« Les idées sont fragmentaires et insuffisantes ; non seulement elles ne triomphent que très partiellement, mais même si leur succès était complet il serait encore décevant, parce que les idées ne sont pas toute la vérité de la vie et, par conséquent, elles ne peuvent pas la gouverner avec certitude ni la mener à sa perfection. La vie échappe aux formules et aux systèmes que notre raison s’efforce de lui imposer ; elle s’avère trop complexe, trop pleine de potentialités infinies pour se laisser tyranniser par l’intellect arbitraire de l’homme... Toute la difficulté vient de ce qu’à la base de notre vie et de notre existence, intérieure et extérieure, il y a quelque chose que l’intellect ne pourra jamais soumettre à son contrôle : l’Absolu, l’Infini. Derrière chaque chose dans la vie, il y a un Absolu que cette chose recherche, chacune à sa manière ; chaque fini s’efforce d’exprimer un infini qu’il sent être sa vérité réelle. En outre, ce n’est pas seulement chaque classe, chaque tendance, chaque type dans la Nature qui est ainsi poussé vers sa propre vérité secrète, chacun à sa manière, mais chaque individu aussi apporte ses propres variations. Il y a non seulement un Absolu, un Infini en soi, qui gouverne et qui s’exprime en d’innombrables formes et tendances, mais un principe de potentialité infinie et de variation infinie tout à fait déconcertant pour l’intelligence raisonnante ; car la raison ne peut manipuler que ce qui est invariable et fini. Avec l’homme cette difficulté atteint son paroxysme. Car non seulement l’humanité a des potentialités illimitées, non seulement chacune de ses forces et de ses tendances recherche son propre absolu, chacune à sa manière, et s’impatiente donc naturellement de tout contrôle rigide de la raison ; mais encore, en chaque homme, les degrés, les méthodes et les combinaisons de ces forces et de ces tendances varient. Chaque homme appartient non seulement à l’humanité commune, mais à l’Infini qui est en lui, et, par conséquent, chaque homme est unique. Telle est la réalité de notre existence, et c’est pourquoi la raison intellectuelle et la volonté intelligente ne peuvent pas être les souverains de la vie, bien qu’elles puissent être actuellement nos instruments suprêmes et qu’elles aient pu être suprêmement importantes et utiles au cours de notre évolution. »
Sri Aurobindo, Le cycle Humain, 1916-1918.
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