III - YVES ET LA SCIENCE




Un tel projet impliquait donc de sa part une réelle prise de distance avec la vision platonicienne des univers mathématiques et/ou informatiques d'où il venait, et supposait aussi l'existence d'outils fiables permettant de rendre crédible l'hypothèse de " la légitimité - a priori - de toute rationalité culturelle locale ", expression désignant pour lui, ce que tout un chacun prenant son propre point de vue comme référence unique de ce qui est rationnel, appellerait communément "l'irrationnel". (c'est du moins ce qu'en dit Garfinkel dans le chapitre VIII des Studies)

Ces outils allaient être les axiomes de l'Ethnométhodologie tels qu'Yves devait les déduire de la pensée de Garfinkel (ceci en contradiction avec ce que Garfinkel lui-même souhaitait mais dans une utilisation si souple (appropriation par chacun) que le risque dogmatique que en était d'après lui, totalement écarté. (voir son argumentation en présence de Garfinkel  du 29 Avril 95 chez Hubert De Luze, annexe 14)
 
 

 1/ Yves réfute la rationalité absolue de la science
Cette adaptation de la pensée de Garfinkel pour en élargir l'application non seulement à toutes les disciplines (voir note 4) mais aussi à la vie quotidienne des gens, constitue véritablement l'apport particulier d'Yves à l'Ethnométhodologie ; celle ci ne s'adresse plus seulement à des sociologues pour les inviter à cesser de considérer ceux qu'ils étudient comme des "idiots culturels" mais elle prend à la lettre l'axiome "'nous sommes tous des sociologues profanes" et propose aux apprentis ethnométhodologues du Dess, de s'instituer eux-mêmes sociologues de leur propre lieu de vie, réfutant de ce fait le monopole de la sociologie scientifique et la coupure entre "activités scientifiques" et "activités de sens commun". (Garfinkel dans les Studies, chap 8, montre en s'appuyant sur les travaux de Sachs, que la pseudo rationalité prêtée aux activités scientifiques, n'est au mieux qu'un déguisement de la rationalité inhérente à toute activité de sens commun, dont le sens se construit en même temps qu'elle se déroule).

Il semble en outre que cet effort pour faire de l'Ethnométhodologie une théorie philosophique à part entière et pour en démontrer la transdisciplinarité, lui ait valu une reconnaissance de l'Université française, que l'Ethnométhodologie garfinkelienne ne semble pas avoir suscité dans ces proportions, outre atlantique.
 
 

2/ Yves, Don Quichotte de la liberté
Toute l'activité d'Yves allait donc s'orienter vers une sorte de militantisme de la liberté à partir du DESS, devenu une plate-forme de diffusion des idées nouvelles, ceci dans le respect des règles de l'Université, qui en était la caution véritable et dans un effort constant pour affirmer sa comptabilité à l'Ethnologie pariseptiste centre géographique de sa diffusion.

Les raisons de cet engagement total dans une tentative somme toute aussi "subversive" que "constructive", ceci en dépit de ses affirmations répétées de refuser la subversion semblent à rechercher du côté de son passé, (ce que nous savons de son éducation, de ses débuts de carrière et de sa vie personnelle paraissent receler des justifications bien suffisantes) mais il n'est pas dans mon propos de développer les aspects privés de son existence et je me contenterai de remarquer qu'il avait eu en outre, trop à pâtir des "coteries mathématiciennes" comme le soulignait Robert Jaulin en décembre 95 dans un exposé sur la notion de "membre" en Ethnologie comparée à celle de "membre" en Ethnométhodologie pour conserver le moindre crédit aux sciences dites "exactes", préférant s'en remettre aux sagesses du Hi King pour conduire ses affaires ...
 
 

3/ Yves déçu des Sciences exactes
Robert Jaulin ce jour là, regrettait que ses expériences malheureuses aient conduit Yves "à confondre le réel de la science et le discours culturel de la science sur elle-même".
En cela il distinguait le discours des scientifiques, si peu intéressés par l'élaboration d'une théorie scientifique de la culture, de l'objet de la science en lui-même. Nuance qu'Yves n'était plus prêt à considérer depuis longtemps puisque déjà en Décembre 83, il proposait à ses étudiants un problème d'ethnologie ayant pour thème : "La science comme rumeur !" (annexe 2) Ce qui n'était qu'un premier pas sur le chemin de son "Manifeste pour la Constitution d'une Union Rationaliste
Localiste" (annexe 10), s'adressant aux anciens étudiants du Dess et revendiquant en Décembre 94, "la science comme réseau".

