Le sexe et la guerre.

Le meurtre de la femme et la construction de la masculinité
dans FULL METAL JACKET de Stanley Kubrick

Par Bruno Cornellier

L'un des plus importants créateurs de forme du cinéma
américain moderne, Stanley Kubrick chercha, tout au long
de sa longue et prolifique carrière, à comprendre et à
analyser l'aliénation de l'être humain dans la
civilisation moderne. Faisant émerger du réel les traumas
de notre inconscient, il tenta désespérément de balayer
nos certitudes et de mettre à jour leur architecture de
sable. Lieu ambigu, puisque faisant référence à la fois à
la programmation de l'homme et à l'explosion de ses
instincts primaires, la guerre, de FEAR AND DESIRE (1953)
jusqu'à FULL METAL JACKET (1987), servira pour Kubrick de
motif privilégié à cette analyse de la condition humaine,
ouvrant alors, tout particulièrement dans FULL METAL
JACKET, un espace de réflexion quant à la position de la
femme et de la féminité dans l'ordre patriarcal et
militaire dominant.

Discours sur la différenciation sexuelle et la
construction du machisme comme moteur de programmation de
l'esprit guerrier, ce film, nous tenterons de le
démontrer, viendra donc servir la critique féministe de
façon ambiguë. En effet, il semble que si FULL METAL
JACKET arrive à dévoiler la construction et la
codification de la masculinité et du pouvoir sexuel et
militaire patriarcal, il évacue par la suite toute
alternative face à ce modèle d'opposition binaire
dominant; un ordre qu'il réinscrit, lors de la
confrontation finale avec la tireuse vietnamienne, comme
lieu d'aliénation inévitable. Je tenterai donc ici, en
analysant le meurtre de la féminité comme mode de
programmation de la masculinité et en y appliquant les
théories psychanalytiques entourant le masochisme et le
miroir lacanien, de mettre à jour ce mécanisme
d'opposition et de construction de la hiérarchie sexuelle
dans l'oeuvre de Kubrick.
 

Le meurtre de la femme comme processus de masculinisation

Dans son texte fondateur sur le plaisir visuel (Visual
Pleasure and Narrative Cinema), Laura Mulvey affirme que
dans le cinéma narratif dominant, la femme est
généralement représentée en tant qu'icône dénuée de tout
pouvoir narratif et servant le plaisir visuel du
spectateur mâle. Selon Mulvey, le cinéma classique sera
donc conçu pour un spectateur et un regard principalement,
voire exclusivement, mâle où l'homme contrôle la narration
et devient objet d'identification narcissique
(identification au héros mâle, à un «ego ideal») et sujet
du regard scopophilique ou voyeuriste sur la femme. La
femme, dans cette économie du regard, détient une position
sexuelle négative, puisque représentant dans l'inconscient
patriarcal l'absence du phallus. Le fétichisme viendra
évacuer l'angoisse de la castration que le corps de celle-
ci rappelle irrémédiablement au spectateur mâle en la
transformant en une image phallique la rendant davantage
rassurante que menaçante (VERTIGO en est un exemple
privilégié). Quant au sadisme, il viendra évacuer la
menace que représente le corps de la femme en le punissant
ou en le lacérant (comme le démontre toute une gamme
des «slasher movies» depuis HALLOWEEN jusqu'à la série
SCREAM).

Revisitant les travaux effectués par Mulvey et ses
contemporaines, E. Ann Kaplan explique que la femme, par
son positionnement négatif dans la triade oedipienne
(puisque le phallus, l'objet du désir, y est associé au
pénis par l'inconscient patriarcal), ne représente donc
pas un agent positif mais un manque ou une absence dans
l'ordre et la dichotomie sexuelle dominante. Ainsi,
n'arrive-t-elle pas à entrer dans l'univers symbolique
(lors de la reconnaissance du phallus comme objet du
désir), sa relation avec le langage étant donc passive,
négative: elle est un manque. Kaplan explique: «[T]he
entry of the father as the third term disrupts the
mother/child dyad, causing the child to understand the
mother's castration and possession by the father. In the
symbolic world the girl now enters she learns not only
subject/object positions but the sexed pronouns «he»
and «she». Assigned the place of object (since she lacks
the phallus, the symbol of the signifier), she is the
recipient of male desire, the passive recipient of his
gaze.» (p.125-126)

