouvait venir réguler les affrontements des idéologies, le caractère automédicateur et autoprescripteur à la fois du mal d'Effendia n'était-il pas largement prévisible ?
Dans les villages politiques que nous connaissons l'utopie permanente du logos n'empêche pas que l'on vive des enchaînements de situations concrètes où l'adversaire de chaque instant est une fraction d'Effendia. Sur elle, sur ses agissements dénoncés comme néfastes et pernicieux, on projette certes en paroles tous les défauts composants du « mal d'Effendia » en général. Mais en termes d'avenir immédiat, il est toujours imaginable de pouvoir venir à bout d'une faction d'Effendis adverse, en sorte donc :
qu'il paraît naturel de se lancer dans des complots (comment se débarrasser d'un pouvoir Effendi en place ou d'une bureaucratie Effendie en place autrement qu'en complotant ?) ;
qu'il est naturel de chercher à rassembler dans les rangs de tels complots des troupes aussi consistantes que possible ; « conjurés », dont on doit conforter le moral par des promesses mirifiques ; ce qui fait passer alors très naturellement du complot à l'utopie, et au « lifting » de l'utopie ; à quoi s'ajoute qu'envisager de prendre le pouvoir par complot rend nécessairement méfiant vis-à-vis de concurrents ultérieurs qui pourraient vouloir réaliser la même opération ; d'où, pour d'avance les écarter, un programme de gouvernement de type prétotalitaire quand il n'est pas complètement totalitaire.
C'est donc par des enchaînements très naturels que l'on se trouve conduit à recourir aux comportements typiques mêmes de « l'effet Effendia » pour remédier aux inconvénients engendrés par « l'effet Effendia ».
Et dans le feu de l'action, on ne perçoit en fait jamais le paradoxe d'une telle attitude. Car il faut bien voir que des individus déterminés, engagés dans des enchaînements déterminés d'événements politiques, n'estiment point avoir en face d'eux un adversaire abstrait dénommé « effet Effendia » ; mais bien un adversaire tout à fait concret qui est un clan particulier, une bureaucratie particulière, un réseau bien réel d'amitiés politiques ; bref une « Effendia » adverse bien vivante et agissante, qu'il semble urgent d'éliminer.
Il est à peine besoin de dire que ce caractère médicateur, escompté en chaque cas particulier comme résultat de complots, utopies avec lifting et totalitarisme, n'est nullement médicateur sur un plan général. Il contribue au contraire à étoffer la substance de ce que nous avons défini comme étant le « mal d'Effendia ».
Plutôt donc que d'automédication de 1' « effet Effendia » par lui-même, il serait techniquement pertinent de parler d' « autoprescription », et du caractère « autoprescripteur » du « mal d'Effendia » comme caractéristique essentielle de ce dernier. Et l'on sait que l'existence d'un caractère autoprescripteur joue un rôle capital dans l'analyse des causes d'un mal quelconque.
Sitôt que cesse d'être nette la distinction entre savoir et idéologie, il y a multiplication de projets de génocides d'éduqués
Une autre composante de notre analyse du « mal d'Effendia » était, rappelons-le, l'implosion, caractérisable comme une disparition subite d'une faction tout entière d'éduqués occupant jusqu'alors une position de pouvoir. Et il est naturel d'examiner maintenant la question du caractère autoprescripteur de l'implosion, considérée dans le contexte ordinaire du mal d'Effendia.
Une ambiguïté doit tout d'abord être levée au niveau du choix des formulations à utiliser pour présenter les causes d'une implosion. Le terme lui-même tend à suggérer une prépondérance de causes internes, laissant entendre donc qu'une faction d'Effendis appelée soudainement et collectivement à disparaître, porte d'office certainement une responsabilité importante vis-à-vis de cet événement. Or il y a pratiquement chaque fois aussi des causes externes. Mais la faction éliminée peut toujours se voir au moins reprocher de n'avoir pas su prévoir sa défaite et de n'avoir pas su empêcher celle-ci. L'élimination par exemple par Staline en 1933, au sein du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, de 98 membres ordinaires ou suppléants de ce comité sur 139 que comptait celui-ci, n'avait évidemment pas été ordonnée par les victimes de cette purge ; mais il y avait, en quelque manière aussi, une sorte de responsabilité de faute de la part des perdants ; car ceux-ci, alors qu'ils disposaient du pouvoir suprême, n'avaient pas été capables de prévoir la suite des événements.