Ce débat semble suffisamment central dans les choix existentiels et pédagogiques d'Yves (abandon de ses responsabilités dans l'ambitieux projet de la commission Européenne de l'Énergie Atomique Euratom (38) projet avec lequel il était en désaccord, fondation du département d'Informatique à l'Université de Vincennes avec pour objectif de démystifier la toute puissance de cette toute jeune science, création du Laboratoire des Sectes avec la recherche sur les automates sectaires et l'intelligence artificielle, rencontre avec l'anthropologie pariseptiste de Robert Jaulin puis avec l'Ethnométhodologie) pour que nous prenions la peine de l'approfondir. De même qu'il semble de tout premier intérêt dans le cadre d'une étude de l'Ethnométhodologie dans sa version lecerfienne, de considérer les derniers développements introduits par lui sur le terrain du déterminisme et de la raison .
 

4/ Les textes de référence
Je me propose donc de suivre l'évolution de sa pensée dans ce domaine, en m'appuyant sur les deux textes cités précédemment, ainsi que sur la série de cours qui firent suite à leur diffusion, cours où Robert et Yves devaient confronter leurs points de vue sur "La Valeur de la Science" pour reprendre le titre de l'ouvrage de Poincaré déjà cité au début.

Le premier de ces textes, daté de 1983, est l'un des plus anciens textes d'Yves en ma possession. Il y développe sous l'intitulé : "Problème d'Ethnologie" (annexe 2), une argumentation très radicale visant à dévaloriser totalement les modes de diffusion de la Science en les modélisant sur ceux des "familles de rumeur". Le second texte, écrit en Novembre 94, soit dix ans plus tard, et intitulé: "La Science comme réseau" (annexe 10) est à ma connaissance, le dernier texte écrit par Yves sur ce sujet, et propose, après une critique argumentée des prétentions totalitaires de la science actuelle, l'outil ethnométhodologique comme seul capable de garantir le respect des rationalités locales. (Il est probable que la pensée d'Yves a évolué durant ces dix dernières années dans le sens d'un espoir de solution grâce à sa rencontre avec l'éthnométhodologie ; ses convictions quant au crédit à accorder à la recherche s'étant plutôt dégradées )
 
 
 

1° texte: La science comme rumeur (séance du 1er Décembre 1983)

- L'objectif d'Yves est de déduire d'une comparaison entre la Science Mathématique et les Sciences Humaines (ethnologie, sociologie, psychologie, philosophie, la preuve que la première n'est pas plus exacte ni crédible que les secondes, ni même que toutes les disciplines universitaires telles que nous les connaissons. L'argument principal est qu'elles ont toutes besoin pour se propager et se transmettre d'adopter les propriétés de transmission des rumeurs i.e. de se constituer en "familles de rumeurs", ce qui semble peu compatible avec leur prétention à être porteuse d'un vrai et d'un faux absolus, prétention par ailleurs traditionnellement réservée aux théologies monothéistes. Une sorte de similitude s'impose donc entre les deux domaines : Science et Religion, qui si l'on considère l'option "marketing" que ne peut manquer de revêtir tout prosélytisme moderne, introduit un sérieux doute épistémologique!

- La méthode employée par Yves consiste à argumenter une démonstration dont l'enjeu se découvre pas à pas au cours du travail.