Détenant le contrôle du langage (et évidemment de la
narration), l'homme s'évertue alors à sexualiser ou à
objectiver la figure féminine afin de la rendre conforme à
l'image symbolique du phallus pour ainsi mitiger la menace
qu'elle représente (en tant que manque ou absence du
phallus). Reprenant la formulation de Julia Kristeva,
Kaplan ajoute que la femme devient «that which is not
represented, that which is unspoken, that which is left
out of meanings and ideologies.» (p.130)

Le tout nous permet de poser un nouveau regard sur le
cinéma de Stanley Kubrick chez qui l'opposition binaire
entre l'homme/sujet et la femme/objet est souvent placée
de façon satirique ou subversive au centre de la narration
et de la mise en scène, tout particulièrement dans ses
films de guerre où le militarisme devient symbolique de
l'apprentissage et de l'explosion primaire d'une
masculinité répressive et destructrice. Pensons tout
particulièrement à DR. STRANGELOVE, OR HOW I LEARNED TO
STOP WORRYING AND LOVE THE BOMB (1964) où la relation
explicite entre la guerre et la sexualité se conclut par
un holocauste nucléaire. La femme-phallus (Miss Scott)
devient objet de possession ou d'appropriation par un
inconscient mâle cherchant à refouler son impotence ou son
impuissance sous le couvert de son pouvoir technologique
qui devient source d'érotisme, mais aussi
d'autodestruction par l'accouplement du sexe et de la
violence. L'ennemi devient femme qui est violée et
détruite en un élan de destruction massive lorsque le
Général Kong crie sa victoire (mais aussi sa propre mort),
dans une poussée orgasmique, alors qu'il s'élance sur une
base communiste où il explosera avec son immense
bombe/phallus entre les jambes.

FULL METAL JACKET poursuit cette recherche et pourrait
d'emblée être décrit comme le prolongement de DR.
STRANGELOVE. Luis M. Garcìa Mainar, en mettant à jour
l'appropriation du pénis comme représentant privilégié du
phallus dans le discours patriarcal dominant, démontre
comment l'homme assure son pouvoir et sa supériorité dans
l'opposition binaire masculinité/féminité et comment cette
construction du mâle comme possesseur du phallus cache une
tentative de refoulement de la castration. Il affirme
alors, à la suite de Michael Pursell, Paula Willoquet-
Maricondi, Janet C. Moore, Susan Jeffords et plusieurs
autres, que ce processus, placé au centre du discours de
Kubrick dans FULL METAL JACKET, devient le procédé par
lequel le soldat, dans son entraînement, apprend
graduellement à éliminer toute trace de féminité en lui
afin d'arriver à un idéal mâle dominateur et destructeur
(«a killing machine») (Garcìa Mainar, p.222-223).

Pour Michael Pursell, cette construction du machisme et de
la masculinité s'effectue au niveau du langage (que ne
possède pas la femme, comme nous l'avons expliqué plus
tôt). C'est donc par le langage que le sergent-instructeur
Hartman détruit l'individualité de ses recrues afin
d'annihiler en eux toute trace de féminité ou tout résidu
de maternité dont le souvenir ferait ré-émerger le drame
originel de la castration oedipienne. Hartman arrive, par
le langage (par l'insulte, mais aussi en renommant ses
recrues, en leur donnant un nouveau nom), à briser
l'identité des soldats et à la reconstruire hors du champ
maternel et à l'intérieur d'une masculinité pure,
dominante et libérée de toute trace de soumission ou
d'angoisse face à la figure féminine dont le
positionnement négatif devient des plus évidents dans
cette opposition binaire entre homme/sujet et femme/objet.

Le langage est non seulement étranger à la femme qui ne
possède qu'une position passive face à l'univers
symbolique (dont dépend l'élaboration du langage), mais il
est également construit afin de l'y exclure. Kubrick met
ici à jour la construction même de cette aliénation de la
femme face à son propre langage ainsi que l'appropriation
de ce langage par le pouvoir mâle dont l'expression
violente cherche à expulser le corps et l'inconscient
féminins hors du règne symbolique masculin. Le langage
devient une arme de déstabilisation et de destruction du
Soi afin de reconstruire l'identité des recrues vers la
masculinité et ainsi les décontaminer de toute expression
de féminité.

