ENTRETIEN AVEC MICHEL CIMENT:

Animateur de la revue « Positif » et maître de conférences
à Paris-VII, Michel Ciment est l'auteur d'une monographie
sur kubrick qui fait date. Entretien

Le Nouvel Observateur. ­ Quand avez-vous rencontré Stanley
Kubrick pour la première fois ?

Michel Ciment. ­ Mon premier contact avec Stanley Kubrick,
c'était il y a trente ans, au moment de la sortie de «
2001, l'Odyssée de l'espace ». J'avais rédigé, sur son
oeuvre, une étude générale dans « Positif » qu'il avait
fait traduire en français. J'ai d'abord eu un rendez-vous
téléphonique avec lui. Je l'interrogeais sur ses films, il
me posait des questions sur Napoléon ­ il voulait connaître
le point de vue des historiens français. Le problème avec
Kubrick a toujours été de ne pas se laisser interviewer par
lui, ne pas se laisser pomper... Mais notre vraie rencontre
a eu lieu avant la sortie d'« Orange mécanique », dans un
restaurant près du studio. On a parlé pendant deux heures
et puis on s'est revus pour chaque film. De temps en temps
il m'appelait pour savoir ce que j'avais vu à Cannes, à
Berlin ou à Venise, il me demandait si j'étais allé au
Japon ou en Russie. C'était un faux ermite : il vivait au
contact des autres grâce au téléphone, au fax, aux
vidéocassettes. Il se tenait au courant de tout. Il suivait
même la Bourse à Hongkong. Je ne doute pas qu'il ait été
attentif à l'affaire Monica Lewinsky...

N. O. ­ Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?

M. Ciment. ­ C'était pour la sortie de « Full Metal
Jacket », à Londres, en compagnie de Michael Herr, l'auteur
du scénario mais aussi d'un grand livre, « Putain de
mort ». Michael Herr avait fait la guerre du Vietnam et
Kubrick avait utilisé ses compétences pour le film. J'ai
rencontré Kubrick chez lui le lendemain. Il m'avait invité
à déjeuner. Je me souviens qu'il avait fait venir un poulet
à l'ail de chez Marks & Spencer. Il donnait peu
d'interviews tout simplement parce qu'il détestait analyser
ses films. Il parlait très bien, mais il se méfiait des
mots qui figent la signification d'un film. Il jugeait le
langage inapte à exprimer vraiment ce qu'il avait dans la
tête. En vérité, c'était un homme essentiellement visuel.

N. O. ­ On le décrit volontiers comme un paranoïaque, un fou
de solitude, presque un malade. Quel homme était-il
vraiment ?

M. Ciment. ­ Il n'aurait pas pu faire ses films s'il avait
été un malade. Pour autant, il avait un sens surdimensionné
de la souffrance humaine. Il voulait se protéger des gens
et de leur curiosité malsaine. Il ne se donnait pas en
pâture à la société médiatique. Il craignait qu'en parlant
de lui on se détourne de son oeuvre. Si Kubrick était un
fou, c'était de travail. Quand il commençait un film, il
faisait table rase de tout le reste. Pendant deux ans,
pour « Barry Lyndon », il a écouté toute la musique du
XVIIIe siècle et regardé tous les tableaux français,
anglais et italiens de cette époque. Il s'immergeait
jusqu'à se perdre dans le monde qu'il voulait recréer. Il
tendait à la perfection. Il recherchait la pierre
philosophale, il y avait un côté faustien en lui. Il aurait
même pu étudier le Talmud... Il n'a réalisé que treize
films. Ce n'est pas beaucoup, j'en conviens, mais Leonard
de Vinci n'a pas fait beaucoup de tableaux non plus.
L'important est d'en faire des bons.

N. O. ­ Comment vivait-il au quotidien ?

M. Ciment. ­ Avec sa femme, une artiste-peintre, et ses deux
filles. Son existence était celle, tranquille, d'un
gentleman farmer, à 50 kilomètres de Londres. Il dînait
avec ses collaborateurs et était toujours disponible pour
les gens qui travaillaient avec lui, mais il ne frayait pas
avec le monde extérieur.

