Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Editorial et présentation du numéro 11-12

L'ethnométhodologie et l'alternative des sciences sociales

Bien que l'on ait pu observer en France, dans les deux années qui viennent de s'écouler, une très nette augmentation du nombre de publications situées dans la mouvance du courant ethnométhodologique et de débats mettant en discussion les options de l'ethnométhodologie, il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui encore, la situation générale de diffusion des idées de ce courant reste du niveau de la confidentialité. Nous devrons donc supposer qu'une proportion non négligeable des lecteurs de notre revue n'auront pratiquement jamais entendu parler du sociologue américain Harold Garfinkel, et ne sauront donc a fortiori même pas qu'à tort ou à raison, la révolution épistémologique proposée par cet auteur en 1967 dans les "Studies in Ethnomethodology" est désormais tenue par certains pour au moins aussi importante que celle apportée en son temps par la publication du "Capital" de Karl Marx.

Cette situation de quasi-confidentialité en France des thèses de l'ethnométhodologie n'a, croyons-nous, guère même été entamée par la récente publication de plusieurs excellentes synthèses, dans la revue "Sociétés" d'une part, et dans la revue "Problèmes d'épistémologie en Sciences Sociales" d'autre part; ni même par l'ouvrage "Décrire : un impératif?" que viennent d'éditer W. Ackermann, B. Conein, C. Guigues, L. Quéré et D. Vidal. Car s'il est un point sur lequel s'accordent tous les auteurs qui parlent aujourd'hui, en France, d'ethnométhodologie, c'est bien le constat du caractère ardu de ce sujet; reconnaissant que les thèses proposées par le courant ethnométhodologique sont extrêmement difficiles à comprendre, même pour des spécialistes chevronnés des questions épistémologiques. Louis Quéré (1984) écrit du reste à ce propos, ceci : "Garfinkel n'est pas un auteur facile. Ses textes résistent à la compréhension et à la traduction. Leur lecture demande un effort herméneutique considérable. Mais celui qui le fait est comblé au-delà de son attente. Car petit à petit s'éclairent les instructions et recommandations qu'il donne pour l'analyse de la réalité sociale, et qu'il regroupe sous le mot-repère d'ethnométhodologie. Comme ce sont des instructions pour voir ce qui, bien que vu, ne retient jamais l'attention, ce qui est "seen but unnoticed", elles produisent, lorsqu'elles sont déchiffrées, un véritable effet de révélation. Comment donc entrer dans Garfinkel ? Comment ensuite s'orienter dans l'appropriation de ses textes ? Il n'y a pas de recette qui puisse garantir le succès de l'entreprise."

Par ailleurs, et que ce soit à tort ou à raison, on ne peut manquer de se sentir tout de même interpelé par l'affirmation selon laquelle la publication des "Studies in ethnomethodology" de 1967 serait un événement aussi important que celle, en son temps, du "Capital" de Karl Marx. Beaucoup sans doute présumeront qu'une outrance se cache dans une telle prise de position. Mais comment en juger vraiment, dans une situation où presque tout le monde peut comprendre ce que dit Karl Marx, et où presque personne ne peut comprendre ce que dit Garfinkel ? Et où pourtant, tous ceux qui ont réellement fait l'effort de pénétrer la pensée de Garfinkel semblent prêts à admettre que la révolution épistémologique proposée par cet auteur pourrait bien être en effet un événement de première grandeur ?

Il n'est à notre avis pas admissible qu'un débat d'une telle envergure puisse indéfiniment rester cantonné dans la confidentialité. Mais, au dire même de la plupart des spécialistes, il sera extrêmement difficile que le débat sorte de cette confidentialité, pour la simple raison que notre éducation commune oppose une sorte de mur à la compréhension des thèses ethnométhodologiques. Et c'est le constat du paradoxe (à notre avis intolérable) d'une telle situation qui nous a poussés à proposer qu'un numéro double de cette revue soit entièrement consacré à l'ethnométhodologie ; de même que ce constat nous pousse dès maintenant aussi à recommander que d'autres revues que la nôtre en fassent autant ensuite, afin de créer progressivement les conditions d'un débat ouvert et non plus discret sur le bien-fondé (ou le mal-fondé) des thèses du courant ethnométhodologique.