La fraternité des Marines vient donc remplacer la mère
pour réinscrire le soldat dans l'ordre patriarcal
militaire où la femme et l'étranger (le Vietnam)
deviennent espaces à conquérir et à dominer. Pour
Willoquet-Maricondi: «The boy's masculinity demands that
he overcomes the previous sense of unity with the
mother 'in order to achieve an independant identity
defined by his culture as masculine? (1) [...] Masculinity
is thus shown to be a reductive process that involves a
symbolic castration. In severing his identification with
the mother, the male child is also severing a part of
himself. The Marine Corps exploits this lack by seeming to
replace the lost mother.» (p.15)

Ainsi, cette opposition binaire entre masculinité et
féminité n'étant qu'une construction sociale rendue
implicite par l'angoisse que tente de refouler le pouvoir
mâle, le soldat de FULL METAL JACKET, en s'aliénant d'une
partie de lui-même (le lien avec la mère, la femme),
s'aliène inévitablement du Soi (vers l'autodestruction).
On pense alors à E. Ann Kaplan lorsqu'elle décrit la
domination du regard mâle comme résultant de l'inconscient
patriarcal qui voit dans la plénitude préoedipienne entre
l'enfant et la mère une source d'angoisse et de menace.
Cette angoisse sera refoulée par la stratégie mâle
s'appropriant le regard et le langage afin de contenir la
menace et le souvenir du maternage qui seront réinscrits à
l'intérieur des schèmes de signification et de
représentation propres au langage et au discours
patriarcal (Kaplan, p.135). Ainsi, la construction du
sujet dans la société (et du Marine dans l'institution
militaire) ne sera possible que par son assimilation ou
son acceptation d'une image de soi non existante jusqu'à
ce qu'elle soit construite et acceptée comme
représentative de la seule réalité possible (Garcìa
Mainar, p.221).

C'est dire qu'en reconstruisant l'identité des soldats
hors de la sphère maternelle ou féminine vue comme menace
à la constitution de leur «être masculin», FULL METAL
JACKET vient dévoiler l'élaboration même de cette
dichotomie de laquelle Mulvey décrit le processus
d'aliénation dans le jeu de construction scopique et
idéologique dont dépend le positionnement du spectateur à
l'intérieur du cinéma classique dominant. Ainsi, la femme
(objet), tout comme le Vietnam, devient terrain à
conquérir par le pouvoir mâle (sujet) associant sexualité
et violence, et où se confondent génocide et gynocide.
Dans cette hypertrophie de la puissance mâle, le meurtre
est associé au viol alors que le Marine, en une réunion
orgasmique, se fusionne, du haut de son hélicoptère, avec
son arme qui devient objet sexuel; le soldat hurlant «Get
some!!!» aux paysannes vietnamiennes qu'il abat/viole
grâce à son arme-femme-phallus propulsant ses obus
meurtriers. Cette référence entre arme technologique
phallique et sexualité sera rendue implicite tout au long
de l'entraînement à Parris Island.
 

La structure bicéphale de FULL METAL JACKET: Le programme
et son échec

Le film de Kubrick est construit en un tout bicéphale: 1)
le récit de la programmation des soldats faisant le deuil
autodestructeur du maternage et de la femme (se concluant
par l'autodestruction de Pyle); 2) la mise en pratique, au
Vietnam, du programme qui se conclue par la confrontation
entre la masculinité codifiée des soldats et la
réémergence de la féminité (dans la figure menaçante de la
tireuse) qui vient mettre en échec l'opposition binaire
construite lors de l'entraînement à Parris Island.

C'est ainsi qu'où l'économie du regard mâle, telle que l'a
démontré Mulvey, reconnaît la passivité de la figure
féminine comme objet soumis au regard contrôlant, la
femme, au contraire, devient ici active, disséminant le
groupe de Marines un à un et remettant en cause le
contrôle de ceux-ci sur la narration. La femme
vietnamienne, préalablement décrite comme prostituée et
prenant maintenant la forme angoissante de la tireuse
assassine, ne répond plus à la dichotomie
vierge/prostituée induite par l'apprentissage de
l'Américain masculinisé, mais devient une arme meurtrière
(à la fois femme et homme) défendant sa patrie et mettant
en échec le programme mâle.

