(critique à l'humanité) sur Kubrick à sa mort

Voici le texte du journal L'Humanité du 8 mars 1999, écrit
par Jean Roy
 

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Ses yeux grands ouverts se sont fermés
 

La chaîne de télévision Sky News annonçait hier, à l'heure
de l'apéritif du soir, que Stanley Kubrick, immense
réalisateur de " 2001, l'odyssée de l'espace " " Orange
mécanique " ou de " Barry Lyndon ", était mort à son
domicile de Herts, près de Londres, à l'âge de soixante-dix
ans, où, tel un Howard Hughes au soir de sa vie, il vivait
en reclus depuis bien longtemps.

NUL ne pouvait se vanter de l'avoir interviewé depuis des
années. Jamais il n'accompagnait ses films dans les
festivals ou se produisait en public. Il était là, enfermé
chez lui, travaillant nuit et jour, avec un souci
obsessionnel de la perfection qui en était venu à
pratiquement figer sa création. Quatre ans séparent "
Shining " de " Barry Lyndon ", huit ans " Full Metal
Jacket " de " Shining ", douze ans " Eyes Wide Shut " (les
yeux grands fermés), qu'il était en train de terminer. Ce
nouveau film, on l'espérait pour Cannes cette année, après
l'avoir attendu à Venise l'an dernier, puis avant à Cannes,
et l'année d'avant encore à Venise, où tout était prêt pour
l'accueillir : lion d'or à la carrière pour son auteur et
rétrospective intégrale ; le film n'était pas là, Kubrick
non plus, tandis qu'il refusait qu'on projette une partie
des copies tirées pour l'occasion, se plaignant de la
qualité des sous-titres italiens, qu'il s'était fait
traduire en anglais, ne parlant pas la langue de Dante.
Encore cette année, Kubrick téléphonait au directeur de la
Mostra, non pour lui proposer enfin l'ouvre mais pour lui
demander de lui envoyer des catalogues de baignoires, celle
qu'il avait utilisée dans une scène ne lui convenant
soudain plus. Ainsi était devenu Kubrick, sorte de dieu
vivant contrôlant la marche du monde ou au moins de son
ouvre. Pas une projection d'un de ses films quelque part
dont il ne savait l'existence, l'état de la copie,
l'affiche retenue, les conditions de projection dans la
salle. Tout ceux qui, un jour ou l'autre, ont eu ou tenté
d'avoir affaire à lui peuvent en parler pendant des heures.

Né en 1928 à New York, brillant joueur d'échecs, Stanley
Kubrick, photographe pendant quatre ans pour " Look ",
vient au cinéma via un court métrage, " Day of the Fight ",
produit en indépendant et vendu à la RKO, consacré au
boxeur Walter Cartier. Suit un reportage sur un curé volant
du Nouveau-Mexique, le " Flying Padre ", qui porte
communion et bonne parole de village en village à l'aide de
son Piper Cub, et un autre d'une demi-heure, " The
Seafarers ". Un emprunt de 100.000 dollars lui permet alors
de mettre en chantier son premier long métrage, " Fear and
Desire ", en 1953, consacré à un épisode sanglant d'une
guerre imaginaire. Mécontent de son essai, l'auteur fera
tout pour le faire disparaître. Le film devient mythique,
simple début d'une filmographie, titre qu'il faudrait
connaître pour prétendre avoir vu tout Kubrick, mais peau
de balle. Ce n'est qu'il y a quelques années qu'une copie
retrouvée a fait l'objet de quelques projections sauvages
en Italie et que les ouvrages consacrés au réalisateur en
font l'étude.

En fait, la première carrière de Kubrick commence en 1955,
avec " le Baiser du tueur ", film de production
indépendante d'à peine plus d'une heure. L'auteur en
dit : " C'est un film assez idiot. Du point de vue de la
mise en scène, il y a quelques bons passages, mais c'est un
sujet idiot. Le jeu des acteurs est très médiocre. Que peut
valoir un film dont l'histoire est médiocre et les acteurs
mauvais ? " Modestie du maître qui sait qu'il peut mieux
faire, car, rien que pour la scène des mannequins,
n'importe qui serait fier d'avoir signé ce titre. Kubrick a
vingt-sept ans, plus rien à prouver mais tout à donner.
C'est à ce moment qu'il rencontre James B. Harris,
fascinant producteur de la race des grands indépendants
européens et, plus tard, réalisateur attachant (" Aux
postes de combat ", " Sleeping Beauty ", " Cops ", nous
l'avions interviewé pour " l'Huma " il y a juste dix ans).
La confiance est réciproque. Kubrick a trouvé le partenaire
qui lui manquait. Leur première aventure commune est "
l'Ultime Razzia ", qui reste comme un des grands rôles de
Sterling Hayden, le plus beau film jamais tourné sur un
champ de courses et un modèle de précision narrative.
Rarement le temps et l'espace ont été aussi bien maîtrisés
simultanément que dans ce film noir où le metteur en scène,
déjà, ne laisse rien au hasard. La mécanique d'horlogerie
en jeu est digne des plus grandes parties d'échecs,
suspense haletant qu'on ne se lasse pas de revoir. C'est la
même équipe qui, en 1957, réalise " les Sentiers de la
gloire ", aussitôt interdit en France, car il a l'audace de
lever le voile sur les mutineries de 1917 dans l'armée en
mettant face à face le cynique général Broulard (Adolphe
Menjou) et l'arrogant général Mireau (George Macready),
tandis que le colonel Dax (Kirk Douglas) tente de préserver
ses hommes d'une boucherie inutile. C'est ensuite "
Spartacus ", ode à la révolte et à la liberté qui aurait pu
être une ouvre majeure, pour laquelle Kubrick se plaint de
l'emprise de Kirk Douglas, à la fois producteur et
comédien. Trop de tempérament nuit et chacun des deux n'en
manque pas. On peut aussi émettre quelques réserves sur "
Lolita ", la censure dominante du moment n'étant pas prête
à laisser passer un sujet aussi sulfureux sans lui rogner
quelques plumes. On admire là encore la volonté de secouer
le cocotier, les compositions stupéfiantes de James Mason
et de Shelley Winters dans le rôle de la mère, mais Sue
Lyon, aussi troublante soit-elle, a quelques années de trop
pour incarner la célèbre nymphette. Cette première moitié
de l'ouvre s'achève en 1964 avec " Docteur Folamour ou
comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la
bombe ", véritable mise en pièces des films de guerre
froide, dans laquelle Peter Sellers trouve l'occasion
d'aller au bout de sa folie en nous gratifiant d'un des
plus magnifiques numéros de cabot de toute l'histoire du
cinéma.