Quant à Staline, avait-il été conduit à se poser à sa manière la question de principe du recours à l' « Effendiacide » comme médication curative radicale de 1' « effet Effendia » ?
On trouve, dans l'air du temps de beaucoup de villages politiques que nous connaissons, et aussi dans des formes variées d'utopies, toutes sortes de rêves ou de réminiscences de rêves comportant des scénarios d'immenses massacres collectifs d'Effendis.
Il ne s'agit du reste point toujours seulement d'utopies ou de rêves : les archives de maintes révolutions, de maints coups d'Etats, rapportent ici et là des souvenirs tout à fait précis de passage à l'acte.
Pour désigner de tels projets ou pratiques de massacres collectifs d' « Effendis », nous avons forgé le terme spécifique d' « Effendiacide ».
Il y a beaucoup d'esprits théoriques alertes et subtils dans les villages politiques que nous connaissons. Il ne sera point surprenant donc que certaines réflexions se soient élaborées au sujet de l'impossibilité de guérir 1' « effet Effendia » par le seul moyen de complots, utopies avec lifting, implosions de factions et totalitarismes divers.
Mais quid de l'idée d'un complot bien plus vaste, visant à faire disparaître, d'un seul coup et une fois pour toutes, tous les « Effendis » ?
Chez certaines nations et en plein XXe siècle, des projets de ce genre avaient pris comme on sait le nom de recherche d'une « solution finale ». En d'autres pays et en plein XXe siècle aussi, il a pu être question de « lutte finale ». Ces deux exemples de qualifications nous semblent typiques en tout cas du genre d'espoir de « solution définitive » bien souvent attaché à des projets d'Effendiacides. Certes, il y aura meurtres, mais une fois pour toutes seulement. Soyons clairs : le jugement moral que nous portons personnellement sur de tels projets et de telles pratiques est extrêmement défavorable. Nous considérons le meurtre avec horreur ; et nous tenons pour inexcusable le fait de préconiser sous quelque prétexte que ce soit des massacres collectifs de quiconque. « Effendiacide » s'apparente à nos yeux à horreur suprême. Mais il n'en reste pas moins le fait tout de même de l'existence passée ou présente d'Effendiacides ou de projets d'Effendiacides, point qui mérite évidemment analyse.
Car (en voulant se faire sur ce terrain l'avocat du diable), n'y aurait-il point là vraiment somme toute une famille de solutions toutes trouvées aux difficultés suscitées par les incohérences et les insuffisances des « Effendis » ?
Si en effet d'immenses corporations d'Effendis sont tenues pour sources importantes d'insatisfaction, ne peut-il pas sembler parfaitement rationnel et efficace de les faire disparaître, en les passant éventuellement par les armes du premier au dernier ? un couteau, un sabre, une épée, les fusils d'un peloton d'exécution ou les explosifs d'un groupe « terroriste » tenant en l'occurrence fort avantageusement lieu de théorie, lorsque la théorie fait défaut.
Dans la mesure où il n'y aura ensuite plus d'Effendis, il n'y aura, suppose-t-on alors, plus de problème d'Effendis. Est-il besoin hélas de rappeler que ce syllogisme simple a eu l'occasion d'être maintes fois redécouvert et mis en essai d'application au cours des cinq ou six dernières décennies ?
C'est en effet un lourd passé, que celui des massacres d'Effendis qui ont été perpétrés en plein e siècle ; « Effendiacides » dont bien des chroniques nous permettent d'avoir maints comptes rendus, et de redécouvrir :
— que certains des grands massacres de notre siècle répondaient certes aux nécessités simples et ordinaires de guerres de conquête tout à fait banales ou encore de riposte à des guerres de conquête (Hiroshima) ;
mais que d'autres furent accomplis dans un but présenté comme « moral » : par exemple éliminer une classe dirigeante « éduquée » que l'on tenait pour « mauvaise » (dans des guerres civiles intérieures).