Une question vient, alors, à l'esprit : pourquoi, en contrepartie, ou, plutôt "pour quoi" la vogue de l'ethnométhodologie à l'université de Paris 8-Vincennes, à Saint-Denis ? En quelques années la tendance s'affirme incontestablement. Depuis le succès d'Arguments ethnométhodologiques, d'autres articles, des "communications", au fil des colloques, et même des enseignements dans quelques universités, ont contribué à une certaine diffusion de la pensée de Garfinkel et de Sacks. Certes, en fonction de son histoire propre, l'université Paris 8, et, notamment, l'UER des Sciences de l'Education, ne pouvaient rester indifférentes à une approche des phénomènes humains qui venait recouper les courants d'une "contre-sociologie", soutenue par l'analyse institutionnelle, contestant "l'induction" et les prétentions généralisantes de la sociologie positiviste, en étayant les démarches de "l'analyse interne", de "l'analyse des implications", de l'intervention et de la "recherche-action", déjà esquissées, au long des vingt-cinq dernières années par Georges Lapassade, René Lourau, René Barbier, Rémi Hess, Antoine Savoye, Patrice Ville, Alain Coulon, Jacques Ardoino, etc. Mais il ne s'agit pas, pour autant, d'une mode intellectuelle venant s'ajouter, ou se substituer, à d'autres comme, en leur temps, après l'épuisement de la dynamique des groupes, la "clinique" des "nouvelles thérapies" de la "gestalt", du" potentiel humain", des psychologies existentielles et humanistes à la redécouverte de Reich, non plus que des avatars du "politique" s'abimant dans les écrits des "nouveaux philosophes". La rencontre entre l'analyse institutionnelle et l'ethnométhodologie est appelée à déborder les questions de méthodes, qui font, longtemps, écran aux problématiques épistémologiques qui les supportent. Même si elle se rattache bien à la question de l'indexicalité, par quelques côtés, la querelle de "l'analyse interne" resterait assez vaine et n'aurait guère d'objet autre que de réhabiliter une "socianalyse", en quête d'un champ pratique encore rentable si on ne s'efforçait pas de la situer dans le contexte beaucoup plus large des sciences anthropo-sociales et de l'intelligence spécifique de la complexité et de la particularité qu'elles supposent, dans la mesure où ces dernières s'articulent essentiellement à des pratiques sociales, sinon à des praxis. Ainsi en va-t-il de l'ethnométhodologie, elle-même. Plutôt, donc, que d'opposer, assez schématiquement, la démarche ethnométhodologique à la plupart des autres, comme nombre de zélateurs s'obstinent encore à le faire, il nous parait important de repenser et de relire les apports de cette école en fonction de la crise épistémologique que nous traversons, avec l'élaboration des Sciences de l'Homme. Ce sont, alors, les pensées de Freud et de Lacan, de Marx, d'Edgar Morin, de Castoriadis, de Bateson et de Wilden qu'il s'agit d'articuler et de conjuguer à celle de Garfinkel. L'une des principales difficultés sur lesquelles achoppent aujourd'hui les sciences anthropo-sociales, toujours finalisées, en fonction des interrogations et des projets portés par les pratiques qui les suscitent, et auxquelles elles renvoient, en voulant donner une certaine intelligibilité de leur complexité, c'est l'inadéquation des modèles canoniques d'une science linéaire, postulant la transparence au moins potentielle de ses "objets", comme la réduction toujours possible du complexe au simple, par le jeu d'une analyse toute de décomposition. Là où l'intelligence organique, mécaniste, économique, synchronique et structurale (selon les époques) postulait la clarté d'une logique comme clef ultime des combinaisons élémentaires voulant prétendre, asymptotiquement, épuiser la réalité, l'affirmation du primat de la signification sur le sens, de la communication sur le langage, et du jeu de relations de "l'expérience" des "sujets" à leurs environnements, avec la reconnaissance de "l'indexicalité", l'hypothèse de la "compétence unique", redonnent quelque légitimité à l'opacité comme matière première de la connaissance, en ouvrant, du même coup, des approches méthodologiques alternatives permettant de s'y familiariser pour pouvoir en rendre compte néanmoins. Plus généralement, comme le souligne très bien Edgar Morin, nous souffrons dans nos entreprises de connaissance d'une pensée disjonctive qui veut à toute force séparer l'homo demens de l'homo sapiens, à travers l'ordre de ses catégories et qui aboutit finalement à morceler le savoir. L'unité de l'esprit humain, si toutefois elle s'élabore à travers l'Histoire, ne peut être cherchée que dans la quête du sens et dans le jeu des significations, attestant le caractère irréductiblement téléonomique des activités humaines, donc des praxis et des pratiques sociales, et, par conséquent, des investigations scientiques et de la recherche, autrement dit de l'entreprise de connaissance qui est, elle-même, une de ces pratiques sociales. Une fois encore, pour connaître la nature et les phénomènes, c'est la nature même de la connaissance qu'il s'agit d'interroger en premier lieu. Dans cette perspective anthropo-cosmologique où les visions du monde apparaissent également comme des modèles structurant très profondément la connaissance, la démarche ethnométhodologique retrouve tout naturellement sa place, au sein d'un ensemble toutefois beaucoup plus vaste et la qualité de ses apports déborde considérablement les énoncés méthodologiques dans lesquels on se complaît encore trop volontiers à vouloir l'enfermer. Quels que soient les "domaines de l'homme" concernés : psychothérapies, politique et changement social ou Sciences de l'Homme, les impasses auxquelles aboutissent nos pratiques tiennent à nos façons de penser les choses, le monde, et nos relations à l'un comme aux autres. L'intérêt d'une telle optique pour évoquer la problématique de l'éducation dans le monde moderne est assez évident. Encore faut-il que la notion même d'éducation soit entendue beaucoup plus largement et profondément que selon l'usage dominant chez les spécialistes de ces disciplines. Si les instances familiales, scolaires et universitaires exercent bien, entre autres, la fonction éducative dans nos sociétés, elles sont loin de l'épuiser pour autant. L'éducation beaucoup plus encore que la transmission des savoirs et des savoirs-faire, organisée, sous forme d'apprentissages et d'enseignements, est l'expression de la Culture d'une Société et, à ce titre, implique des valeurs, une "vision du Monde", des "modèles" implicites, souvent inconscients, débordant très largement les "humanités" de la "culture cultivée", parce que plongeant leurs racines dans l'imaginaire social où ils puisent aussi bien les énergies créatrices que destructrices, les "projets" que les mythes les leurres et les chimères. En ce sens, l'éducation est "savoir être", formation du sujet, élaboration de la relation à soi et au monde, autant, sinon plus, qu'acquisition de "savoir" et de "savoirs-faire" étroitement entendus. Le problème est, alors, comme le veut Francis Imbert, dans Pour une Praxis éducative, de trouver les conditions d'un retour de pratiques, toujours "réifiées" et pétrifiées, à une "praxis" vivante. La relation de formation, dans ses dimensions interindividuelles et micro-groupales, aussi bien que socio-économiques et politiques, ce qui suppose une lecture "multiréférentielle" est profondément marquée par son "indexicalité". L'intelligence des "faits" et des "pratiques" éducatifs est, elle-même, impensable hors de la perspective d'une théorie générale des sciences de l'Homme. L'apport ethnométhodologique est donc précieux. C'est dans ce sens qu'un certain nombre d'entre nous veulent, aujourd'hui, s'orienter. Mais il reste beaucoup à faire et l'ethnométhodologie ne saurait, par ses seules ressources, y suffire.