Ainsi, si la première moitié de FULL METAL JACKET se veut
un commentaire sur la construction du désir sexuel par
imitation et endoctrinement (se soldant par le suicide de
Pyle et l'échec du programme), la seconde moitié du film
se veut, quant à elle, la mise en pratique de ce programme
et la démonstration par Kubrick de sa constructibilité et
de son hétérogénéité d'avec le monde qu'elle dépeint.
L'ambivalence de Joker, prônant cette dualité jungienne
qui lui est chère, y est expulsée lorsqu'il assassine la
tireuse, entrant ainsi volontairement dans l'ordre
patriarcal («[this] world of shit»), du côté de ce «Born
to Kill» inscrit en grosses lettres sur son casque.
 

Du machisme et du masochisme dans FULL METAL JACKET

Je tenterai maintenant de démontrer, en théorisant sur la
notion de masochisme et sur la construction lacanienne du
regard et de l'identification, qu'au-delà du point de vue
critique traînant en surface de l'oeuvre de Kubrick, FULL
METAL JACKET, en refusant toute autre alternative à la
figure masculine que celle induite par le programme,
referme son discours et ne vient en fin de compte qu'à
reproduire cette opposition binaire qu'il tenta
jusqu'alors de déconstruire.

Selon Paula Willoquet-Maricondi: «Joker's killing of the
sniper can now be seen not just as self-mutilation but as
a suicidal act. Kubrick establishes, once again, that the
Other is always the Self because the distinctions between
the masculine and the feminine are false. Masculinity and
femininity are cultural constructs, symbolic scripts, and
masculine is not to be confused with male. Patriarchal
oppression operates on men and on women, and, I would
argue, it operates first on men. [...] Kubrick shows how
men themselves have been made accomplices, victims, and
perpetuators of this engendering process.» (p.18)

Selon cette analyse, le meurtre de la tireuse
vietnamienne, tout comme le suicide de Pyle, ne vient pas
légitimer le processus de masculinisation, mais est plutôt
révélateur de ce schisme où, du meurtre de la femme, le
soldat se détruit lui-même, mettant à jour l'échec du
programme instauré par le patriarcat militaire. Mais si la
séquence finale du film ouvre d'intéressantes possibilités
narratives et formelles dans l'oeuvre de Kubrick, comme le
dénote Luis M. Garcìa Mainar en conclusion de son chapitre
sur FULL METAL JACKET où il parle d'identification
multiple et d'ouverture de la narration vers une somme
finie d'alternatives viables (p.236), il semble toutefois
que de cette ambiguïté formelle se dégage un certain statu
quo dans l'opposition des genres.
 

Théories du masochisme

Dans son étude sur la différenciation sexuelle dans FULL
METAL JACKET, Garcìa Mainar définit le masochisme comme
une perversion où l'érotisme est déplacé du coït vers les
préliminaires, tout en dépassant les parties du corps
généralement réservées à l'excitation sexuelle. Il
distingue alors trois différentes formes de masochisme,
telles que définit par Freud («erotogenic», féminin et
moral), auxquelles il ajoute également ce que Kaja
Silverman définit comme le masochisme réflexif: où
l'identification du sujet avec celui ou celle qui souffre
est additionnée à l'identification envers celui ou celle
qui inflige la douleur (Garcìa Mainar, p.225). Ainsi,
selon cette analyse: «This masochism produces the belief
that the one who suffers most is entitled to become the
leader; it allows the possibility of remaining masculine
and virile while at the same time exerting one's power
over those one wishes to dominate, thereby becoming a
justification for an imperialist attitude.» (Garcìa
Mainar, p.225)

Ce qui n'est pas sans rappeler l'ambiguïté du personnage
de Joker et la dualité jungienne rendue explicite par
l'opposition entre le symbole de la paix qu'il arbore et
ce «Born to Kill» peint sur son casque. Car, si le sado-
masochisme implicite à l'intérieur du camp d'entraînement
de Parris Island et sur les champs de bataille du Vietnam
sert, toujours selon Garcìa Mainar, à enseigner au soldat
sa supériorité face à un Vietnam féminisé, cette
identification empathique avec le sujet de la souffrance
(la Vietnamienne) vient justifier le meurtre de la tireuse
et l'entrée définitive de Joker dans l'ordre patriarcal
militaire (p.226).