Peut-on même tenir une élimination d' « Effendis » pour un processus toujours complètement simple ? Et n'y a-t-il pas lieu d'envisager dès l'abord un certain nombre de variantes ? On notera en effet :
— que, s'agissant d'éliminer principalement, avec chaque « Effendi », une fonction bureaucratique ou politique, il n'est pas forcément toujours utile d'aller jusqu'au bout de la destruction physique de toutes les personnes ;l' «Effendiacide » peut se limiter par exemple à quelques meurtres assortis d'une suppression collective des fonctions de l'intelligentsia : envoi des intellectuels à la campagne, ou en déportation, ou en prison, ou en exil, etc. On parlera alors d'Effendiacide essentiellement symbolique, par opposition à un Effendiacide physique pur et simple ;
— qu'une autre gamme d'options concerne le rythme de l'élimination. Le cas le plus fréquent certes est celui des Effendiacides s'effectuant en une seule fois (élimination par exemple d'une classe dirigeante tout entière par une révolution) ; mais cette modalité n'est pas la seule à pouvoir être envisagée : on trouve dans l'histoire du XXe siècle des exemples aussi d'Effendiacides partiels administrés de façon répétitive.
Par ailleurs, une question très importante pour celui qui envisage puis conduit la mise en oeuvre d'un « Effendiacide » est celle des précautions à prendre pour n'être pas tué soi-même. Dans les villages politiques que nous connaissons, les Effendias sont évidemment très sur leurs gardes, et leur méfiance s'accroît certainement chaque année davantage. Ces Effendias sont presque partout prêtes à réagir violemment et promptement à toute mesure ou attitude laissant planer le soupçon d'une morale qui n'exclurait pas complètement 1' « Effendiacide » ; faisant régulièrement pour l'exemple le procès politique public de tel ou tel personnage en vue accusé de « vues » Effendiacides, de « tendances s Effendiacides, d' « opinions » Effendiacides ; personnage que l'on transforme alors en bouc émissaire et sur lequel se déverse l'ire collective de toutes les Effendias réunies (« le » fascisme, au singulier, mal défini, a constitué ainsi, dans nombre de pays de l'Est au lendemain de la guerre, le prétexte à l'instauration d'un « fascisme de gauche » qui dure encore).
Paradoxalement, les lieux du monde où l'on crie le plus fort à 1' « Effendiacide » et où l'on dénonce le plus bruyamment les pratiques s'apparentant à de l' « Effendiacide », sont ceux où, précisément, un « Effendiacide » :
— a eu lieu,
— et n'a que très peu de chances d'avoir lieu à nouveau, du fait des cris poussés par 1' « Effendia » en place pour en exorciser la perspective.
Ces précautions n'empêchent nullement le fait que beaucoup d'Effendiacides aient pu être massivement « réussis » (au sens de ceux qui les entreprenaient) ; et l'on se propose, dans les pages qui vont suivre, de passer en revue quelques-uns parmi les plus vastes de ces Effendiacides perpétrés au siècle actuel. Ceci afin de montrer que la péremptoire simplicité apparente du syllogisme « pas d'Effendis pas de problème d'Effendis » n'y a jamais produit les mirifiques résultats que l'on semblait logiquement pouvoir en attendre.
Et les génocides d'éduqués ne font bien souvent qu'appeler encore d'autres génocides d'éduqués
Si nous reprenons donc l'idée de base d'un vaste complot visant à faire disparaître d'un seul coup et une fois pour toutes tous les Effendis, en nous interrogeant sur les meilleurs antécédents historiques d'un tel projet, il vient évidemment en première ligne de ceux-ci les exemples célèbres :
— de l'URSS, à partir de sa révolution de 1917 ;
— et de la Chine, à partir de la prise de pouvoir communiste de 1949.
Certes le propos initial des révolutionnaires bolcheviques ou communistes de ces deux pays ne considérait pas au départ spécifiquement les « Effendias » adverses qui étaient en place comme haïssables en tant que classes éduquées ; le critère officiellement annoncé d'antagonisme politique étant l'appartenance à la « classe des exploiteurs du régime antérieur », et non l'éducation. Mais cela n'a point empêché tout de même que la pratique de ces deux révolutions ait été chaque fois celle d'un très vaste « Effendiacide ». Car, même si en effet on ne visait point directement à l'élimination des éduqués en tant qu'éduqués (i.e. en tant qu' « Effendis ») il se trouvait pourtant tout de même qu'à de rares exceptions près, l'éducation était un privilège réservé aux membres des classes supérieures ; et que massacrer donc les classes supérieures, c'était éliminer la quasi-totalité des « Effendis ».
