Apres la sortie de Eyes Wide Shut.

Un entretien exclusif avec la femme et la fille de Stanley Kubrick.
Par Patrick Amory pour Paris-Match.
 

Paris Match. Christiane, vous êtes l'épouse de Stanley
Kubrick et la mère de ses enfants. Vous formiez un couple
solide depuis plus de quarante ans. Certains aspects de
votre vie conjugale ont-ils inspiré votre mari pour "Eyes
Wide Shut"?

Christiane Kubrick. Non, malgré ce que certains affirment,
notre couple n'a pas servi de modèle. Le scénario du film
est adapté d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler, "Rien qu'un
rêve". Stanley a acheté les droits de ce livre en 1968.

P.M. Nicole Kidman y apparaît nue. Elle et Tom Cruise y
vivent des situations intimes. Les scènes assez érotiques
de la bande-annonce ont donné à ce film une réputation
sulfureuse. Est-ce un film sur le sexe?
Anya Kubrick. Ce film n'est pas un divertissement anodin,
il parle de la conscience que chacun peut avoir de sa vie
de couple. Je crois qu'il dérange les gens parce qu'il leur
fait se poser des questions très personnelles.

C.K. Mon neveu Dominic Harlan m'a raconté que ses amis, de
la génération 25-30 ans, ont été très touchés par le film
car, à l'âge où l'on prévoit d'arrêter de batifoler pour se
marier, on ne peut qu'être ému par cette histoire.

A.K. C'est un film sur l'amour et tous les gens sont
concernés par les histoires d'amour et leur complexité.

P.M. Est-ce que les spectateurs de ce film pourront en
tirer des enseignements pour leur propre expérience?

C.K. La leçon de ce film est, si vous aimez, si vous avez
trouvé une personne avec qui vous avez envie de partager
votre existence, alors soignez-la bien, protégez votre
relation, donnez toute votre attention à votre partenaire.
Dans "Eyes Wide Shut" [ "Les yeux grands fermés" ], ils
sont aveugles. Ils ne se rendent pas compte de ce qu'ils se
font subir l'un à l'autre. Mais le film n'a rien d'un
traité de morale scolaire, il est sérieux, certes, mais
aussi lyrique et quelquefois drôle.

P.M. Beaucoup se sont étonnés de voir Kubrick, réputé pour
ne faire aucune concession à l'industrie de Hollywood,
sélectionner Tom Cruise et Nicole Kidman. Pourquoi les a-t-
il choisis?

C.K. Depuis le temps que Stanley pensait à ce film, il a eu
beaucoup d'idées pour le choix de l'interprète. Il y a des
lustres, il songeait à Woody Allen. Il disait: "Pourquoi
Woody ne jouerait-il pas un docteur et un intellectuel
perturbé?" Et puis, il a abandonné cette piste parce qu'il
voulait un couple libre de vivre les scènes intimes. Il a
opté pour Tom et Nicole parce qu'il voulait deux
personnages beaux et "successful", qui n'ont donc aucune
raison de se maltraiter l'un l'autre. Dans le scénario,
Bill et Alice Harford ne sont pas très compliqués, ils ne
se prennent pas pour Einstein. Ils forment le jeune couple
idéal contemporain.

P.M. Tom Cruise et Nicole Kidman ont déménagé deux ans à
Londres pour ce projet. Ils ont tourné dix mois et demi,
ils disent avoir connu une expérience unique et
enrichissante. En avez-vous parlé avec eux?

C.K. Nicole et Tom passaient beaucoup de temps ici à la
maison pendant le tournage. Nous sommes restés très
proches. Le film a marqué leur couple parce que, pour bien
jouer ces rôles, il fallait les analyser, les décortiquer.
Et parce que Stanley aurait pu être leur grand-père, ils se
sont confiés à lui. Entre eux est née une forte relation de
confiance. Stanley croyait en eux deux, et eux, confiants,
lui ont donné tout ce qu'ils pouvaient. Stanley m'a dit
être ému parce qu'il sentait qu'ils ne se contentaient pas
d'enlever leurs habits mais, comme on dit en anglais, ils
s'arrachaient la peau, mettant leur être complètement à nu.

P.M. Comment un homme aussi réservé que Kubrick filme-t-il
des scènes aussi intimes que celles jouées par Cruise et
Kidman?