Toutefois, la tireuse étant une femme et le masochisme
réflexif impliquant l'identification à la figure
souffrante, cette confrontation implique l'identification
de Joker avec la féminité qui représente ici la menace,
brisant donc la frontière oppositionnelle entre
masculinité et féminité, puisque le héros s'identifie ici
à l'objet qu'il détruit. Ainsi, acceptant la féminité et
s'y identifiant, il serait logique d'affirmer que Joker en
arrive à la reconnaissance du processus de construction de
l'axe des genres, proposant donc, toujours selon Garcìa
Mainar, la possibilité d'une réconciliation des genres à
l'intérieur d'un cinéma féministe dépassant l'opposition
binaire entre mâle et femelle, et permettant un nouveau
niveau d'identification échappant à la schématisation de
Mulvey. Or, comme nous le rappelle encore une fois Garcìa
Mainar, le meurtre de la jeune vietnamienne, reconnu comme
moment décisif du processus de masculinisation, fait de
cette réconciliation le moteur d'une simple «illusion de
subversion» (p.231) des codes dominants de la part de
Kubrick. En effet, si le film permet une identification
changeante du spectateur entre le héros mâle et la victime
femelle, sa position, en toute fin, demeure stable,
puisque sera rétablie la structure oppositionnelle binaire
que rejoint Joker, qui devient le seul pôle
d'identification accessible (puisque la figure
d'identification féminine a été annihilée). Ainsi, de la
déconstruction d'une sexualité organisée autour du
phallus, Kubrick ouvre l'opposition sexuelle binaire vers
une identification multiple (masculine/féminine), pour
ensuite emboutir cette ouverture et revenir à une division
phallique traditionnelle.

Toutefois, si cet argument peut en fait être retourné sur
lui-même et servir d'arme à la critique de Willoquet-
Maricondi (Joker, par identification masochiste avec sa
victime, s'identifie à la femme et la détruit en un geste
volontaire d'autodestruction, aboutissement de son
aliénation), l'analyse que fait Steve Neale du regard
masculin au cinéma et de son masochisme implicite, ainsi
que les liens que nous tenterons de dresser entre cette
théorie et le miroir lacanien, viendra à mon avis rejeter
les conclusions d'un tel argument.
 

Le masochisme et le spectacle de la masculinité

Dans «Masculinity as Spectacle. Reflection on Men and
Mainstream Cinema», Steve Neale tente d'étendre la théorie
du plaisir visuel de Laura Mulvey afin de l'appliquer à la
figure masculine comme objet du regard. Réaffirmant la
thèse de Mulvey selon laquelle le regard, au cinéma, est
essentiellement mâle, Neale affirme que la relation entre
le spectateur mâle et l'objet écranique de son
identification narcissique (le héros), lorsque engageant
une relation scopophilique ou voyeuriste (soulevant un
regard nécessairement homo-érotique puisque le corps de
l'homme devient objet du regard et de la contemplation
dans une économie scopique essentiellement mâle) doit être
refoulée pour éviter la menace de toute référence
homosexuelle. L'homosexualité étant constamment dénigrée
ou réfutée par le cinéma dominant, puisque représentant
une menace à la masculinité pure (cette masculinité que
recherche les soldats de FULL METAL JACKET), le regard du
spectateur envers la figure d'identification devra être
mesuré afin de contenir cette menace. S'installe alors
soit une féminisation du corps de l'acteur (impliquant que
la figure féminine peut seule être porteuse du statut
d'objet à regarder, tels que nous le rappellent les
personnages interprétés au cinéma par Rudolph Valentino et
Rock Hudson), soit une relation sado-masochiste entre le
spectateur et l'acteur, servant de modèle de répression de
ce regard homo-érotique: «[I]n a heterosexual and
patriarchal society, the male body cannot be marked
explicitly as the erotic object of another male look: that
look must be motivated in some other way, its erotic
component repressed. The mutilation and sadism so often
involved in Mann's films [for example] are marks of the
repression involved and of a means by which the male body
may be disqualified, so to speak, as an object of erotic
contemplation and desire.» (Neale, p.258)