Puisqu'il s'est agi dans l'un et l'autre cas (en URSS comme en Chine), de mise en oeuvre effective de « complots » comportant de façon explicite des scénarios d'élimination ou massacre de toute la classe éduquée d'un pays, on est conduit à tenir tout de même ces précédents pour exemplaires ; et à chercher à en faire l'analyse, posant à leur propos des questions de fonctionnement d' « Effendias » et d' « effet Effendia », qui pourraient être les suivantes :
1' «Effendia » supprimée n'a-t-elle pas été chaque fois remplacée par une « Effendia » nouvelle ? et si oui, cette dernière pouvait-elle être tenue pour exempte des défauts reprochés à la précédente ?
la nouvelle « Effendia » mise en place a-t-elle suscité des inimitiés au point de faire ensuite l'objet elle aussi d'un «Effendiacide », dans un délai relativement rapide ?
Concernant l'URSS, les réponses à ces questions sont relativement claires ; et l'argument du « second Effendiacide nécessaire après le premier » apparaît comme particulièrement net : on sait en effet quelle fut, dans les années trente, l'ampleur des purges staliniennes.
Dans l'armée soviétique notamment, elles prirent en 1937 l'allure d'un véritable génocide d'officiers (3 maréchaux sur 5, 8 amiraux sur 8 ; 14 généraux de corps d'armée sur 67 ; 136 généraux de division sur 199, 221 généraux de brigade sur 297, 11 commissaires politiques d'armée sur 11, 75 membres du Conseil militaire sur 80, et 35 000 officiers supérieurs ou subalternes). Quant aux vieux bolcheviques de 1917, qui étaient comme on sait essentiellement des civils, c'est depuis plusieurs années déjà qu'ils avaient été massivement décimés.
Ainsi donc, en URSS, la fameuse « lutte finale » des révolutionnaires de 1917 n'avait en rien été un complot « final » ; et en tant qu' « Effendiacide », cette révolution n'avait fait qu'ouvrir la voie à d'autres « Effendiacides », au lieu d'en clore définitivement la série.
Pour ce qui concerne la Chine, on ne peut pas dire non plus que la prise de pouvoir communiste de 1949 ait été l'avènement :
— d'une « ère Effendia » (ni complots, ni utopies et lifting, ni pratiques totalitaires) ;
— ni d'une ère sans « Effendiacide ».
On sait bien en effet comment l'ancienne « Effendia », éliminée en 1949, fit place à une nouvelle « Effendia » encore plus intrigante et nombreuse, constituée par les cadres du Parti communiste au pouvoir. Et l'on sait que cette nouvelle « Effendia » ne manqua pas de susciter des inimitiés et des troubles, au point de faire l'objet à son tour d'opérations d'élimination massives.
Il est du reste curieux de noter qu'entre la première vague d'Effendiacides (1917 pour l'URSS, 1949 pour la Chine) et la seconde vague très importante ultérieure d' « Effendiacides » dans ces deux pays (1933, début des grandes purges en URSS ; 1965, début de la révolution culturelle en Chine) un même intervalle d'environ seize ans s'est chaque fois écoulé, soit à peu près une demi-génération ; comme si c'était là le délai normal de reconstitution d'une « Effendia ».
C'est très explicitement qu'en Chine, la « révolution culturelle » qui devait comme on sait durer plusieurs années à partir de 1965, avait été définie par Mao Tsé-Tung comme correspondant à la nécessité de recourir, pour la seconde fois, à un immense Effendiacide. Il s'agissait, disait Mao, « d'éliminer une nouvelle bourgeoisie ». Il fallait pratiquer une vaste saignée dans les rangs du Parti communiste chinois lui-même, puisque l'on pouvait reprocher à une large proportion des cadres de celui-ci d'avoir des comportements comparables à ceux des privilégiés de l'Ancien Régime.
Quelque comparaison que l'on puisse faire entre les performances sanglantes des « Effendiacides » perpétrés en Chine et en URSS, le fait important réside en ceci que dans un pays comme dans l'autre, la théorie de la soi-disant « lutte finale » s'est trouvée grossièrement démentie par les faits, avec nécessité en quelque sorte de devoir produire un second Effendiacide massif, seize ans après le premier ; et dont personne n'a plus songé alors à dire qu'il représenterait, en termes de révolution, un épisode réellement « final » ; ni final non plus en termes de complot, d'utopie, de lifting d'utopie et de totalitarisme.
