Un cinéphile sur une île déserte ( Mel Vadeker, janvier 2000 )
Comment passer son temps libre quand on est sur une île déserte avec un magnétoscope, une télévision et dix cassettes vidéo ? Mais avant d’échouer sur cette île, on a fait le choix d’emporter dans sa valise les films que l’on peut regarder en boucle pendant les longues soirées de solitude. Voici donc le postulat de base, comment faire pour choisir les dix films cultes que l’on peut regarder sans gêne et sans ennui pour des années ? Il ne s’agit pas de choisir un chef d’œuvre du cinéma mais ses films préférés que l’on n’hésitera pas à passer en boucle, sans déprime et sans lassitude. Il s’agit d’une question fondamentale que devrait se poser tout cinéphile : quels sont donc les films que je peux emporter avec moi pour un temps indéterminé ?


Pour ma part j’ai fait mon choix, cela a été difficile de trier et de classer parmi les centaines de cassettes disponibles. Pour me faciliter la tâche, je me suis souvenu de ceux que j’ai le plus revus avec l’aide de cette merveilleuse invention, le magnétoscope. Je me remémore ces moments, moi assis devant l’écran comme hypnotisé par cette magie qui passe à travers l’espace et le temps pour me guider vers l’extase du cinéphile.

Pour ceux qui cherchent la petite bête dans la vraisemblance de cette histoire, voici le détail de mon équipement sur mon île. Je dirais que j’ai un équipement multimédia dernier cri, avec une recharge sur batterie par panneau solaire. J’ai un écran de très haute définition, un écran plat thermo luminescent et souple, pour ceux qui connaissent, cela ressemble à un tissu semi-rigide que l’on déplie, c’est le futur des écrans de télévision. J’ai également le son dolby surround et un casque infrarouge. Pour le support du film j’ai deux formats, DVD et des supports numériques. Je suis peut-être sur une île déserte mais j’ai le high-tech.

Je me lance, voici ma liste de films pour mon île :

1.) 2001, l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick

2.) Apocalypse Now de Francis Ford Coppola

3.) Predator de John Mac Tiernan

4.) Au-delà du Réel ( Altered States ) de Ken Russel

5.) Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone

6.) Blade Runner de Ridley Scott

7.) Un Jour sans Fin ( Grounfhog Day) de Harold Ramis

8.) La Mouche ( The Fly ) de David Cronenberg

9.) Le dernier des Mohicans ( The Last of the Mohicans ) de Michael Mann

10.) Akira de Katsuhiro Otomo

Voici donc ma sélection personnelle. J’ai du laisser de côté la larme à l’œil tous les autres films de ma collection, mais il fallait choisir et faire en sorte d’emporter le meilleur. C’est ainsi que débute cette expérience de la redécouverte des films qui à mesure des passages finissent par s’imprégner intimement en soi. C’est la fusion avec l’univers personnel d’une œuvre revécue à chaque fois différemment par les yeux du spectateur. C’est vivre une expérience de la vie et entrer en communion avec la narration intemporelle d’un film. Chacune des cassettes aura donc une grande valeur. Ce sera comme lire le même livre en réclusion dans une prison ou dans un cachot, il faut choisir celui qui nous tiendra éveillé. C’est plus dur qu’il n’y paraît, c’est un problème philosophique épineux. La problématique du choix et le concept de l’intemporalité d’une œuvre réinterprétée à l’infini. Plus concrètement, pour ne pas prendre le risque de la déception et minimiser les risques j’ai pris les films dont j’ai un attachement spécial qui frise l’obsession.

Voici le détail de mes critères de sélection :

2001, l’Odyssée de l’Espace reste une œuvre intemporelle et poétique, qui me sublimera dans mes moments de solitude pour me faire voir l’absolu puissance de ces forces de l’univers qui me dépassent. Je toucherai une vision de cet ordre implicite qui se projette dans le cosmos pour générer la connaissance et prédestiner le sort de l’humanité. Je comprendrai la paranoïa cybernétique d’une intelligence artificielle. Je sentirai en moi le syndrome d’isolation sensorielle d’un voyageur de l’infini. J’explorerai la prison spirituelle d’une âme en transit vers l’ailleurs. Voilà un peu de philosophie personnelle et sur une île déserte c’est vital. Je finirai même par construire des monolithes qui sait ?

Apocalypse Now, je reste avec ce film dans la métaphysique, à vivre des moments envoûtants et cauchemardesques. Un film fort, une œuvre sur la folie humaine et les points de rupture psychologique, une leçon de vie qui se déroule dans une atmosphère hallucinée et authentique comme si les acteurs ne composaient plus mais jouaient vraiment leur propre vie dans le cauchemar du réalisateur. Pour passer des moments d’intense réflexion et vivre le processus narratif d’un film qui touche la catharsis. Une œuvre à lecture multiple, différents niveaux d’interprétation pour différents niveaux de conscience. Avec ce film, je suis certain de ne pas m’ennuyer, l’esprit en éveil pour saisir au vol une nouveauté, une redécouverte.