Ainsi, l'homme ne pouvant, dans un système de
représentation patriarcal, devenir spectacle ou objet du
regard érotique, il sera d'usage de réprimer toute
reconnaissance érotique explicite dans l'acte de regarder
de son corps. La souffrance de l'homme, particulièrement
dans les films d'action, les westerns et les films de
guerre, sera, selon Neale, structurellement liée à un
contenu narratif marqué par des fantaisies sado-
masochistes (p.261), alors que la souffrance mâle devient
objet de spectacle. Notre regard ne sera donc jamais
porteur d'un regard érotique direct, mais sera au
contraire médiatisé par le regard des autres personnages;
un regard marqué par la douleur, la peur et la haine qui
viennent minimiser ou faire le désaveu de toute référence
érotique de notre propre regard de spectateur (p.262).
Dans ce jeu d'identification, ce n'est donc pas que le
héros qui souffre, mais également le spectateur par
procédé d'identification narcissique. Et l'identification
au cinéma n'étant pas, toujours selon Neale, limitée au
sujet-héros, mais étant au contraire multiple et
changeante, le spectateur en arrive autant à rejoindre
l'agent punissant que l'agent souffrant (comme le démontre
d'ailleurs Garcìa Mainar en étudiant le masochisme
réflexif).

La séquence finale de FULL METAL JACKET répond bien à ce
jeu d'identification multiple, alors que pris derrière les
barricades, les Marines, passifs et impuissants,
contemplent avec douleur la souffrance de Eightball et Doc
Jay, tués à petit feu par un tireur invisible (que nous
apprendrons plus tard être une femme). Est alors
clairement indiqué (d'une façon similaire au REAR WINDOW
d'Hitchcock) dans la composition des plans, cette
opposition entre regardant et objet du regard, alors que
la barricade séparant les soldats passifs et le champ de
bataille, où sont massacrés Eightball et Doc Jay, sert de
métaphore directe de la place qu'occupe le spectateur face
à la fiction qu'il contemple; celui-ci se plaçant en
position d'identification multiple envers a) les soldats
agonisants (objets du regard), b) les soldats voyeurs
impuissants (voyeurs masochistes) et c) la tireuse (voyeur
sadique), infligeant la douleur et occupant l'espace du
regard (le spectateur s'identifiant à son regard par
caméra subjective). L'agonie de Eightball et Doc Jay étant
esthétisée autant par le ralenti (lorsque les balles les
percutent) que par la distorsion du son, leur souffrance
est ici clairement présentée comme spectacle, comme objet
du regard contemplatif et voyeuriste, alors que Joker,
Cowboy, Animal Mother et le spectateur (par identification
narcissique) regardent ce qui devient, en fin de compte,
le spectacle de l'opposition binaire entre masculinité et
féminité (la tireuse versus Doc Jay et Eightball), telle
que programmée par Hartman et l'institution militaire et,
telle que rendue fictionnelle devant nos yeux et ceux des
soldats voyeurs masochistes; soldats occupant, je le
rappelle, de par leur position distanciée derrière les
barricades, le même espace que celui du spectateur.

Cette fantaisie voyeuriste impliquant l'impossible
érotisation du corps masculin (objet du regard), la menace
du regard homo-érotique sera ici contrecarrée par cette
identification masochiste refoulant et punissant autant
l'homosexualité du regard voyeur des soldats que la menace
représentée par le regard de la femme; celle-ci échappant
à la catégorisation patriarcale putain/mère/vierge, telle
que fétichisée par le programme militaire d'Hartman dont
l'échec imminent est réprimé dans la mort (celle de
Private Pyle, dans la première partie du film, et celle de
la féminité discordante ici). L'homme ne pouvant, dans
cette économie patriarcale hétérosexuelle du regard,
devenir ni l'objet érotique de la contemplation
scopophilique du spectateur mâle ni l'objet du regard
voyeuriste sadique de la femme (celle-ci, dans la division
phallique du pouvoir, ne pouvant avoir accès au langage et
au regard, mais étant plutôt soumise au regard de
l'homme), leurs expressions seront refoulées autant par
l'empathie masochiste envers la souffrance de Doc Jay et
Eightball (devenant objets de spectacle masochiste) que
dans la punition sadique de la femme-voyeuse, alors que le
spectateur mâle s'identifie de façon narcissique au héros-
mâle punissant. Telle qu'enseignée par le programme
militaire de Hartman, la femme devient ici espace à
conquérir, à soumettre au pouvoir patriarcal phallique
hétérosexuel.
 