Sa démarche pédagogique est en parfait accord avec son propos ; il n'est nullement question de raisonner par induction, en s'appuyant sur des lois stables ou "universelles" Yves se montre phénoménologue et ne raisonne que sur observation et par analogie. De même, les questions posées aux étudiants ne sont nullement des épreuves d'évaluation mais des sortes d'acquiescement à des développements énoncés dans le cours du raisonnement, quand elles ne sont pas pour certaines, une parodie de raisonnement mathématique!

exemple : Le problème consistant à tenter de construire informatiquement un schéma de système expert ayant un coefficient individuel de répétitivité proche de l'infini et à s'interroger sur la signification possible de ces valeurs très grandes (sorte d'objet mathématique de construction fréquente), voici la question :

"Montrer qu'une machine qui répété indéfiniment "tarata boum boum", n'est experte en rien : c'est un simple d'esprit. Son coefficient C est pourtant infini. Pouvez vous citer des traditions religieuses conduisant à construire une sorte de catégorie béatifique commune pour les saints, les "petits enfants" et les "simples en esprit"? L'exemple donné n'est'il pas confirmatif encore de la théorie?"

On peut remarquer que perce déjà derrière la boutade, le souci d'humaniser la science c'est à dire de l'approcher culturellement, en se préoccupant de la pertinence de ses applications dans un champ (un lieu et une époque) donné. Mais la rencontre avec l'Ethnométhodologie n'avait pas encore eu vraiment lieu et les perspectives de lutte effective contre les totalitarismes de tous bords, qui seront objet principal du Dess dans les années à venir, ne sont pas encore apparues.

Tout autre est le second texte cité ; dix ans ont passé et les événements au sein de l'UF d'ethnologie ont modifié profondément le rapport de forces dont bénéficie le Dess: autant l'introduction de l'Ethnométhodologie avait dû se faire de façon discrète (39) , autant la position de force dans laquelle il se trouva dès 88 lors de la suppression du Dea bientôt suivie de celle de la Licence, suppressions qui firent du Dess quasiment l'unique soutien du département (cf le texte de Robert Jaulin, en annexe 5) lui donna la possibilité de développer sa contribution et d'affirmer son soutien à l'Ethnométhodologie.

Dans ce texte se trouvent réunis les principaux développements de sa recherche philosophique personnelle ainsi que les conclusions auxquelles il était arrivé quant aux applications de l'Ethnométhodologie.
 
 
 

2° texte: La science comme réseau (23 Novembre 1994)

Le texte sur lequel s'appuie ce concept, intitulé : "La science comme réseau : Projet de manifeste pour une union rationaliste localiste" (annexe 10) fut écrit en Novembre 94, et soumis pour correction, comme Yves en avait l'habitude, à une partie des étudiants du Dess. Toutefois il ne semble pas avoir suscité l'élan escompté et il en avait conçu quelque amertume, regrettant. que ses étudiants n'aient pas répondu à son appel et fonde cette "Union" qu il voyait comme lieu de transmission de l'Ethnométhodologie en cas d'impossibilité d'en poursuivre l'enseignement à Paris 7.

Ce texte reprend donc et ordonne l'essentiel de sa pensée sur ce que devrait être "le dialogue de la science avec la vie", pour reprendre ses mots ; mais il est aussi un plaidoyer pour justifier le Dess et 1 enseignement qui s'y dispense, dans la foulée de l'enseignement de Robert Jaulin, sur "la légitimité à priori de toute rationalité culturelle locale, spontanément inventée et spontanément vécue comme culture ouverte au dialogue avec d'autres cultures" (40).

Méthode : Son argumentation repose sur une observation très simple des croyances ordinaires en matière de Science et sur leur déni logique, utilisant comme il l'affectionnait, la propre logique de cette discipline pour en illustrer les contradictions ; ceci revenant à se servir de "la langue de l'adversaire" afin d'être compris de lui, comme le recommande l'Ethnométhodologie, et non l'une de ces quelconques "langues de bois" dont il déplorait l'usage systématique à l'Université.

Raisonnement : 1 - La science est un projet collectif

Il n'y a pas d'observateur universel omniscient imaginable ni même schématisable (ceci en contradiction avec l'axiome de Laplace selon lequel un tel observateur serait concevable, véritable représentation du divin nous dit Yves, et fondement du concept laïc de déterminisme in "Le paradoxe des représentations du divin", Dédale No 1 et 2.)

Il ne peut donc y avoir de racontabilité unique du réel.

2 - La science ne peut être normative

Elle ne peut imposer des comportements à la société
Elle ne peut pas plus être normative pour elle-même et s'imposer des outils. Ceux-ci ne peuvent donc résulter que de consensus.
On peut en conclure que des divergences subsisteront sur le choix de certains outils.

