Qu'est-ce que le cyberpunk?
littérature et contre-culture
par Georges Lapassade (texte non daté, periode presumée entre 1990 et 1995)
 

Le terme "Cyberpunk" est formé de deux composantes:


a) un mouvement littéraire :

Le terme "cyberpunk" a été inventé en 1984 par Gardner Dozois, directeur de la revue de science fiction Asimov SF Magazine, pour désigner un nouveau courant de la science fiction qu'il avait d'abord appelée en 1981 "punk SF" (la même année 1981, un auteur de sciences fiction, William Gibson, utilisait pour la première fois le terme "cyberspace").

b) une contre-culture :

Ce terme, cyberpunk, désigne aussi un mouvement de contre-culture dont les écrivains de sciences fiction "cyberpunk" sont eux aussi partie prenante, mais qui prend un sens plus général (c'est pourquoi l'anthologie cyberpunk italienne "cyberpunk", après une première partie consacrée au courant littéraire qui porte ce nom, consacre une seconde partie à la contre-culture de même nom).

comme les beatnicks...

Cette évolution est semblable à celle qui s'était produite au temps des beatniks: le terme avait désigné d'abord un groupe restreint d"écrivains, de poètes américains dont Burrows, qui à une grande audience chez les cyberpunks - avant d'être l'étiquette d'un vaste mouvement juvénile de contre-culture.

Des punks aux cyberpunks : un retournement

Pourquoi cette association, en apparence paradoxale (d'où le succès de l'étiquette...) entre les termes "cyber" - (qui fait référence directe et positive, on va le voir, aux nouvelles technologies) et "punk", (qui renvoie, lui, à un mouvement qui semblait plutôt opposé à ces technologies)? Ce reversement - du pessimisme punk à l'optimisme "cyberpunk" quant à la technologie s'effectue déjà, relativement, dans les ouvrages de sciences fiction regroupés sous l'étiquette "cyberpunk" - Gibson, Sterling, et autres - où elles ne sont plus nécessairement l'anticipation d'un usage terrifiant de la technique future; il est encore accentué dans le courant de contre- culture qui prolonge le message de la nouvelle science-fiction et l'élargit.

Un mouvement international

Les écrivains cyberpunk ont donné les orientations essentielles: chez eux, par exemple, souvent, les personnages des romans SF sont dans les réseaux télématiques (les recherches technologiques, associant informatique et vidéo, sur les "réalités virtuelles" et/ou "artificielles" sont une source de ces innovations littéraires ("realité artificielle": je suis "dans" l'écran avec la balle virtuelle, je peux jouer contre un adversaire semi-virtuel, même si un handicap physique m'interdit ce déplacement et ces performances.

Avec les techniques permettant de produire une "réalité virtuelle", de la gérer ("cyber") et de l'habiter, on crée un "imaginaire" actif dont la production, la gestion (à l'aide du dispositif inventé par Jerry Lanier) et les contenus peuvent rappeler l'époque du psychédélisme (du LSD et autres substances hallucinogènes permettant des voyages): d'où l'expression " cyberpunk psychédélique" (d'où l'adhésion de Timothy Leary, célèbre gourou du psychédélisme des années 60, au cyberpunk).
(Voir à ce sujet, dans l'anthologie de Shake, "un manifeste pour la recréation du monde" signé Clark Fraser).

Par ce néo-psychédélisme, la mémoire du mouvement hyppie est elle aussi présente chez les cyberpunks mais c'est toujours au prix d'un retournement:

Les premières expressions du mouvement se développent à Austin (Texas) dès 1975, puis en Allemagne - avec les "techno-anarchistes" - à partir de 1980 et en Italie - en particulier autour de la revue underground "Decoder" de Milan - à partir de 1986.
En France, à notre connaissance du moins, ce mouvement serait encore pratiquement inexistant, du moins sous la forme contre-culturelle qu'il a pris chez nos voisins avec revues, rencontres régulières, etc. Cela tient sans doute au fait que nous sommes moins directement en prise avec ce type de mouvements qui naissent souvent aux USA et prennent un sens nouveau en s'installant en Europe, comme on le voit Allemagne et en Italie.