Lacan et la phase du miroir

C'est par le regard de Joker, Animal Mother et Cowboy que
le spectateur entre dans l'action, dans cette mise en
scène binaire rejouant la phase du miroir de Lacan et face
à laquelle le spectateur/personnage doit faire un choix.
En effet, c'est lors de la phase du miroir que se
constitue le Soi («the Self») chez l'enfant mâle et que
s'installe la différenciation des sexes et la destruction
de l'union ou de la fusion entre la mère et le jeune
garçon. Laura Mulvey affirme à ce sujet: «The mirror stage
occurs at a time when children's physical ambitions
outstrip their motor capacity, with the result that their
recognition of themselves is joyous in that they imagine
their mirror image to be more complete, more perfect than
they experience in their own body.» (p.38)

Cette reconnaissance de soi dans l'image projetée devient
donc mésinterprétation: la projection d'un Soi supérieur,
un moi idéal («ego ideal»), qui prépare l'enfant à
s'identifier aux autres dans le futur. Ce que Mulvey
appelle «the birth of a long love affair/despair between
image and self-image» (p.38) et qui atteint au cinéma une
expression hypertrophiée: «Quite apart from the extraneous
similarities between screen and mirror (the framing of
human form in its surroundings, for instance), the cinema
has structures of fascination strong enough to allow
temporary loss of ego while simultaneously reinforcing
it.» (Mulvey, p.38)

Réinstauré lors de l'entraînement à Parris Island (où
Hartman tente de détruire l'identité du soldat et son lien
avec la mère afin de reconstruire son identité dans
l'opposition binaire patriarcale entre
masculinité/féminité), ce moment dramatique de la
constitution de soi est rejoué lorsque Joker, derrière les
barricades, se reconnaît dans l'image des soldats lacérés
devant ses yeux. Au même moment, c'est donc le spectateur,
se constituant en moi idéal dans la figure ambiguë de
Joker, qui entre dans la fiction, passant de l'autre côté
des barricades (ou, par métaphore, de l'autre côté de
l'écran, à l'intérieur de la diégèse) et étant placé
devant deux alternatives face auxquelles il doit faire un
choix: tuer la femme et entrer définitivement (et
volontairement) dans l'institution binaire dominante
(ce «Mickey Mouse Club» fermant le film) ou lui laisser la
vie sauve et reconnaître l'aliénation afférente au modèle
sexuel dominant. Il choisira, nous le savons, la première
de ces deux alternatives, au grand plaisir des autres
soldats entourant la tireuse agonisante dans un plan
métonymique du jeu de pouvoir/viol imposé contre la figure
féminine.

C'est dire qu'en s'identifiant, par masochisme réflexif
(comme l'a démontré Garcìa Mainar), à la tireuse qu'il
assassine, Joker reconnaît, tout comme le spectateur du
film, la féminité et son opposition binaire face au
pouvoir mâle dominant. Le gros plan du visage torturé de
Joker, lorsqu'il s'apprête à donner le coup de grâce à la
tireuse, devient extrêmement important dans ce jeu
d'identification narcissique au moi idéal écranique. En
effet, comme le rappelle Mulvey en réinscrivant la phase
du miroir de Lacan dans la construction de l'identité du
spectateur, l'écran, servant ici de miroir, est plaqué
devant un spectateur en perte de motricité face au reflet
qui lui est retourné par le champ lumineux (le
miroir/l'écran). Le visage projeté de Joker devient alors
le reflet idéal du visage du spectateur et le déclencheur
de l'action: un moi idéal. Ce n'est donc pas que Joker qui
entre définitivement dans l'économie du regard patriarcal,
mais également le spectateur, rejouant la phase du miroir
où est réinscrite son identité sexuelle.