C.K. Stanley sortait du plateau et allait les regarder sur
un moniteur vidéo. Il ne restait pas assis là devant eux.
De loin il contrôlait, leur laissant chercher la meilleure
nuance, le geste le plus approprié. Ils répétaient la scène
encore et encore. Stanley laissait la caméra tourner. La
pellicule, ça ne coûte rien. Stanley n'hésitait jamais à
dire: "Essaie encore, tente de faire ça autrement." Je sais
que Nicole et Tom se disaient excités de pouvoir ainsi
chercher le meilleur, d'aller jusqu'au bout d'eux-mêmes. Et
le fait qu'ils soient un vrai couple dans la vie était
essentiel aux yeux de Stanley. Quand ils pleurent, se
touchent ou se sourient, c'est merveilleux. Parce qu'ils
ont joué le jeu proposé par Stanley, essayé tout ce qui
était possible.

P.M. En cinquante ans de carrière, Kubrick a donné très peu
d'interviews, on a parlé de sa peur paranoïaque de la
presse. Qu'en pensez-vous?

C.K. Il n'était ni paranoïaque ni névrosé. Il était
terriblement timide. Parfois, en voyant à la télévision
d'autres cinéastes se plier aux interviews de promotion, il
me disait: "Pourquoi font-ils ça, ils sont en train de
foutre en l'air leur film avec ces propos insipides." Il
pensait que parler de son oeuvre était une perte de temps.

P.M. Beaucoup de gens depuis sa mort, collaborateurs ou
acteurs, ont brisé une sorte de loi du silence respectée
auparavant.

C.K. Certains se sont complu à donner de lui l'image
horrible de cet animal ténébreux enfermé chez lui pour
préparer des plans diaboliques, de ce dictateur traitant
ses collaborateurs d'une façon dégoûtante, de ce
paranoïaque assassinant des touristes dans le voisinage, de
ce misogyne haineux des femmes... Tout cela doit cesser.

P.M. Justement, permettez-nous de découvrir le vrai Stanley
Kubrick: que faisait-il au quotidien en dehors des périodes
de tournage?

C.K. Il dormait très peu, cinq heures par nuit, le reste du
temps, il lisait énormément et cherchait sans cesse des
idées. Il aimait la vie. Par exemple, il adorait mettre un
grand désordre dans la cuisine, ici. [Nous sommes assis
dans une immense cuisine-pièce à vivre.] En regardant la
télévision, il préparait des salades à l'américaine et il
aimait réunir tous les proches pour un déjeuner fait de ses
mains.

A.K. [En riant.] Son style, ce n'était pas de préparer un
dîner fin mais de bien confectionner d'énormes sandwichs
très copieux. Il adorait aussi nous convier à des séances
de projection dans sa salle de cinéma. En fait, il était
plus normal que certains le croient.

P.M. On le disait ermite et reclus et vous le décrivez
convivial. Etonnant, non?

C.K. Lui, ermite... Il aimait communiquer plus que tout
avec les autres. Notre maison a toujours été un lieu de
réunion professionnelle et amicale. Il appréciait d'y
rencontrer mes amis artistes ou les copains de ses filles,
musiciens et étudiants. Il passait des heures au téléphone:
il avait même des amitiés exclusivement téléphoniques.
C'est vrai qu'il n'aimait pas sortir de Childwickbury House
parce qu'il y avait tout son confort et l'amour de ses
proches. Mais il était extrêmement ouvert. Une blague
répandue chez ses amis disait: "Avant la création
d'Internet, il y avait Stanley Kubrick." Il faut dire qu'il
se connectait sans cesse avec des correspondants du monde
entier pour analyser tel détail concernant son prochain
film, pour rechercher le titre d'un livre ou le principe
d'une nouveauté technique.

P.M. Etait-il amateur de gadgets électroniques?

C.K. Il était un grand amateur de gadgets tout court.
Electroniques, bien sûr. Il possédait toutes les
nouveautés: ordinateur, caméra, magnétophone. Il
s'intéressait à tout ce qui touche aux effets spéciaux.
Mais il collectionnait aussi les stylos plumes anciens et
les carnets. Son seul luxe, c'était ça, s'offrir tous ces
gadgets.