3 - La science ne peut-être au mieux qu'une unité évolutive de réseaux.

Il est est souhaitable que les chercheurs soient affiliés à de multiples sous réseaux afin de déjouer le risque d'une prise de pouvoir autoritaire d'un seul de ses sous réseaux.

4 - Il n'existe pas de définition ou méthode au sens universel.

La matérialité de nombreux simulacres imparfaits d'observateurs universels spécialisés (les thermomètres par exemple) tend à faire oublier qu'ils ne sont que des paris, reposant sur des lois physiques pas toujours fiables, obtenues par induction pour des raisons de commodité et dans des contextes spatiaux temporels précis.

Il n'y a donc pas lieu de les considérer autrement que comme des outils locaux imparfaits et de fonder raisonnement de causalité et rationalité sur eux.
Il en résulte qu'il ne peut exister que des ethnométhodes.

5 - L'indifférence ethnométhodologique s'impose

Il faut se garder de la nouvelle réalité créée par la présence de l'outil dont on a banalisé l'existence.
Il convient de rechercher "le point 0 du savoir", comme le recommandent Husserl et la phénoménologie.

On pourrait ensuite avoir le projet de retourner vers "une vérité du savoir" à partir du vécu de chacun.
Toutefois comme "on ne peut faire l'économie d'être vivant" (nouvel axiome de l'Ethnométhodologie selon Yves Lecerf, inspiré de Robert Jaulin) on ne peut être sûr de ses présupposes à 100%, d'où la nécessité d'affirmer la localité de toute rationalité à commencer par la sienne.

6 - La post-analycité s'impose

Ceci induit le droit à la prise de distance et à la remise en cause des "acquis" de la science au nom d'une autre rationalité locale et/ou temporelle à tout moment. C'est la post-analycité de l'Ethnométhodologie, qui s'avère non seulement utile dans son application a toute science ou croyance mais qui est de plus totalement nécessaire.

7 - Tout ceci peut être enseigné

Ce droit est totalement enseignable et enseigné au sein du Dess comme il l'est naturellement fait en informatique (l'informaticien sait ne contrôler que la rationalité de sa machine) et en Ethnologie à Paris 7.

8 - Cet enseignement est parfaitement moral

Ce droit, loin d'engendrer le scepticisme tant redouté des défenseurs de l'universalisme, induit une plus grande tolérance par le respect des cultures humaines et de la vie.

Ainsi Yves terminait-il son argumentation avec des paroles rassurantes pour ses adversaires, tel qu'il l'avait toujours fait, dans un mélange de stratégie et de respect de l'autre (prouvons lui sur son propre terrain qu'on a raison i.e. dans sa propre logique !). Suite à la diffusion de ce texte, Robert et lui décident de confronter leurs points de vue dans une série de cours qui se tiendront dans le séminaire du vendredi matin et dont les enregistrements sont en cours de décryptage.
 
 

5/ Le débat avec Robert Jaulin (cours du 13 Janvier au 03 Février 95)
La question du totalitarisme de la science sera au coeur de ce débat (cours du 20 Janvier 95), Robert reconnaissant qu'il existe une option totalitaire chez certains mathématiciens, qui posent leur propos comme pôle de vérité absolue et pour qui le désordre apparent du monde dissimule un ordre caché qu'il leur appartient de mettre à jour, en conformité avec l'idée d'une symétrie parfaite de l'univers.

Pour lui toutefois, il se trouve chez certains autres, un propos différent qui ne prétend pas. être le réel ou la vérité absolue, mais qui prétend à la commodité. Ces mathématiciens dit-il, admettent que la valeur de vérité est fonction de ce qu'on en fait, et sont conscients qu'Euclide est plus pertinent pour un charpentier que Riemann (i.e. il vaut mieux tabler sur le fait que des droites parallèles ne se rejoignent jamais quand on construit un meuble, que sur le contraire !) ; pour eux les lois mathématiques ne sont que des outils contingents à une culture donnée, et qui doivent avant tout être opératoires.

