Alexandra Schmidt : Regards sur un terrain interdit:introduction
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ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT

par
Alexandra Schmidt



INTRODUCTION


Le présent mémoire est le résultat d'une rencontre: la rencontre entre un terrain et l'ethnométhodologie.

Contrairement à l'approche plus répandue dans un contexte universitaire pour la préparation d'un diplôme d'ethnologie, le choix du terrain ne s'est pas fait à la suite d'une démarche de réflexion/formation. Le terrain fut une occurrence (au sens d'une chose qui a lieu, qui se présente), la rencontre avec l'ethnométhodologie en permet une re-présentation.

Le terrain étudié ici est ce qui est communément appelé (hors contexte universitaire) une secte : la secte Moon. D'ailleurs, par le fait même d'appeler ce groupe "secte", nous entrons dans le vif du sujet de l'ethnométhodologie, à savoir, dans le débat ethnométhodologique sur la "sociologie profane" par rapport à la "sociologie professionnelle", et notamment les questions concernant les différents langages naturels.

En effet, un contexte sociologique orthodoxe ("sociologie professionnelle") permet difficilement l'utilisation libre de ce mot. La tradition wébéro- troeltschienne, notamment en matière de typologie, a tant dominé la sociologie en France que tous les travaux sur la question des "sectes" se devaient d'y faire référence. Le mot de "secte" était difficilement définissable, aussi bien sociologiquement que dans la vie quotidienne - les média, les autorités publiques et autres institutions qui se sont penché sur la question (démarche de la "sociologie profane") avaient tout autant de difficultés. Et avant que d'étudier une question, il convient d'ordinaire de délimiter, sinon de définir, le sujet exact dont on traitera. On usait donc du mot avec maintes précautions.

Un problème majeur était la connotation négative du mot. L'approche sociologique tentait de circonvenir cette connotation, mais de par ses références sus- mentionnées, elle usait de concepts adaptés à un champ religieux existant à une époque donnée - XIXème siècle-début du XXème - et qui ne ressemblait en rien au contexte actuel.
Si le champ religieux de l'époque, avec ses églises instituées, stables, ses sectes et autres groupements religieux répertoriables, se prêtaient aux analyses de Weber(1) et de Troeltsch(2), ce n'était plus guère le cas pour ce qui est de la situation actuelle. Les églises ne montrent plus l'aspect homogène qu'elles avaient alors, et pour ce qui est des sectes, ces dernières vingt années ont vu naître un si grand nombre de mouvements - appelés couramment sectes, dans le langage des médias, notamment -, depuis ceux qui regroupent une poignée de disciples autour d'un gourou local jusqu'aux immenses multinationales religieuses nouvelles, telles que la Scientologie, la Méditation Transcendantale ou Moon, entre autres, que même un simple répertoriage est devenu difficile, voire impossible. Or, ces groupes ont posé de plus en plus fréquemment des problèmes d'ordre social, et "le phénomène des sectes" devait, de par son impact considérable, interpeller la communauté scientifique.

A ce foisonnement s'ajoute une caractéristique également nouvelle par rapport aux objets habituels des études sociologiques de type wébéro- troeltschien sur les sectes, à savoir la rapidité avec laquelle ces mouvements mutent: ils peuvent présenter quasiment du jour au lendemain des caractéristiques totalement antinomiques à celles qui les déterminaient encore la veille.

Cette situation nouvelle rendait inadéquate toute approche "traditionnelle" en matière d'étude de science sociale - la sociologie n'étant pas la seule, loin de là, à souffrir d'une inadéquation des outils conceptuels.

D'autres sciences sociales, telles que l'ethnologie et la psychologie notamment, éprouvaient de même des difficultés d'adaptation pour ce qui concernait l'étude de ces groupes.

Pourquoi ces difficultés?

Elles ne provenaient pas uniquement de l'inadéquation sus-mentionnée des procédures habituelles mises en oeuvre dans les recherches en sciences sociales, mais également de la structure- même des groupes.
En effet, une autre caractéristique - outre la multiplication et la mutation rapides - en est la fermeture, à des degrés divers, vis-à-vis de l'extérieur. Le degré de fermeture, d'ailleurs, est directement proportionnel au degré de conflictualité apparaissant au niveau social.
Mais surtout, cette fermeture rend difficile, voire impossible dans certains cas, l'obtention d'informations, de documentation, ou de faire une étude de cas.
Le seul moyen d'être certain de pouvoir accéder aux informations nécessaires pour réaliser une étude est d'adhérer au mouvement. Or, autre trait commun à nombre de ces mouvements, une fois qu'une personne entre dans une "secte", elle n'en sort pas, tout du moins pas facilement, ou encore dans un état très différent de son état au moment de l'adhésion. D'où la difficulté, voire l'impossibilité, de mener une étude de l'intérieur.

Toutes ces caractéristiques ont fait qu'il existe relativement peu d'études sociologiques ou ethnologiques de terrain sur la question. Celles qui existent, d'ailleurs, sont souvent soumises à une très forte contestation, universitaire ou non- universitaire.

Ainsi l'étude des sectes, au vu aussi bien de la dimension du phénomène, que de sa potentielle richesse pour le développement des connaissances en sciences sociales, est un champ largement ouvert.