Le principal problème est, sans doute, celui de la lecture en fonction de laquelle on regarde les apports spécifiques de l'ethno-méthodologie. D'une certaine manière, tout mouvement de pensée s'affirme en se positionnant et, généralement, en s'opposant aux autres courants qui le précèdent. Ainsi, l'ethnométhodologie interroge profitablement la sociologie établie, avec sa prétention d'énoncer des lois, des éléments de connaissance, à portée générale si ce n'est universelle. Au demeurant, après sa reconquête de "territoires" déjà occupés, l'ethnométhodologie d'accusatrice se fait affirmatrice et tente, à son tour, de légiférer sur les ruines de ses prédécesseurs. Certains de ses courants, car ils sont multiples, restent orthodoxes au projet de remise en question initiale des sciences humaines établies, tandis que d'autres s'attachent davantage à la construction d'une méthodologie et d'une théorie nouvelles. On a pu parler, dans ce sens, de l'opposition entre une ethnométhodologie "chaude" (Garfinkel) et une ethnométhodologie "froide" (Sacks). Il faudrait, maintenant, distinguer entre une pensée ethnométhodologique ouverte à l'intelligence du paradoxe et de la contradiction et, par conséquent, relevant, elle-même, d'une lecture dialectique, et une ethnométhodologie "missionnaire", plus dogmatique, qui commence à se prendre exagérément au sérieux. Parfois, par la grâce de Castaneda, promu fils spirituel de Garfinkel, le "Yaki" tend, trop facilement, peut être, à se faire "ya qu'à". Si l'humour garde, également, quelque importance dans l'aventure intellectuelle il faut, pour le trouver, le chercher, encore, trop attentivement, au sein de ces mouvances.