Hip Hop et Cyberpunk

Certaines innovations technologiques des années 70 n'étaient pas totalement absentes des univers de la contre-culture plus anciennes: par exemple, le stroboscope était associé, pour ses effets visuels, à la musique psychédélique des années 70.
C'est cependant plus récemment qu'elles sont parties intégrantes de la culture alternative: la technologie associée à la musique rock, et plus récemment les procédés du sampling - collage sonore - dans la production des "instrumentaux" (ou "tempo") de rap en sont des exemples. Bruce STERLING, dans "Mozart", souligne ce lien étroit entre le cyber-punk, la pop music et la pop culture.

Qu'entend-on ici par "nouvelles technologies"? Pourquoi sont elles vues comme potentiellement "libératrices"?

a) Cette étiquette convient, en particulier, pour désigner le magnétoscope, la vidéo, les ordinateurs individuels - une publicité de Apple conduit Gibbson à parler de "cyberspace" en 1981 - les usages interactifs et alternatifs des vidéotels/minitels, qui prennent place parmi les "instruments" du "village global" pour parler comme Mac Luhan, dont la pensée est très présente dans le mouvement).
Elle désigne des innovations qu'il ne faut pas limiter au champ de la communication au sens déjà traditionnel du terme; elles participent de la production de la société (les communications de masse ont socialisé beaucoup de gens).

b) l'information peut devenir aussi un élément de libération et on donne souvent en exemple les hackers (pirates de l'informatique) dont le but n'est pas d'être un "espion industriel" mais de libérer l'information (en prenant des risques pouvant aller jusqu'à l'emprisonnement: Bruce Sterling, dans un inteview que publie Decoder, raconte comment la fabrication d'un jeu vidéo - vidéogamme - peut conduire à des ennuis sérieux avec la police.

L'exemple italien: cyberpunk, contre-culture et politique

En Italie, les nouvelles orientations de la contre culture internationale - hip hop, cyberpunk - sont surdéterminées par un contexte politico-idéologique spécifique: à savoir l'existence d'une sorte "d'ultra-gauche" vivante et active dont l'une des bases se trouve dans les "centres sociaux occupés et autogérés" dont le réseau est présent sur tout le territoire.

Les italiens de la revue underground "Decoder" et les militants (et rockers) des "centres sociaux autogérés" font la jonction entre hip hop et cyberpunk. Ces centres étaient le point de rencontre - toujours variable selon les situations - de la politique et de la contre-culture: en particulier de ce qu'on a pu désigner, à l'ultra-gauche italienne, en termes d'autonomia (autonomie ouvrière dans les années 60, autonomie tout court, aujourd'hui, - le terme à transité par les autonomen allemands qui avaient d'abord pris ce terme aux italiens).

 Au début des années 80, c'est le rock alternatif, le rock punk et l'ensemble de la culture punk qui constituent souvent le décor culturel des centres et le mode d'expression d'un radicalisme politique. En 1990, un rap italien très engagé et très spécifique prend le relais: contrairement à ce qui se passe, par exemple, en France, c'est l'engagement politique, la dénonciation politique violente qui constituent la spécificité de ce rap et non la recherche du succès mass-médiatique et la soumission aux normes du show bis (avec la mise en texte obligée de quelques thèmes devenus souvent des clichés). Le graphisme hip hop est lui aussi très présent dans les mêmes Centres sociaux d'Italie. Le mouvement universitaire de "la Pantera" (1990) a eu un rôle catalyseur et amplificateur dans cette orientation, en rupture avec un premier hip hop italien des années 80 qui était plus soumis au "modèle américain" (de la zulu nation, notamment). Le courant cyberpunk italien se développe dans le même contexte. Willian Gibson, qui participait aux rencontres de Venise en novembre 1990, sur "la réalité virtuelle" a été étonné et "amusé", disait-il, par cette version italienne de ce courant dont il est un "acteur" de premier plan: interviewé par un journaliste du quotidien "Il Manifesto" (27 nov. 1990) il définissait les cyberpunks de Milan comme des gens de "type post-marxiste-politico-punk-anarcho- philosophes".

Ouvrages utiles à consulter

  • Préface de : Mozart en verres miroirs : un texte-manifeste de Bruce STERLING, qui est l'un des principaux écrivains et théoriciens de ce mouvement.
  • Anthologie de textes "Cyberpunk" publiée aux Editions underground Shake (Milan 1990) fait le bilan de ce mouvement l'année même où les cyberpunk de la nouvelle contre-culture se réunissent à Venise.
  • Revue "Decoder", Milan.

  • Consulter les autres textes de Georges Lapassade