P.M. Vous avez parlé de son esprit grégaire, ce travailleur
appréciait-il les vacances?

C.K. Pas du tout. Pour lui, les vacances, c'était l'ennui.
Il pensait que le travail était la meilleure évasion. Il ne
travaillait pas comme un ambitieux ou un
dingue "workaholic", mais aimait rechercher le meilleur. Il
aimait découvrir.

P.M. Peut-on dire de lui qu'il était un perfectionniste?

C.K. Il était avant tout passionné, il cherchait la
perfection sachant qu'il ne l'atteindrait jamais. Il n'a
jamais pensé: "Mon film est parfait." Il travaillait très
dur. Pendant un tournage, il disait: "Chaque minute où je
ne travaille pas alors que tous ces gens sont là à ma
disposition sur le plateau est une minute perdue." Il faut
préciser que, sur ses films, il était le metteur en scène,
le caméraman, le producteur mais aussi le spécialiste des
décors, des costumes et de tout ce qu'il avait passé des
années à mettre au point avant le premier jour du tournage.

P.M. Etait-il aussi doué pour le business?

C.K. Très, il était un homme d'affaires avisé. A l'âge de
20 ans, il a réalisé son premier film avec de l'argent
emprunté à son oncle et son père. Depuis, il a toujours
dépensé l'argent de la production comme si c'était son
propre argent. Il dépensait pour un tournage en une semaine
ce que d'autres claquent en une journée. Voilà pourquoi il
pouvait se permettre de tourner pendant des mois. Warner
Bros a toujours eu confiance en lui parce qu'il n'a jamais
dit: "Donnez-moi de l'argent, je suis un fabuleux artiste,
je veux de gros moyens." C'est pour cela qu'il a toujours
eu la liberté de créer. Tout le monde savait qu'il ne se
lançait jamais dans un projet à la légère.

P.M. Parmi les légendes qui font Kubrick, l'une dit qu'il
ne pouvait voyager en avion. Plutôt gênant dans son métier.
Avait-il réellement cette phobie?

C.K. C'est exact, il ne prenait pas l'avion. A 19 ans,
reporter photo pour "Look Magazine", il avait dû apprendre
à piloter très vite, trop vite. Un jour, il a failli se
crasher. Un peu plus tard, un proche collègue s'est tué en
avion. Pour une raison inconnue, c'est Stanley qui a reçu
un paquet par la poste dans lequel se trouvaient la caméra
et les effets personnels dévastés de son ami. Ça a été un
choc. Quand il est parti en avion pour l'Espagne, pour
tourner "Spartacus", en plein vol il s'est soudain senti
très mal, il est devenu livide. Au retour, en avion encore,
j'ai cru qu'il allait mourir. Il suait et tremblait de
façon incontrôlable. Il n'a plus jamais voulu voler.
Lorsqu'il devait absolument aller aux Etats-Unis, nous
partions en famille en transatlantique. C'était très
agréable. Il lui est même arrivé de finir le montage d'un
film dans les cabines d'un paquebot voguant vers New York.

P.M. Vous venez d'évoquer le film "Spartacus". J'ai en
mémoire une image avec Kirk Douglas où Kubrick était très
élégant. Cette élégance ne s'est-elle pas détériorée vers
la fin de sa vie?

C.K. [Elle rit.] Elle s'est désintégrée! Elle est vite
devenue inexistante. Après les années 50, où tout le monde
était obligé de porter un costume, il n'a plus eu aucune
attention pour son apparence vestimentaire. Ce qui est
amusant est que sa mère disait toujours: "Je ne comprends
pas pourquoi Stanley s'habille si mal. Enfant je le
changeais d'habits trois fois par jour." [Elle sourit.]
Ceci explique peut-être cela. Je me souviens de photos de
lui petit garçon, tout raide, engoncé dans ses beaux
habits. Après "Full Metal Jacket", il a adopté les tenues
militaires, il les trouvait solides, confortables et
pratiques.

P.M. Anya, quelle sorte de père était-il?

A.K. Il était comme un patriarche juif, très protecteur,
voulant tout savoir de ses enfants, de leurs résultats
scolaires ou professionnels. Il nous encourageait toujours
en nous disant: "Tâche de faire mieux la prochaine fois."