Un cas extrême étant fourni par la théorie maoïste d'élimination permanente de « nouvelles bourgeoisies »
Particulièrement intéressant tout de même avait été le cas de la révolution culturelle chinoise, remarquable, selon nous pour la triple raison :
que Mao Tsé-Tung, théoricien numéro un de la révolution communiste, parvenu au pouvoir en 1949, reconnaissait s'être trompé ;
que ses critiques vis-à-vis du mode de fonctionnement interne du Parti communiste chinois (parti créé par lui-même et organisé par lui-même) s'apparentaient énormément à un reproche d' « effet Effendia » ;
que Mao Tsé-Tung s'accusait alors lui-même à ce propos d'avoir cru être capable de faire disparaître l' « effet Effendia », et de n'y être point parvenu ; les cadres du parti en place ayant pris comme spontanément des comportements de « nouvelle bourgeoisie » ;
que la médication dite de « révolution culturelle » laisse supposer l'existence d'une causalité culturelle (ce qui va dans le sens de nos thèses favorables à l'ethnométhodologie) au lieu de s'en tenir comme la plupart des constructions communistes de cette époque, à des recherches de causes économiques (bien peu pertinentes à notre avis).
Ceci dit, le discours maoïste était tout de même resté particulièrement court au niveau de l'analyse des causes culturelles en question. La révolution culturelle proposait surtout une vaste médication de type « Effendiacide » ; médication dont la mise en oeuvre fit une large place à des complots, utopies, liftings, etc. Et le seul point vraiment nouveau des propositions de Mao tenait en somme dans l'idée du caractère permanent de 1' « Effendiacide » : les sans-grade étant autorisés à constituer n'importe où et à tout moment des sortes es de tribunaux populaires pour mettre en accusation, juger et destituer les « Effendis ».
On sait quels troubles furent provoqués par la mise en application de ce système : bien que fort belle, l'idée n'était absolument pas viable ; le corps social de la Chine tout entière fut comme saisi de hoquets ; et les gardes rouges, les sans-grades, furent finalement renvoyés chez eux et réduits au silence, le confucianisme traditionnel l'emportant.
Au plan théorique, la nature du remède préconisé par Mao restait tout de même intéressante : elle faisait apparaître :
— que la chose combattue était bien 1' « effet Effendia » ;
— que la cause profonde du mal que l'on combattait restait finalement inconnue ;
— que faute d'avoir éliminé le phénomène à sa racine, on en était réduit à chercher des solutions suppressives de type répressif permanent, soumettant les Effendis à la surveillance et à la vindicte permanente des prétendus « non-Effendis » (intronisés, pour la circonstance, « Effendis-juges »).
Cette modération remarquable, au niveau des prétentions théoriques, fait à notre avis honneur au souvenir et à l'oeuvre de Mao ; et l'on peut certainement regretter que la plupart des autres théoriciens de la même époque n'aient pas eu eux aussi la modestie de reconnaître : qu'ils ne comprenaient rien au phénomène ; qu'ils n'en connaissaient pas vraiment les causes ; et qu'ils passaient leur temps à se tromper en l'analysant.
L'humilité dont avait fait preuve implicitement Mao laisse un souvenir d'autant plus louable à notre avis que les autres écrits d'Effendis politiciens de la même époque débordaient à peu près tous de prétentions d'explications, le plus souvent absurdement partisanes et manichéennes.
Et un danger existe toujours aussi de voir un génocide d'éduqués dégénérer en génocide global d'un peuple
Malgré tout un passé de faits aussi monstrueux d'Effendiacides qui commencent à être internationalement connus ; malgré le caractère notoirement utopique des promesses faites en matière de sociétés futures « sans classes » (dirigeantes) ; toutes sortes de rêves de « grands soirs » qui déboucheraient sur des « lendemains qui chantent » continuent à circuler ici et là dans les villages politiques que nous connaissons.
Mais d'un projet de grand soir à l'autre il peut apparaître des variations dans la définition de ce qui est à massacrer. Où commence et où finit la notion de personne « éduquée » ? Ne peut-il pas se produire parfois que l'on confonde cette opposition avec celle du couple ville-campagne ?