Les limites actuelles de l'ethnométhodologie nous semblent résider essentiellement dans le parti-pris toujours farouchement intellectualiste de cette école. Bien que la gestion de l'indexicalité et la règle de la compétence unique privilégient l'écoute et la familiarité avec le terrain, sinon l'objet, étudiés, en mettant, du même coup, l'accent sur la complexité de la communication et le statut très particulier de l'implication dans les sciences humaines, tout ce qui est de l'ordre de l'imaginaire et de l'inconscient reste trop facilement hors de portée de l'instrumentation proprement ethnométhodologique. Les apports de la psychosociologie et, plus généralement, des sciences humaines classiques (Education, thérapie, intervention dans les groupes et les organisations) n'ont pas été réellement intégrés. On se demande bien pourquoi ? Certaines anecdotes faisant désormais partie de la liturgie ethnométhodologique, si elles servent d'argument à l'appui de tel ou tel point important de la théorie témoignent, par contre, d'une naïveté déconcertante, sinon affligeante, sur le plan clinique.

De cette richesse incontestable d'apports, dont la portée féconde ne saurait plus sérieusement être niée, il reste à déterminer ce qu'il faut en retenir, et ce qui doit être rejeté, ou entendu de façon beaucoup plus relative. Trop souvent, au risque d'une nouvelle doctrine, on attend que l'étudiant assimile telle quelle, la totalité du corpus. Telle n'est pas l'intention des coordonnateurs de ce numéro double de la revue Pratiques de formation analyses. Nous avons voulu présenter, en articulant l'ethnométhodologie, et ses démarches, au champ de l'éducation et de la formation, un éventail de problématiques et d'outils pouvant incontestablement contribuer à renouveler et, surtout, à stimuler la réflexion autour des questions épistémologiques que se posent, aujourd'hui, les chercheurs au sein des disciplines dites anthropo-sociales. La fonction du "lexique" est, à cet égard, très importante. A chacun, maintenant, d'effectuer critiquement ses choix.

Venons en maintenant à la question du "lexique". C'est bien entendu la prise de conscience de l'existence d'une sorte de "mur d'incompréhensibilité commune" autour de l'ethnométhodologie qui nous a poussés aussi à accorder dans le présent numéro, et contrairement à l'usage habituel de cette revue, une très large place à un "lexique ethnométhodologique". On sait en effet que toute mutation épistémologique importante a pour conséquence de modifier les significations du langage dans son entier ; mais dans le cas de l'ethnométhodologie, certains axiomes cognitifs de base subissent une mutation telle que les décalages sémantiques qui en résultent au niveau de l'ensemble du vocabulaire d'usage courant peuvent atteindre des ampleurs énormes ; d'où la nécessité de consigner correctement ces décalages dans des lexiques qui sont encore à construire, et dont celui que nous proposons ne donne qu'une préfiguration très succincte.

La génération d'âge dont nous faisons partie a, il est vrai, déjà connu et partiellement surmonté, comme on s'en souviendra, un problème d'hermétisme commun du même genre à propos de la réforme de l'enseignement des mathématiques, enseignement qu'il s'agissait d'adapter aux nouvelles conceptualisations proposées par l'école "Bourbaki". Une mutation complète du vocabulaire mathématique d'usage courant était pour cela nécessaire. Lorsque cette mutation eut lieu, plusieurs générations de parents (y compris ceux qui avaient reçu dans le passé d'excellentes formations mathématiques) se sont subitement trouvés en situation de ne pas comprendre les mathématiques enseignées à leurs enfants dans les plus faibles niveaux même des classes secondaires ; alors que les enfants eux-mêmes, ayant directement commencé à apprendre dans le cadre des nouveaux concepts et du nouveau vocabulaire, comprenaient en général parfaitement les mathématiques dites "modernes".