P.M. Est-ce difficile d'être la fille d'un tel monstre
sacré?

A.K. Non... [Elle hésite.] Enfin bien sûr, il était une
forte personnalité, alors nous, les filles, avons dû
devenir de fortes personnalités. Je pense que tous nos
petits amis ont connu des heures pénibles. [Elle sourit.]
D'ailleurs, la plupart des petits amis puis des gendres
étaient très intimidés par mon père.

P.M. Etait-il très critique?

A.K. Ça dépend. Pour les petits amis, il avait une
extrêmement bonne intuition. Il sentait si ses filles
étaient aimées. Et si c'était le cas, le garçon avait sa
considération. Sinon mon père disait simplement: "Je ne le
sens pas." Et je dois avouer qu'il ne s'est jamais trompé.

C.K. Parfois, nous lui reprochions d'être trop attentif.
Les filles l'envoyaient balader en disant: "Laisse-nous
respirer." Peiné, il rétorquait: "Ok, ok."

P.M. Dans le métier, on l'a souvent traité de dictateur,
l'était-il aussi à la maison?

A.K. Sans succès! [Elle et sa mère rient.] Il n'était pas
un dictateur à la maison parce que, même s'il souhaitait
nous transmettre son opinion ou une bonne idée, il
préférait que nous ne l'appliquions pas plutôt que de le
faire et de le lui reprocher plus tard.

P.M. Lui, le juif new-yorkais, avait-il ce sens de l'humour
issu de Brooklyn?

C.K. Il était très marrant. En fait, il ressemblait à Woody
Allen. C'est terrible, il y a tellement de similitudes. Il
avait le même humour et parlait comme lui!

P.M. Etait-il aussi hypocondriaque?

A.K. Pour les autres, oui, mais pas pour lui.

C.K. Malheureusement, en tant que fils de médecin, il
croyait pouvoir se soigner seul. Peut-être aurions-nous pu
prévenir cette crise cardiaque s'il avait été mieux suivi.

A.K. Le problème c'est qu'il ne se plaignait jamais. Je ne
l'ai jamais entendu dire: "Je suis fatigué." Pourtant il
travaillait sans cesse quatorze ou quinze heures par jour.

P.M. Le 7 mars 1999, il s'est éteint. Savez-vous vraiment
quelle est la cause de cette disparition inattendue?

C.K. Une attaque cardiaque. Il n'a pas souffert. Il dormait
lorsque c'est arrivé et ne s'est pas réveillé. A cette
époque il venait de finir le montage de "Eyes Wide Shut".
Je le trouvais pâle et un peu fatigué, mais ni moi ni
personne ne pensions qu'un tel malheur puisse survenir.

P.M. Christiane, vous avez vécu une vraie histoire d'amour.
Lui et vous avez divorcé chacun de votre côté pour réunir
vos destinées, ensemble vous avez eu deux filles et il a
élevé la vôtre, issue d'un précédent mariage. Mais est-ce
facile d'avoir une vie privée et une place dans le destin
de Stanley Kubrick?

C.K. Nous avons toujours su préserver l'intimité de notre
couple. Stanley était un père et un mari très présent et
attentionné. Dans cette maison, il était entouré de femmes,
et il aimait les présences féminines. D'ailleurs, il
ronchonnait dès que je devais m'éloigner de lui. Et de même
qu'il a veillé à ce que nos filles s'épanouissent et aient
un métier, il a toujours été très respectueux de ma
vocation de peintre.

P.M. Qu'est-ce qui est le plus difficile à supporter
lorsqu'un être cher, aussi créatif que lui, disparaît?

A.K. Avant tout qu'il ne soit plus là pour voir grandir mon
fils, qui n'a que 5 ans, et tous ses autres petits-enfants.
Il y a aussi le regret de ne pas le voir faire encore deux
ou trois films, comme son prochain projet, "Artificial
Intelligence", qui sera peut-être repris par son ami Steven
Spielberg.

C.K. Ma grande peine, je la vis chaque jour. Il me manque
le soir, lorsqu'il venait voir l'avancement d'un de mes
tableaux et me parlait avec passion de son projet en cours.
Stanley se voyait vivre jusqu'à 90 ans. Il est parti vingt
ans trop tôt.