On sait que dans les années soixante-dix, le Parti révolutionnaire des « Khmers rouges » s'était assigné pour objectif de faire disparaître toute culture citadine au Cambodge (les villes étant, disaient les idéologues de ce parti, sous l'influence pourrie » de la civilisation occidentale).
D'où les immenses massacres et déportations que l'on sait et qui firent périr, entre 1975 et 1979, environ 3 millions de personnes, faisant passer la population du Cambodge de 9 millions à 6 millions d'habitants environ.
On imagine mal qu'une pareille médication anti-Effendia puisse passer pour « satisfaisante » aux yeux de quelque observateur extérieur que ce soit, tant elle a été abominable, et tant elle s'est apparentée à une pure et simple extermination du peuple cambodgien lui-même par une faction de sa propre «Effendia », le Parti khmer rouge.
Un facteur clef tout de même paradoxal de l' « effet Effendia » : l'éducation. L'hypothèse d'une faille de la raison humaine
Au niveau de la recherche des causes profondes de 1' « effet Effendia », une vraie question est celle des corrélations partout observées entre l'éducation d'une part, et le « mal d'Effendia » d'autre part. Cette corrélation ne peut qu'inspirer le soupçon de l'existence éventuelle d'une faille permanente de la raison humaine (i.e. elle qu'on l'admet généralement comme devant fonctionner ; on verra plus loin qu'une telle hypothèse est précisément mise en avant depuis 1967 par l'école ethnométhodologique garfinkélienne américaine. Selon cette école de pensée, une telle faille existe et elle s'accompagne d'une surestimation permanente des capacités de la raison.
L'idée d'une faille permanente de la raison vient renouveler complètement les analyses que l'on peut faire du « mal d'Effendia ». C'est bien parce que ce « mal » trouve ses racines, à notre avis, aussi profondément que cela, qu'il est à la fois : si dangereux (tuant des êtres humains par millions) ; et si difficile à déceler, analyser, traiter (ce qui explique notre prudence dans son examen) ; et si pernicieusement lié à ce que l'on croit devoir être son remède : l'éducation.
Par-delà en effet toutes les différences que nous avons pu mentionner d'un village politique à un autre, d'un système poli-tique à un autre, il est resté constamment :
vrai que les Effendis sont partout des éduqués,
vrai aussi que les Effendis des villages politiques s'occupent constamment de complots, d'utopies, de liftings idéologiques, dans des enchaînements bien souvent entachés de prétotalitarisme, quand ce n'est pas d'effets absolument dramatiques décomptables en beaucoup plus de morts que n'en a jamais causés une bombe thermonucléaire, instrument de destruction bien paisible comparativement à certaines « Effendias » d'éduqués (cf. URSS, Cambodge, Chine, Ethiopie, Soudan...).
Cette corrélation entre éducation et « mal d'Effendia » explique à notre avis, pour une large part, la fréquence des appels à l'Effendiacide un peu partout observée dans les villages politiques que nous connaissons : appels à l'Effendiacide le plus souvent il est vrai déguisés en dénonciations de factions politiques déterminées, ce qui modère alors la portée du propos ; mais relance l'effet « Effendia » en spirale vicieuse. Et nous savons du reste que si de telles tendances Effendiacides ont une existence explicable en termes de comportements collectifs réflexes, elles ne sont néanmoins porteuses d'aucun contenu positif de solution.
Des éliminations d'éduqués ne font que laisser la place à d'autres éduqués, pour le motif que les populations ont toujours grand besoin de voir assurer certaines fonctions intelligentes ; et qu'une absence complète d'éduqués mettrait en péril la survie même des pays où ils feraient (suite par exemple à un Effendiacide physique très radical) complètement défaut.
Les termes du problème se résument finalement en ceci que les classes éduquées :
— rendent un genre de service toujours et partout nécessaire ;
— rendent ce service toujours en des modes paradoxalement absurdes, chaotiques (à travers des complots, des utopies, etc.), et coûteux en vies humaines ;
— posant finalement, à travers leurs comportements habituels, aux sociétés qui utilisent leurs services, le dilemme d'un outil à la fois indispensable et bien imparfait, et d'une nécessaire appréciation de son usage en termes de coût (en vies humaines)/efficacité ?
