Forum cinéma :

Sujet: Quand les cahiers du cinéma analysent eyes wide shut...........
A : ici on parle ciné...
Date: 11/08/01 18:10:14

Il n’est point d’art sans effets. Sauf, apparemment, le
premier plan d’Eyes Wide Shut, qui voit Nicole Kidman
laisser glisser sa robe et, digne d’une statuette grecque,
découvrir la splendeur délicate, de dos et en pied, de son
nu. Cette simplicité naturelle, à l’évidence, est non
seulement un effet savant, subtil et quasi invisible, mais
l’effet par excellence. L’art suprême.

Les effets, en effet, nourrissent les querelles esthétiques
et suscitent des jugements qui se veulent définitifs sur
leur nature, leur qualité, leur besoin et leur raison.
Longtemps des puristes rejetèrent Kubrick pour crime de
lourdeur et grossièreté d’écriture. Et voilà son œuvre
ultime, incomprise à sa sortie, reconnue un an après comme
un chef d’œuvre incontestable par nombre de ses anciens
détracteurs. Les admirateurs, eux, sans triomphalisme, se
sentent tranquillement confortés.

Un artiste authentique, au fil de son parcours, tente
d’aller à ce qu’il croit être le cœur, l’âme et l’esprit de
son art, s’emploie à le servir et par dessus tout à le
révéler. Kubrick abandonne ici tous les faux-semblants du
spectacle de la représentation, non en l’éliminant, mais en
manifestant avec éclat son caractère structurellement
artificieux. Comme une peau parasite qu’il faudrait
arracher, un masque qu’il faudra déposer.

Car il faut aller à l’essentiel qui, au cinéma, se réduit à
la lumière, à l’image et au son. C’est sur eux que l’on
doit travailler, d’eux que survient le sens profond, par
eux que l’on tire l’authenticité de la dramaturgie.
En priorité, bien sûr, la lumière. Tout spectateur, fût-il
le plus ignare en septième art, ne peut pas dans Eyes Wide
Shut ne pas la remarquer. Et ce dès le premier plan
précité. Aucun autre cinéaste, sauf Stroheim ou Sternberg,
ne l’a autant exhibée. Elle est toujours présente,
impossible à oublier. D’où vient-elle ? D’une surexcitation
en survoltage d’un éclairage par source naturelle. Du décor
qui semble, dès lors, étrange. Comme si c’était lui qui
renvoyait l’éclairage, illuminait l’intérieur des lieux,
éblouissait l’écran. Comme si était inversée la direction
de la lumière. Comme si elle avait perdu son sens, donc
trahi sa provenance et, par là, sa signification.

Revenons à l’impression première du spectateur. A ses yeux
la magnificence de cette lumière « fait riche ». Il a
l’impression que l’argent, beaucoup d’argent, a été
dépensé, qu’il le trouve sur l’écran, que Kubrick n’a pas
triché avec lui. Pour la simple raison que l’étalage de
cette lumière, intrinsèquement liée à la sensation de
richesse, est le sujet profond, qu’il en assure la
dramaturgie. Pendant deux heures il nous montre comment
notre monde n’est plus éclairé que par la lumière de
l’argent, comment elle pénètre et fausse jusqu'à notre vie
la plus intime, comment elle égare notre rapport vrai au
réel, interdit un contact clair à l’autre. La première
phrase est : « Où est passé mon portefeuille ? ». Le
dernier mot sera fuck (baiser), comme ultime tentative (le
dialogue entre le mari et la femme est explicite) pour
échapper à l’aliénation, se retrouver en couple et, peut-
être alors, peut-être enfin, se trouver soi-même.