Option de luxe, que Robert tire peut-être, de sa fréquentation de personnalités exceptionnelles dans le monde de la recherche et qui démontre en tout cas sa belle confiance en l'homme! Yves peut-être plus pragmatique, s'appuie sur la perversion de la recherche institutionnelle, à l'université et ailleurs, pour asseoir son désenchantement.
 
 

6/ Nouvelle théorie de la science fondée sur la rationalité locale à l'image des ethnologues (cours du 16/03/95)
Suite à cette confrontation et aux divergences certaines qui sont apparues, Yves va sentir la nécessité de redéfinir les raisons de son engagement à la diffusion de l'Ethnométhodologie et les liens qui, selon lui, rattachent l'Ethnométhodologie radicale à l'Ethnologie responsable de Robert Jaulin. Dans un cours daté du 16 Mars 1995, il va développer en suivant la progression historique, les différents modèles utilisés par la science pour expliquer le monde. Réaffirmant que la science "étudie le réel et fabrique des outils pour l'étudier" passe en revue les croyances religieuses, l'autorité des anciens, l'expérience quotidienne (selon Aristote, selon Claude Bernard, selon Popper) pour finalement, s'appuyant sur le modèle de Lakatos, lier science et mauvaise foi, l'une ne pouvant exister sans l'autre. Pour lui, comme pour Fayerabend, "tout est possible" et l'on ne peut, au point où en est la recherche (intérêts économiques ou stratégiques primant) "séparer, le fait de l'artefact" (cf. Bruno Latour)
 
Tout ceci plus le fait que dans la pratique courante ces différents modèles soient juxtaposés, même si le discours officiel des scientifiques tente de le nier, le conduit donc à la conclusion qu'aucun de ces modèles ne peut prétendre à l'universalité et qu'il convient donc de limiter son ambition à la description de rationalités locales relatives à un lieu et à un espace donné. Le modèle de la "rationalité locale" devient de ce fait et parce qu'il accepte toutes les différentes méthodes, le seul honnête. Yves le pose donc, comme "seul avenir de la science" car ainsi, celle-ci devenue un "atelier", comme le suggère Garfinkel, cessera de se présenter comme un dogme.
 
Ainsi se trouve affirmé l'objectif ultime de son action en faveur de l'Ethnométhodologie, et les raisons de son engagement à sa diffusion : il s'agit, de donner à la Science une sorte de dignité, qu'elle ne semble avoir jamais eue pour lui, tout au moins jamais globalement, ni du temps des anciens, qui l'ont utilisée comme instrument de pouvoir, ni dans les temps actuels ou le mythe s'effondrant, on assiste à "un pugilat indécent entre les chercheurs".
 
Quant au parallèle entre l'Ethnométhodologie, "nouvelle théorie de la Science" et l'Ethnologie responsable de Robert Jaulin, il trouve sa justification dans le fait que celle-ci refuse également l'universalisme, et reconnaît à chacun le droit d'inventer la vie à sa façon

 
 
7/ Une ultime raison pour douter de la Science
Dans un texte très bref, intitulé : "L'observateur omniscient et le paradoxe des représentations du Divin" (annexe 11), paru à l'automne 1995 dans la revue Dédale No 1 et 2 et écrit à la demande de son ancienne étudiante en thèse, Amina Meddeb, Yves Lecerf revient sur le propos de l'observateur universel en cherchant à prouver aux croyants, dans leur propre langue i.e. de leur propre point de vue, l'impiété fondamentale de la science. Il montre combien dans la science laïque, l'invention d'un
observateur universel en tous points semblable à un dieu monothéiste, est paradoxale, surtout lorsque cet observateur se décrit - donc se représente - tout à fait en opposition avec l'interdit de
représentation qui caractérise le Dieu biblique.
 
Il s'appuie pour cela sur les travaux d'une autre de ses étudiantes, Judith Cohen Solal, travaux concernant le détournement de cet interdit au cours des siècles. Il voit dans ce détournement la preuve de ce que cet observateur universel des sciences garant de la causalité du monde, est en réalité une invention humaine totalitaire qui vise à asseoir le pouvoir d'une caste d'individus prétendant détenir la clé de l'édifice dans sa totalité i.e. les experts de tous bords !
 
