DEVEREUX (G.)

Par Tobie Nathan dans l'Encyclopædia Universalis France (1999)

Georges DEVEREUX 1908-1985

Né à Lugós, petite ville de Transylvanie alors hongroise, d’un père avocat socialiste, homme tranquille et doux, et d’une mère germanophile, Georges Devereux était âgé de dix ans lorsque, sa région devenant partie intégrante de la Roumanie, il fut obligé, du jour au lendemain, de changer de langue pour ses études. Il ne s’y soumit qu’à contrecœur et devait refouler totalement, par la suite, la langue roumaine. La mort d’un frère, d’un an son aîné, survenue alors qu’il était lui-même adolescent le bouleversa si profondément qu’il lui sembla toujours vivre à la fois sa propre vie et celle du disparu. Événement sans doute décisif chez un savant qui devait cumuler successivement la maîtrise de plusieurs disciplines hétérogènes et avoir, en quelque sorte, plusieurs vies intellectuelles. Très doué pour la musique, il se destine d’abord à une carrière de pianiste de concert, mais les séquelles d’un accident à la main droite le contraignent à changer d’orientation. Jusqu’à la fin de sa vie, il continuera cependant à composer des œuvres pour piano. À l’âge de dix-huit ans, refusant de faire son service militaire dans l’armée roumaine, il vient en France étudier la physique avec Marie Curie et Jean Perrin. Il espère y découvrir des certitudes pour le protéger des contradictions qui déchiraient son milieu d’origine; mais c’est précisément cette année-là que Heisenberg et Bohr avancent leur théorie de l’indéterminisme, qui devait par la suite avoir sur lui une influence profonde.

Rêvant alors de voyages lointains, il passe un diplôme de malais à l’École des langues orientales, ce qui le conduit à suivre les enseignements d’ethnologie de Marcel Mauss, de Lucien Lévy-Bruhl et de Paul Rivet. Étudiant extrêmement brillant, il obtient en 1932 une bourse de la Fondation Rockefeller pour ses recherches de terrain. Il part d’abord pour les États-Unis, chez les Indiens Hopi, et fait la connaissance de plusieurs grands anthropologues américains tels que R.H. Lowie et A.L. Kroeber; puis il passe dix-huit mois chez les Sedang Moï du Vietnam. À son retour, devant la xénophobie déclenchée par l’affaire Stavisky, il se rend de nouveau aux États-Unis pour préparer une thèse de doctorat sur les Indiens Mohave de Californie, sous la direction de Kroeber. Naturalisé américain, il fait la guerre dans la marine, où il obtient le grade de lieutenant. À son retour à Paris, il entreprendune formation psychanalytique avec Schlumberger; il poursuit son analyse, un bref moment, avec Geza Róheim, à New York, puis avec Jokl à Topeka (Kansas), la Meninger Clinic de cette ville étant alors l’une des deux seules institutions américaines permettant à un non-médecin d’acquérir une formation psychanalytique. Jusqu’en 1959, il partage son temps entre sa propre formation et l’enseignement de l’anthropologie dans diverses universités des États-Unis. Il s’installe en 1959 comme psychanalyste, à New York. En 1962, sollicité par Claude Lévi-Strauss et par Roger Bastide, il est chargé d’enseigner l’ethnopsychiatrie à l’École pratique des hautes études de Paris. Interrompant son activité clinique, il se consacrera jusqu’à sa mort à cette discipline qu’il a créée. Privé de terrain ethnologique, il se met, à l’âge de cinquante ans, à apprendre le grec classique et devient rapidement un des meilleurs spécialistes de la mythologie grecque.

La vie de Georges Devereux a été une succession de spécialisations très approfondies: d’abord la musique, puis les mathématiques et la physique, ensuite l’ethnologie et la psychanalyse et, pour finir, les études grecques. De plus, il parlait à la perfection sept langues: le hongrois (et le roumain dans son enfance), l’allemand, le français, l’anglais, le malais et le sedang. Homme d’une intelligence extraordinairement aiguë, passionné et batailleur, à la mode hongroise, mais, aussi, malicieux et intuitif, il détestait la banalité et a introduit des idées originales et fécondes dans un domaine où l’on croyait depuis longtemps révolue l’ère des grands pionniers. Il a défini l’ethnopsychiatrie qu’il a fondée comme une psychopathologie soucieuse de prendre en compte la culture du patient. À travers une douzaine d’ouvrages et plus de deux cent cinquante articles, il en a décrit les principales perspectives.

Dans Mohave Ethnopsychiatry, G. Devereux a donné une description minutieuse de la pensée psychiatrique d’une société, celle des Indiens Mohave de Californie. Il a montré que toutes les cultures ne s’intéressaient pas avec la même intensité à la psychopathologie et voyait dans cet intérêt la marque du respect que porte une société à l’individu. Il aimait à dire que ce sont les Mohave qui l’avaient véritablement initié à la psychanalyse. Son ouvrage intitulé Psychothérapie d’un Indien des plaines montre la nécessité d’un appareillage conceptuel spécifique pour mener à bien une psychothérapie authentique d’un patient appartenant à une culture différente et indique des pistes pour l’utilisation rationnelle de la culture d’un tel sujet. Dans Study of Abortion in Primitive Societies, G. Devereux démontre que, si l’on dressait la liste complète des fantasmes décrits par les psychanalystes, elle correspondrait point par point à la liste des rites et des coutumes décrits par les ethnologues. Il en conclut que la psychanalyse et l’ethnologie donnent deux points de vue sur une même réalité: l’un du «dedans», l’autre du «dehors» — hypothèse qu’il reprendra de manière plus systématique dans Ethnopsychanalyse complémentariste. Son premier livre paru en français, Essais d’ethnopsychiatrie générale, propose une approche et une classification spécifiquement ethnopsychiatriques de la réalité clinique, tandis que son ouvrage intitulé De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement présente une méthodologie fondée sur l’analyse de la distorsion provoquée par l’observé sur l’observateur. Cette méthodologie, conçue à partir de la clinique psychanalytique, semble être la seule qui convienne aux sciences humaines, dans lesquelles la véritable objectivité de l’observation fait disparaître le sujet même de l’observation, c’est-à-dire l’humain. Dans ses derniers livres, consacrés à l’analyse des mythes grecs, G. Devereux a abondamment montré que la mythologie constituait un réservoir de solutions aux problèmes psychiques — une chambre froide de l’inconscient — où puiser fantasmes et mécanismes de défense.

S’adonnant peu à la vie mondaine, préférant les petits séminaires fermés aux grandes conférences parisiennes, Georges Devereux n’a formé qu’une poignée de chercheurs. Sa pensée cosmopolite et réaliste, particulièrement adaptée aux sociétés modernes, polyculturelles, n’a commencé à recevoir une large audience que dans les années quatre-vingt.