D’où la nécessité de l’errance. Comment voir ce que la
lumière n’éclaire plus, comment se diriger quand sa nature
première est dévoyée ? De spiritualiste la voici rabaissée
à une fonction purement matérialiste. Elle n’est plus que
marchande. Trompeuse / vendeuse dans l’âme, elle cherche à
se faire passer pour ce qu’elle fut. Elle émerveille le
monde, fascine et éblouit. Il est donc logique qu’on la
suive à la trace dans ses faits et méfaits tout au long du
film. On passera de la brillantissime réception du début
chez les ultra-milliardaires, où l’argent se visualise et
semble pleuvoir sans retenue en rideau de lumière, à la
scène finale du grand magasin, plus réaliste apparemment,
où l’on perpétue chez l’enfant le syndrome de
l’émerveillement marchand au moment des achats de Noël (on
aura, entre autres, assisté à la leçon de la fillette sur
un problème de calcul de prix). Pas un moment où l’argent,
soit directement, soit symboliquement, ne manifeste sa
présence et son emprise. Pas un moment où la lumière, les
lumières - car chaque scène a son éclairage signifiant -
n’illusionnent la vision du monde. Même et surtout le
fondement de l’existence, le sexe. La lumière cancérise le
désir puisqu’elle fait de l’argent la clé, donc le but, de
sa satisfaction. Tous en seront victimes, voués à
l’impuissance, même et surtout les maîtres du monde pour
lesquels l’immensité de la richesse débouche sur un
voyeurisme stérile et inhibé. L’errance de notre héros, au
sourire béat de good boy, sera donc sexuelle. Elle se doit
d’aboutir au mot fuck. Son salut, notre salut dépend du
rapport concret, accepté, de l’autre, de la force intacte
d’un vrai désir retrouvé, d’un retour au sentiment du
sublime mystère de l’accouplement. Cette errance est une
quête du sacré.

C’est ici qu’interviennent l’image et le son. La lumière
force l’image, et par là intensifie la représentation.
D’emblée, Kubrick la place sous le signe de la beauté. Sauf
que cette beauté fonctionne comme un leurre. Tout
l’attirail expressionniste que notre cinéaste a travaillé,
trituré, refaçonné au cours de son œuvre, trouve ici sa
finalité. Sous son faux-semblant de splendide apparat, il
ne présente qu’un simulacre, un travesti de la beauté. Le
sacré, fût-ce dans une cérémonie à prétention satanique, se
dévoile constamment comme une mascarade. Ostentatoire chez
le loueur de costumes et de nymphette, hystérique chez la
fille du mort, comique avec le portier de l’hôtel, tragique
à la morgue, où le cadavre de la sculpturale droguée, tuée
par sa magnificence, reposerait comme un superbe gisant
s’il n’était soumis à la violence clinique d’une lumière
crue et crayeuse. Le rituel qu’organise sans cesse la mise
en scène est tout aussi trompeur, et cette dernière ne
cesse de démonter l’artifice mensonger sur lequel elle est
construite. Rien ne résiste, tout est façade. Derrière se
cache un vide immense, tragique et désolant.
Impression que renforce le son, souvent étouffé et sourd.
Mais plus encore la parole. Aussi audible que la lumière
est visible, la parole subit un traitement stupéfiant
auquel aucun spectateur ne peut échapper. Kubrick fait dire
à ses acteurs des phrases prosaïques et banales comme des
secrets longtemps contenus et profondément pénibles à
livrer. Soudain s’impose un rythme lent et lourd qui
atteint un double but. D’une part ces confessions semblent
participer du religieux. Elles avouent un besoin enfoui
d’un retour du et au sacré. Sauf que c’est le veau d’or qui
a confisqué à son profit cette demande. L’argent s’est
érigé en religion, proclamé dieu, constitué en unique
souverain. L’humanité souffre sans la comprendre de cette
imposition. D’où l’autre aspect de ces étranges dialogues.
Ils trahissent l’angoisse et la névrose dans lesquelles
sont plongés les personnages. Toute cette lumière tapageuse
les voue à l’errance nocturne, quasi désespérée, comme
l’est notre héros face à son masque posé sur le lit. La
dérision triomphe.

Soixante ans après La Règle du jeu, Kubrick dépasse Renoir
dans la noirceur et le pessimisme. Dans des sociétés qui
ont vendu leur âme, on ne peut plus peindre la beauté,
juste son évocation et son regret. Il faut passer par
l’aspect négatif de la représentation pour tenter de
retrouver la règle du jeu, pour avancer, malgré tout, les
yeux grands fermés.