En fait, on sait ce qu'il en est d'une telle problématique ; on sait que le seul danger vraiment grave présenté par un outil imparfait réside dans la surestimation de ses capacités.
Partout dans le monde, les «Effendias» que nous connaissons tendent, pour accroître leur pouvoir, à se surestimer, à essayer de faire croire qu'elles sont ce qu'en fait elles ne sont pas ; et le plus souvent hélas elles parviennent à accréditer leurs prétentions, pour cette raison simple que ce sont elles qui élaborent le « savoir », et qu'elles en profitent pour modeler le contenu de celui-ci au gré de leurs intérêts.
A force de vantardise, les Effendias finissent par croire à leurs propres slogans. Or, il est à notre avis très dangereux qu'une Effendia au pouvoir surestime ses possibilités collectives d'emploi de la raison, notamment en politique et en planification. Une surestimation des performances possibles d'un quelconque instrument ne peut qu'être source de déboires très intenses dans l'utilisation de celui-ci. Et ce principe reste a fortiori vrai pour l'instrument spécifiquement constitué par les capacités humaines de raisonnement collectif, instrument vis-à-vis duquel des règles de très grande prudence devraient être rigoureusement appliquées.
Il est intéressant à ce propos de noter que l'école ethnométhodologique garfinkélienne américaine, en même temps qu'elle démontre l'existence d'une faille de la raison humaine, prend soin d'en décrire immédiatement aussi les conséquences en termes de surestimation des capacités de la raison collective.
De façon plus techniquement précise, un tel danger de surestimation s'introduirait lors de toute manipulation d'une quelconque définition, ou d'un quelconque concept à vocation prétendument générale (caractère illusoire de la substitution des définitions indexicales par des définitions objectives).
Les pages qui vont suivre seront consacrées à une présentation plus détaillée des thèses de l' « ethnométhodologie » ; mais auparavant nous devons soulever la question de principe d'un éventuel risque de circularité des analyses en une telle matière.
Le risque de circularité des analyses que l'on peut conduire au sujet de 1' « effet Effendia »
Aux analyses et tentatives d'analyses couramment proposées par des factions politiques pour expliquer à leur manière les troubles produits par l' « effet Effendia », on peut souvent reprocher leur caractère partisan ; celles-ci consistant le plus souvent en simples dénonciations de factions adverses. Mais pour ceux qui les proposent, de telles dénonciations présentent, il faut le reconnaître, l'avantage de faciles vertus opératoires : elles permettent de désigner concrètement une faction ennemie, contre laquelle on se met alors immédiatement en guerre.
On peut s'interroger, par contre, sur les modalités concrètes d'utilisation d'une hypothèse du type : « faille de la raison humaine ». Face à un adversaire aussi abstrait, comment organiser un complot ? Quelles utopies employer pour rassembler et mobiliser les partisans ? Comment persuader ceux-ci de se soumettre strictement à une discipline de faction ?
Mais surtout mettre en avant l'hypothèse d'une faille de la raison humaine, n'est-ce pas aussi introduire le risque redoutable d'une circularité d'argumentation où l'on se prend soi-même pour adversaire ? En effet, toute instance supposée capable de prendre en charge l'analyse de 1' « effet Effendia » est par hypothèse une instance éduquée, donc elle-même aussi une émanation d'Effendia. En sorte que ses raisonnements eux-mêmes sont donc entachés de l'imperfection qu'il s'agit de déceler.
Est-il possible de rompre un tel genre de circularité ?
Une telle question figure elle aussi au nombre de celles qu'examine, depuis 1967, l'école garfinkélienne américaine. Son traitement suppose d'immenses précautions dans les raisonnements que l'on utilise, chaque fois que l'on avoisine la zone où se trouvent les failles logiques (zone qui est celle des manipulations de définitions et concepts globaux).
Résumer ces précautions en détail nous entraînerait trop loin. Pour l'essentiel cependant, disons qu'on se gardera de toute surestimation des capacités collectives d'utilisation de « l'outil-raison » ; qu'on remettra en cause les procédures communément employées pour « connaître » ; et que l'on construira de nouvelles stratégies cognitives.
Un déploiement généralisé de ces précautions à vaste échelle au niveau des classes éduquées ne serait pas impensable ; mais il supposerait une importante réforme de l'éducation dispensée dans toutes les écoles et universités du monde.