Predator, filmé comme une épopée mythologique, un film qui cache derrière une apparence de divertissement un véritable drame épique. Comment ne pas être sensible à ce héros perdu, combattant un chasseur extra-terrestre avec des armes artisanales ? Un isolement en milieu hostile pour la survie personnelle, la proie se retournant contre le prédateur dans un ultime sursaut de préservation et d'agressivité. Voilà un film qui me permettra de garder l’espoir en me montrant l’exemple à suivre pour dompter les forces sauvages de mon île.

Au-delà du Réel (Altered States), exploration du soi, plantes hallucinogènes et plongées psychédéliques. C’est la recherche des états modifiés de la conscience, à travers la métamorphose du corps et par l’accès subconscient à la mémoire génétique de l’homme. Transes mystiques et rites chamaniques pour atteindre l’au-delà de la personnalité, la fusion avec le soi originel, vers la naissance de sa propre conscience. Encore un moyen pour moi, d’achever une réflexion sur les pulsions fondamentales et le désir de dépasser les limites de la chair pour toucher le divin.

Le Bon, la Brute et le Truand, dans le registre western spaghetti qui ne lasse jamais, un moment de pur plaisir avec des personnages inoubliables et des répliques de légende. Une quête du trésor, des confrontations choc, des duels qui n’en finissent pas et un final à couper le souffle. Je rêvasse quelque-fois à cette trinité, incarné par les trois personnages, surmontant les pires catastrophes pour se retrouver enfin dans le cimetière de Sad Hill avec les milliers de tombes formant le cercle concentrique d’une arène et au centre de laquelle se déroulera le face à face d’anthologie qui désignera celui qui remportera le Graal de la tombe sans nom.

Blade Runner, un monde en décomposition, un film pour ne pas oublier que la modernité a sa face obscure, surpopulation et pollution, reconstruction des corps et clônage industriel, errance et perte de l’identité, désillusion et malaise. Le prix de la vie est cher dans cette ère post-industrielle, une atmosphère étrangement contemporaine que j’aurai tôt fait de ne pas regretter dans mon isolement, loin de tout.

Un Jour sans Fin, sous les allures d’une comédie, voilà donc la métaphore de la routine aliénante, comme dans le mythe de Sysiphe où la répétition tue à petit feu. Heureusement que la marmotte veille et que la renaissance se poursuit malgré les tentatives de suicide. Fable moraliste et comédie, un bon moment pour m’aider à tenir le coup dans les périodes monotones.

La Mouche, pourquoi ce film ? Eh bien pour vivre à volonté la leçon du principe du sacrifice que tout bon chercheur connaît. Se sacrifier corps et âme pour sa recherche malgré les risques, car cela en vaut la peine. Si c’était à refaire, on le referait, la recherche étant une fin en soi. Mais à force de repousser les limites, de comprendre les mécanismes de la chair, de dévoiler les secrets quantiques de l’atome et du monde du plasma; on fait comme Icare qui se brûle les ailes trop près de la source de lumière, trop près du secret, comme s’il y avait toujours un prix à la quête de la vérité. Le chercheur entraîne son entourage dans sa folie, il sacrifie sa vie, jusqu’au point de non-retour. Une leçon à méditer.

Le Dernier des Mohicans, des séquences romantiques, enfin un moment où je pourrai savourer ce courage de l’homme amoureux capable de se tuer pour l’amour de sa bien-aimée. Je verse d’avance une larme, entraîné par une musique et des paysages de rêve. Moi aussi un jour dans la forêt de mon île, je rencontrerai au détour d’un chemin de terre, ma promise et je la sauverai des attaques des indigènes.

Akira, retour aux choses sérieuses. C’est la plongée dans les forces surpuissantes et subconscientes que recèlent tout être humain. Par la puissance dévastatrice du jeune Tetsuo Shima et dans l’ambiance d’une suite symphonique orchestrée avec grâce, rêvons enfin d’être des dieux vivants. Au seuil d’un spasme de furie qui transcende les forces de la vie humaine, à travers la perception personnelle des héros en errance comme dans un Blade Runner cyberpunk, je retrouve les dangers d'un Apocalypse technologique issu d’une civilisation ne contrôlant plus les manipulations sur le cerveau de ses propres cobayes. La science a vendu son âme au diable, la technologie a été corrompue par la politique dans des limites encore jamais atteintes jusque là, c’est l’autodestruction d’un monde, la fin d’une utopie scientifique.
 

A votre tour maintenant de composer votre liste de cassettes de survie, choisissez bien car vous devrez tenir des années. Entre nous, je pense que cette histoire serait une idée à creuser pour un film vous ne trouvez pas ? Un homme qui réinvente le monde par le cinéma et redécouvre une manière de survivre.

Bonne chance pour votre liste, je retourne devant mon écran pour revoir mes films. Ceci est un message mis en bouteille que j’expédie à la mer.
 

Mel Vadeker, janvier 2000, un robinson cinéphile sur une île déserte.