Aurions-nous donc, avec ce lexique l'ambition qu'un lecteur moyen de notre revue, ayant lu celle-ci, puisse couramment manipuler les principaux concepts de l'ethnométhodologie ? Ce qui a été dit plus haut à propos de l'hermétisme commun des thèses ethnométhodologiques donne clairement à entendre qu'il n'en sera rien. Bien trop puissante est l'empreinte laissée dans l'esprit de chacun par les catégories communes de l'éducation couramment diffusée aux générations actuelles. Mais par contre, nous pouvons tout de même raisonnablement souhaiter, et même espérer, qu'après une lecture attentive de cette même revue, tout lecteur soit en mesure de percevoir :

- l'existence d'un réel et profond débat, mettant en cause les structures cognitives que l'enseignement actuel impose implicitement à nos enfants et aux étudiants de nos universités ;

- et l'importance considérable de l'option qui se trouve par ce fait même ouverte en termes d'organisation des systèmes d'éducation.

Puisqu'il importait donc beaucoup à nos yeux de faire percevoir à nos lecteurs l'existence d'un débat mettant en cause un très haut niveau d'enjeux d'éducation et de civilisation, il nous a semblé naturel qu'une première section de cette revue regroupe des contributions ou des fragments de contributions propres à frapper l'esprit, du fait de la véhémence même avec laquelle de tels enjeux y étaient mis en avant. Et ainsi en a-t-il été donc fait. Chacun des auteurs présentés conserve bien entendu la responsabilité de ses propres idées ; et le propos de notre revue vise simplement, par leur présentation, à favoriser le mouvement d'intérêt que commence à susciter aujourd'hui, dans des cercles de plus en plus larges, le débat ethnométhodologique.

Mais immédiatement après ce premier contact, il nous a semblé important aussi qu'une seconde section du numéro attire l'attention des lecteurs sur l'existence du fameux "mur d'incompréhension" dont nous avons parlé plus haut. Dans cette seconde section donc, intitulée "Hiérarchies de concepts", nous avons regroupé des contributions et fragments de contributions mettant en évidence :

- le caractère anormalement décalé des significations que l'ethnométhodologie est obligée d'accorder aux termes de langage les plus usuels ;

- et l'existence surtout d'une logique reliant entre eux tous ces décalages ; logique au nom de laquelle il faudrait refuser toute pertinence à l'utilisation de "sabirs" épistémologiques emmêlant des concepts ethnométhodologiques avec des concepts non ethnométhodologiques ;

- avec donc une impossibilité de mélange qui fait que l'univers de l'ethnométhodologie apparait comme une globalité : ou bien on est capable d'y entrer conceptuellement complètement, ou bien on n'est pas capable d'y pénétrer du tout.

Suite à quoi aussi, puisque "monde" de l'ethnométhodologie il y a, il nous a semblé raisonnable de laisser entrevoir, dans une troisième section, les visages de ceux qui peuplent ce monde à part, à travers des contributions et fragments de contributions traitant de l'histoire du courant ethnométhodologique. Il aurait été pourtant trop ambitieux d'aller jusqu'à prétendre construire par nous-même, en quelques pages et dans cette revue, une synthèse définitivement objective de l'histoire encore bien récente de ce courant. Aussi avons-nous, pour rendre clairement manifeste la modestie de nos ambitions en cette matière, pris le parti d'intituler cette troisième section : "Histoires et mythes fondateurs".

Nous ne pouvions, non plus, concevoir ce numéro sans rappeler au lecteur :

- qu'il existe de nombreuses parentés et affinités entre ethnométhodologie et ethnologie (ne serait-ce qu'au niveau déjà de l'origine du mot "ethnométhodologie");

- et qu'un débat ethnologique particulièrement étrange et sensationnel (présentant il est vrai une certaine dimension de scandale aussi) a été récemment consacré, à travers de nombreuses publications critiques, à un élève de Garfinkel nommé Carlos Castaneda, dont la thèse même (au jury de laquelle figurait Garfinkel en personne) est devenue un best-seller mondialement célèbre.

Or, nous avions reçu des contributions concernant cette intéressante affaire ; et nous n'avons pas voulu les laisser de côté : si bien que nous les avons regroupés dans une quatrième section intitulée : "Chamans et sorciers", puisqu'en effet c'est de ces "médiateurs sociaux" que parle couramment l'oeuvre de Castaneda.