En France, un groupe de recherche s'est créé précisément pour explorer ce champ. Les travaux menés par le 'Laboratoire d'Etudes des Sectes et des Mythes du Futur' de l'Université de Paris VII ont bénéficié de cette potentialité en ce qu'ils ont presque toujours été réalisés par des équipes pluridisciplinaires, qui ont pu ainsi étudier, en interaction, notamment les aspects organisationnels, sociaux, ethniques, linguistiques de certains mouvements nouveaux. Toute liberté de pensée était donnée d'explorer des hypothèses et des méthodologies y compris celles pouvant être considérées comme universitairement hétérodoxes, dans la mesure où cela permettait de développer de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouveaux outils, plus adéquats. C'est également dans ce Laboratoire que j'ai entendu parler pour la première fois de l'Ethnométhodologie.

C'est a posteriori, par rapport à mon terrain, que l'ethnométhodologie m'a paru être un vecteur utile et intéressant pour une étude d'une secte. A posteriori, pour la simple raison qu'il s'agit pour moi d'une découverte récente, alors que mon expérience des sectes date de plus d'une douzaine d'années.
J'eus tout d'abord un sentiment de soulagement immense du fait que, dans le plus strict respect de la rigueur scientifique, je pouvais parler sans longues paraphrases des "sectes", et non plus des "mouvements de type sectaire", des "nouvelles organisations religioso-financières"... : grâce au concept de l'indexicalité, notion de base en ethnométhodologie, l'utilisation du mot se légitime par sa contextualisation. Cette attitude intellectuelle m'a paru tout à la fois honnête, modeste et extrêmement pertinente. C'est dans cet esprit que j'entreprends ici de présenter une secte à travers la "grille" (mot anti-ethnométhodologique s'il en est) de l'ethnométhodologie.

L'ethnométhodologie fournit un certain nombre d'outils conceptuels qui modifient le regard du chercheur en sciences sociales. Ces outils sont présentés dans une première partie, qui constitue de ce fait une introduction à l'ethnométhodologie en tant que discipline. Etant donné que l'ethnométhodologie m'a paru être en prise directe avec les démarches intellectuelles de nombreux penseurs de l'époque actuelle, j'ai entrepris de la situer, en philosophe profane, d'abord dans un contexte épistémologique (discussion sur le sens commun en tant que connaissance), et aussi par rapport aux évolutions les plus récentes des sciences sociales qui examinent notamment, d'un point de vue pluri-disciplinaire, les comportements individuels et sociaux à travers la communication.

Les concepts de l'ethnométhodologie sont ensuite appliqués, dans une deuxième partie, pour la présentation du terrain lui-même, à savoir le contexte d'étude de la secte, et donc le contexte de l'élaboration du lexique qui, lui, constitue l'essai de description proprement dite de la secte Moon et se présente comme un essai de sociologie profane, au sens que lui donne Harold Garfinkel, fondateur de l'ethnométhodologie.

L'étude lexicale n'est pas sans avoir des modèles, même si ces modèles n'ont pas été appliqués à une secte, ou un mouvement en particulier, mais à un domaine particulier des sciences sociales, par exemple. A témoin, les ouvrages de Jeau Cazeneuve (Dix grandes notions de la sociologie(3)) et de Ducrot et Todorov (Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du Langage(4)), où les auteurs présentent leur domaine sous forme d'un lexique des concepts.

L'étude lexicale d'une secte est particulièrement pertinente, dans la mesure où, tout comme c'est le cas pour un domaine scientifique dont les concepts ne seraient pas compréhensibles sans étude préalable par le non-initié, les membres de ladite secte utilisent un langage qui leur est propre, ou bien des mots du langage courant qui, dans le mouvement, prennent un sens particulier. Le titre suivant, relevé dans un journal : "Conditions d'établissement d'un conditionnement palpébral sur les items inattendus en situation d'écoute dichotique", (5) tout comme la phrase suivante extraite du langage mooniste : "cette soeur a des problèmes Chapitre II et doit faire une condition de douches de 7 jours pour payer l'indemnité" justifient presque à elles-seules l'utilité d'un lexique contextué.

Il est important de noter que la présente étude ne se présente pas comme une analyse objective. Elle est un examen d'un groupe donné, dans une situation donnée, par une personne donnée, en l'occurrence moi-même. Les références personnelles sont voulues, car elles resituent en permanence le cadre de référence de cette étude.

Toute la démarche ethnométhodologique est là : aucune prétension à la vérité, mais une volonté de présenter un terrain sans exclure tous les facteurs non-objectifs qui sont toujours présents dans une entreprise de ce type, même s'ils sont occultés.



NOTES

1 Weber, Max : sociologue allemand (1864-1920), considéré comme l'un des grands fondateurs de la sociologie, a élaboré une typologie succincte des mouvements religieux.

2 Troeltsch, Ernst : Philosophe allemand (1865- 1922) qui a développé et affiné la typologie des mouvements religieux de Weber.

3 Jean Cazeneuve, Dix grandes notions de la sociologie, éd. Seuil, coll. Points

4 Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du Langage, éd. Seuil, coll. Points, 1972

5 Le Monde, 21 septembre 1990, titre d'une thèse dont la soutenance est annoncée pour le 29 du même mois.