Après ce film, une période nouvelle commence. Les tournages
se font plus rares, Kubrick passe à la couleur, change de
registre en visant au monumental et à une perfection rendue
possible par le fait qu'il est désormais seul producteur de
son travail et que sa notoriété lui fournit l'occasion de
tout se permettre. En 1968, " 2001, l'odyssée de
l'espace ", magnifique fresque qui embrasse toute
l'histoire de l'humanité passée et à venir, fait date dans
l'histoire du cinéma, bien que la science-fiction ne soit
pas à la mode. Chacun se souvient du ballet du vaisseau
spatial, de l'ouverture sur la musique de Strauss, de
l'agonie de l'ordinateur HAL, de la plus belle ellipse
temporelle de l'histoire du cinéma, l'os de la préhistoire
qui raccorde avec le stylo flottant en apesanteur du proche
futur. Mais, pour qui voudrait se pencher sur l'artiste,
étudier son pessimisme fondamental, son refus des vérités
cadenassées (par opposition aux films de la première
période), je conseillerai de regarder à la loupe
l'ouverture de " 2001 ", non comme un moment de pure beauté
planante, ce qu'elle est par ailleurs, mais pour découvrir
comment le cinéma peut donner à penser. En une vingtaine de
minutes muettes, c'est toute l'histoire de l'homme qui est
contée, passage de l'herbivore au carnivore, formation des
clans, invention de l'outil, découverte de l'arme, lutte
pour la survie et la conquête du territoire. Le tout est
d'un pessimisme nietzschéen, mais relève d'une pure analyse
marxiste dans la démarche.

En 1971, " Orange mécanique ", film d'ultraviolence quand
ce n'était pas non plus la mode, va encore plus loin dans
l'allégorie sur l'instinct de mort. Kubrick se fait
caméléon, abandonnant le style " efficace " des films en
noir et blanc au profit d'un nouveau, chaque fois différent
et propre à l'ouvre. " 2001 " était barbare et beau, "
Orange..." est barbare et laid, outrageusement agressif
avec ses couleurs criardes, ses plans déformés, sa
profanation de Beethoven, à l'image de ses héros sadiques
balayant toute tentative de bonté sur leur passage. Virant
cap pour cap une fois de plus, l'auteur nous donne
ensuite " Barry Lyndon ", retour à la beauté, refus de la
barbarie ou plutôt dissimulation d'icelle sous les dehors
policés de la dentelle. Film en costumes, éclairé à la
bougie en de somptueuses teintes dignes des maîtres
flamands, l'histoire nous présente l'ascension et la chute
d'un arriviste au XVIIIe siècle. Changeant toujours de
genre et de manière, c'est ensuite " Shining ", plongée
dans le fantastique et l'horreur où un Jack Nicholson
démoniaque, poursuivi sans repos à la " steadycam " (caméra
portée) en scope, est en proie aux pires pulsions
destructrices. Fin et foin des métaphores, avec " Full
Metal Jacket ", en 1987, Stanley Kubrick revient à la folie
des hommes d'aujourd'hui, dans un film consacré à la guerre
du Vietnam, genre qui n'a plus la cote, dernière
manifestation d'un homme qui aura pendant vingt ans
parcouru la carte des grands genres à contre-courant. La
partie vietnamienne a pris quelques rides, mais la
première, consacrée à la préparation des bidasses dans un
camp d'entraînement américain, reste un modèle du genre.
L'homme n'est que machine, tripe au service d'une cause sur
laquelle il n'a aucun contrôle. Probablement, c'est la peur
fondamentale de Kubrick qui s'exorcise ainsi, la peur
d'être asservi, qui l'aura conduit dans sa vie à être à
chaque fois qu'il l'a pu son propre producteur, à ne rien
laisser au hasard jusqu'à en devenir obsédé, à ne tourner
que treize, quatorze films en soixante-dix ans alors qu'il
avait commencé tout jeune, à vivre en reclus depuis 1961
entouré d'une batterie électronique digne de Mabuse dans le
dernier film de Fritz Lang, à être l'auteur complet de son
ouvre. Mais, pour cela, Stanley Kubrick aura été un des
plus grands inventeurs de formes de son siècle.