N. O. ­ Comment pourriez-vous définir le génie propre de
Kubrick ?

M. Ciment. ­ C'est d'avoir réussi à être extraordinairement
présent dans chacun de ses films tout en effaçant ses
traces. Il avait accompli et incarné ce paradoxe : être
toujours différent et pourtant toujours soi-même au moment
où l'art moderne exigeait qu'on ait un style immédiatement
reconnaissable et qu'on s'y tienne. Lui se renouvelait sans
cesse. Comme tous les grands artistes, il avait peur d'être
identifié. L'autre aspect de son génie est d'avoir été à
l'écoute de toutes les angoisses du monde contemporain.
D'avoir su, parce qu'il était lecteur de Freud et féru de
psychanalyse, donner à chaque film des approches très
différentes. Il était à la fois obsessionnel, avec son
regard de laser et complètement ouvert sur le monde.
Prenez « Barry Lyndon » : c'est une cosmogonie, une
réduction de toute l'humanité en trois heures, avec la
mort, la famille, l'ascension sociale, la religion et la
guerre.

N. O. ­ Comment expliquez-vous qu'on puisse faire une oeuvre
si cohérente tout en visitant des genres cinématographiques
aussi divers que le thriller, le peplum, la SF ou la
comédie de moeurs ?

M. Ciment. ­ C'est simple : Kubrick était un cinéphile, mais
il ne voulait pas être un auteur. S'il avait pu, il aurait
retiré sa signature. Et puis, il regardait beaucoup les
films anciens. Dans chaque genre, il avait l'ambition folle
de faire mieux que tous ses prédécesseurs.

N. O. ­ Comment tournait-il, quels étaient ses rapports avec
la caméra, avec les comédiens ?

M. Ciment. ­ Il a toujours refusé la présence des
journalistes sur ses tournages. Mais on sait qu'il tournait
beaucoup de plans. Il était passionné par la caméra ­ il a
d'abord été photographe. C'était lui, en fait, le chef
opérateur de ses films. Il portait lui-même la caméra
lorsqu'elle était mobile pour obtenir le cadre et le
mouvement exacts qu'il désirait. Il aimait les comédiens,
il adorait Peter Sellers, James Mason, Jack Nicholson, et
il acceptait volontiers que le comédien lui suggère des
choses. Bref, ce n'était pas le tyran qu'on dit...

N. O. ­ On lui a reproché de manquer d'imagination parce
qu'il s'inspirait d'oeuvres littéraires ­ « Lolita » de
Nabokov, « l'Odyssée de l'espace » de Clark, « l'Orange
mécanique » de Burgess, ou « Barry Lyndon » de Thackeray...

M. Ciment. ­ Ses deux premiers films étaient originaux, mais
à partir du troisième, tous ses films, en effet, ont été
inspirés d'oeuvres littéraires. Racine s'est inspiré lui
aussi d'oeuvres anciennes. On peut être original tout en
s'inspirant. Mozart s'est inspiré d'oeuvres préexistantes
ou de livrets écrits par d'autres. Dreyer, Visconti aussi
l'ont fait. Alors, où est le problème ?

N. O. ­ Y a-t-il des films de lui que vous mettez au-dessus
des autres ?

M. Ciment. ­ Oui, sans hésiter, « 2001, l'Odyssée de
l'espace » et « Barry Lyndon ».

N. O. ­ Que savez-vous de son ultime film, « Eyes Wide
Shut » ?

M. Ciment. ­ Je sais que c'est une histoire de jalousie
sexuelle. Une histoire inspirée d'un bref roman d'Arthur
Schnitzler, « Traum Novelle » (« Rien qu'un rêve »,
disponible en poche). Un homme et une femme qui se
racontent leurs rêves et leurs expériences nocturnes.
Après « Orange mécanique », il m'en avait parlé, mais il ne
savait pas comment résoudre la fin du scénario. On ne pense
pas tellement à Kubrick comme peintre du couple, mais quand
on regarde « Lolita », « Shining » ou « Barry Lyndon »,
c'est d'amour dévoyé et perverti qu'il s'agit.

Propos recueillis par J...R'ME GARCIN (*) « Kubrick », par
Michel Ciment, a paru en 1980 chez Calmann-Lévy. Réédité en
1987, il reparaîtra, augmenté, en septembre prochain.