Il fallait bien sûr attirer l'attention, enfin, sur l'importance des questions d'éducation, et une cinquième section a donc été consacrée à des contributions et fragments de contributions présentant un tableau des relations actuelles entre "ethnométhodologie et éducation". Ce dossier n'a certes pas la prétention d'apporter sur un tel sujet une synthèse que l'on puisse considérer comme ayant valeur de somme définitive, ni comme étant fermée. Plus que toute autre à nos yeux, cette question de l'ethnométhodologie dans l'éducation apparaît au contraire comme ouverte. C'est à son niveau que se situeront tôt ou tard, croyons-nous, les débats les plus cruciaux pour l'avenir de l'ethnométhodologie.

il ne nous semble pas possible de clore maintenant cette présentation, sans en venir à formuler des remerciements et des excuses. Des remerciements d'abord, à tous ceux qui ont bien voulu envoyer à cette revue des contributions, dont nous devons nous hâter de dire qu'un grand nombre, pourtant excellentes, ont, hélas, dû être écartées du présent numéro pour des raisons matérielles de place, tout d'abord, et, ensuite, aussi, à partir de là, pour des raisons d'incompatibilité avec le plan résolument didactique qui avait été retenu pour son agencement. Nous avons été ainsi conduits à écarter complètement des articles de : Alain Coulon, Rémy Hess, Georges Lapassade, Yves Lecerf, René Lourau, Marie Solange Touzeau, Sam Combs, Patrick Boumard, et d'autres encore, en dépit de leur qualité ; (et si certains de ces noms figurent encore au générique de ce numéro, cela tient au fait que les auteurs en cause nous avaient simultanément proposé plusieurs contributions).

Par ailleurs, on a pu voir, en consultant le sommaire de cette revue que la formule retenue pour sa conception a été celle qui prévaut normalement dans les anthologies de morceaux choisis : à savoir un cadre de structuration rationalisé à des fins didactiques à l'intérieur duquel on insère des textes d'auteurs qui sont supposés avoir, à peu près tous, la même longueur. Nos auteurs étaient dûment prévenus de cette règle du jeu. Mais parmi les contributions reçues et retenues, un petit nombre seulement, à savoir les plus courtes respectaient le gabarit ; si bien que pour des raisons matérielles de place nous avons dû souvent prendre le parti de ne retenir que des fractions écourtées des contributions proposées. Tel a été le cas, notamment, pour les textes de Alain Coulon, Rémi Hess, Georges Lapassade, Jean-René Loubat, Robert Marty, Louis Quéré, Benetta Jules-Rosette, Jacqueline Signorini, Joseph Sumpf, Jean Widmer. Nous aurions, bien entendu préféré avoir la possibilité matérielle de conserver des textes plus longs pour chacun de ces auteurs.

Il faut bien voir, du reste, qu'à défaut d'une telle structure du type "anthologie", nous aurions été contraints d'écarter complètement un encore plus grand nombre d'articles que nous ne l'avons fait ; avec, du point de vue d'une majorité de nos lecteurs (qui vont entrer dans le "village ethnométhodologique", ici, pour la première fois), un apport d'information finalement beaucoup moins panoramique. Un tel parti s'imposait donc. Mais nous devons, bien évidemment, aussi, rappeler à nos lecteurs, à ce propos, que tout système de présentation en structure d'anthologie introduit une déformation systématique de la pensée des auteurs dont les textes ont été écourtés, déplacés hors de leur contexte ; c'est pourquoi nous recommanderons vivement que l'on se reporte, ensuite, aussi souvent que possible, pour mieux connaître la pensée de chaque auteur, aux autres publications qui sont citées pour chacun dans la bibliographie générale que nous avons voulu abondante à dessein. Nous remercions les auteurs pour leur amicale compréhension 1. Nous remercions, aussi tout particulièrement Georges Lapassade ainsi que Bernard Conein et Jean Widmer pour l'aide précieuse qu'ils nous ont apportée.

L'histoire d'une revue, et, aussi bien, d'une de ses livraisons, avec ses histoires, ses péripéties, les avatars de son élaboration, les systèmes de contraintes multiples auxquelles on doit nécessairement obéir, représentent un bon exemple d'indexicalité dont il est, tout à la fois, naturel et dommage que. Les lecteurs soient privés.

Jacques Ardoino et Yves Lecerf (août 1986).

Notes
Ce numéro prévu, à l'origine, comme livraison simple de 96 pages a déjà, entre-temps, doublé de volume