Sa relation à la figure mâle en étant une de masochisme et
de complaisance qui justifie, comme le rappelle Garcìa
Mainar, sa domination impérialiste (puisque l'objet de la
plus grande souffrance est justifié dans sa prise de
pouvoir) et expulse toute angoisse du regard homo-
érotique, Joker passe définitivement du côté du programme,
alors que le meurtre de la tireuse constitue le moment
central où est inscrite la victoire et la suprématie du
modèle binaire programmé par l'institution militaire de
Hartman. La masculinisation de Joker (et du spectateur)
atteint ici son point culminant, justifiant définitivement
ce «Born to Kill» qui est opposé au symbole de la paix sur
son uniforme.

Toutefois, la nouveauté dans le film de Kubrick se trouve
peut-être dans cette conscience implicite chez Joker (et
chez le spectateur) du processus de masculinisation
construit par l'institution patriarcale et dans lequel il
choisit volontairement (et non passivement) de
s'abandonner, faute d'avoir à sa disposition une autre
alternative. Et c'est peut-être de cet état de fait que le
film de Kubrick trouve à la fois son mérite et sa
perversité, puisque reconnaissant et dénonçant d'abord la
construction de cette masculinisation, mais n'offrant en
conclusion aucune alternative possible face à ce processus
de destruction de soi, si ce n'est celle du suicide
(l'orgasme autodestructeur de Private Pyle, entrant en
fusion sexuelle complète avec son arme-phallus-femme). Il
ne reste en fin de compte à Jocker que la survie lucide
mais passive dans cet ordre décadent.

Cette analyse est clairement confirmée par la réplique de
Joker, avant la fermeture au noir du film, lorsqu'il
affirme, en voix-off, après le meurtre de la tireuse:

-JOKER: «My thought drift back to erect nipple wet dreams
about Mary Jane Rottencrotch and the Great Homecoming Fuck
Fantasy. I am so happy that I am alive, in one piece and
short. I'm in a world of shit' Yes. But I am alive. And I
am not afraid.»

Il sera alors possible d'opposer le tout au discours de
Private Pyle qui, avant d'assassiner Hartman et de se
faire éclater la cervelle sur le mur blanc et aseptisé des
latrines de Parris Island, affirmait, sous le regard
paniqué de Joker:

-PRIVATE PYLE: «I am... in a world... of shit!»

Ainsi, en paraphrasant la déclaration de détresse finale
de Pyle et en l'appliquant à sa propre survie, Joker
reconnaît cette aliénation dont il est également victime,
mais décide clairement d'y survivre, sans d'autre
alternative, rêvant déjà au retour en terre américaine,
hors de la menace d'un Vietnam féminisé et ambigu; une
Amérique patriarcale où, entrant dans les rangs, il peut
espérer pouvoir vivre de ses fantaisies de domination
sexuelle masculinisée que Kubrick réinscrit comme seule
alternative possible, quoique avec un certain degré de
subversion et de lucidité.
 

Conclusion

Ainsi, où le suicide de Pyle à la fin de la première
partie de FULL METAL JACKET, venait servir une approche
subversive de la masculinité, telle que décrite entre
autres par Paula Willoquet-Maricondi, alors que la
destruction de la féminité devenait discours réflexif sur
l'aliénation et l'autodestruction de l'homme dans la
société patriarcale américaine, Kubrick, lors de la
séquence finale du film, vient au contraire réinscrire
cette division phallique des genres, telle que définie par
le miroir primordial lacanien. Ainsi ferme-t-il le
discours féministe en refusant toute alternative au
spectateur, si ce n'est celle d'un défaitisme lucide et
cynique. Ce qui ne vient en rien nier l'intelligence et la
pertinence de l'analyse que fait Kubrick de l'esprit
guerrier et de la construction de l'identité sexuelle et
de ses jeux de domination, mais pose toutefois un bémol
quant à la finalité de son exercice, qui ne laisse en bout
de ligne que peu d'espace ou de marge de manoeuvre à la
femme (et à la critique féministe) à l'intérieur d'une
économie phallique oppressive et généralisée. Pourra-t-on
alors rappeler la finale de PATHS OF GLORY (1958), autre
oeuvre antimilitariste de Kubrick, où la lacération
attendue de la jeune chanteuse allemande par le regard
voyeur et sadique de l'auditoire militaire masculin se
clôt par la réinscription de la féminité dans
l'inconscient mâle. Une courte note d'optimisme tempérée
dans le discours de déshumanisation pessimiste kubrickien
qui suivra, de LOLITA (1962) jusqu'à EYES WIDE SHUT (1999).