Or, la science dans sa quasi totalité et jusqu'aux sciences sociales dans leurs applications (i.e. "la vie des gens") repose largement sur la certitude qu'il existe une "vérité vraie" unique que seuls des "experts" sont à même de découvrir. Ces experts étant de droit membres de la caste au pouvoir, d'où l'âpreté de la lutte autour des sciences dites exactes ou en passe d'être reconnues comme telles; d'où cet acharnement à tirer toutes les disciplines de la connaissance vers une reconnaissance "scientifique", c'est à dire non discutable, à leurs yeux, d'où cette dévalorisation des disciplines littéraires et cet excès de calculs savants autant qu'inutiles dans des disciplines "pauvres" en reconnaissance scientifique telle la sociologie.
 
Pour conclure, il précisait que l'Ethnométhodologie "s'oppose à ce que la science utilise sans le aire des schémas de représentation du divin" et quelle fait "appel à des représentations de l'universel qua se veulent totalement neutres" (ceci dans les cas ou de telles représentations sont absolument utiles comme outil de raisonnement).

 
 
8/ "En vérité, la science est portée par les citoyens"
Il manquait toutefois à ce texte, l'argument total à mes yeux, pour justifier l'Ethnométhodologie, argument qu'Yves devait me préciser deux jours avant sa mort, alors que nous nous entretenions du plan de ma thèse : "Puisque les experts sont suspects" me dit-il alors, "c'est le peuple qui pourra le mieux approcher les idées justes et c'est l'Ethnométhodologie qui lui donnera les outils pour décrire le monde !"
 
Toutefois il me proposa d'utiliser cet argument sous une forme un peu différente : "La Science est portée par les citoyens", afin disait-il de justifier à la fois mon itinéraire, les raisons de mon intérêt pour la pédagogie de l'école Vitruve (41) et le choix de l'Ethnométhodologie comme opérateur de ma description. En vérité, je le soupçonne d'avoir plutôt modéré son propos afin de m'éviter des batailles inutiles ! (42)



38) Ce projet initié après la seconde guerre mondiale avait pour objectif de concevoir un programme informatique capable d'effectuer des traductions simultanées dans plusieurs langues. Yves en avait démissionné après que son rapport concluant à l'impossibilité structurelle d'y parvenir jamais (pour des raisons de structures linguistiques incompatibles, principalement) ait été rejeté par les "experts".

39) Yves collaborait avec le département d'Ethnologie depuis les années 70, sur la foi de ses recherches sur les automates sectaires, ce qui était suffisamment formel pour séduire Robert Jaulin travaillant lui-même à une "ethnologie des objets abstraits" (voir l'ouvrage "Anthropologie et Calcul" dans la collection 10/18). Mais son engouement pour l'Ethnométhodologie n'avait pas gagné Robert qui en trouvait les analyses un peu sommaires... Il faut dire ici et redire que tous deux ne s'adressaient pas au même public ; autant Robert a t'il toujours été très exigeant quant au niveau de réflexion et d'abstraction qu'il attendait de ses étudiants, autant Yves s'est-il positionné à l'inverse dans un rôle de valorisation systématique des porteurs de connaissances profanes, i.e. des non spécialistes de tous bords ... On pourrait presque dire que si l'un était un militant des sommets, l'autre s'était de plus en plus rapproché de la base!

40) Ce Dess était décrié par la Présidence de Paris 7, en tant qu'unique moyen d'accès au Doctorat en l'absence de DEA d'Ethnologie, ce qui n'est pas sa vocation naturelle puisqu'il est censé déboucher directement sur un emploi et non sur la Recherche.

41) Cette école primaire publique parisienne qui a longtemps bénéficié d'un statut expérimental, a travaillé ces vingt dernières années sur une pédagogie des apprentissages différente, en liaison avec un nouveau statut de l'enfant considéré comme un citoyen à part entière. L'analyse de cette pédagogie et de ses présupposés est l'objet de ma thèse.
 
42) Cette formulation plus générale devait dans son esprit être moins polémique; on ne pouvait qu'être d'accord avec elle, 1e terme "portée" restant suffisamment imprécis pour n'effrayer personne!

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