La décomposition de l'humain: le cinéma comme anthropologie virtuelle

Par Nicolas Rousseau

 

Le cinématographe naît à la fin du XIXe siècle alors que Darwin a déjà prouvé l'animalité de nos origines. La plongée technologique vers ce XXe siècle grandiloquent annonce en fait notre second horizon: le progrès techno-scientifique. La mécanisation de notre espace propre, l'annulation progressive des distances, la négation du temps annonce à l'homme d'aujourd'hui qu'il ne peut plus faire retour aussi facilement sur ce qu'il est réellement. Au moment même où les images, de plus en plus mobiles et fugaces, envahissent toujours plus le monde et son occident, l'homme peut-il encore réellement se voir?

Proposons ceci: parce que le cinéma est manipulation du temps et représentation de la durée alors il se peut que l'expérience cinématographique en général soit à même, à tout instant, de faire retour sur l'évolution naturelle de l'homme, sur sa naturalité. S'il nous plaît à constater que le temps-cinéma est aussi le temps de l'humain, c'est parce que l'image cinématographique semble capable de reconstituer à la fois l'origine de l'homme, son évolution, pour enfin exprimer la conscience qu'il a de sa propre finitude.


Questions: comment le cinéma, alors qu'il émerge au moment même où la science commence à prendre au sérieux l'origine et la préhistoire de l'homme, reconstitue-t-il symboliquement la figure humaine? Que peut nous révéler le cinéma sur la condition naturelle de l'homme? Quel est le visage cinématographique de l'humain?

Parce que l'homme n'a pas toujours été ce qu'il est (passage du singe à l'homo sapiens), comment ne pas se demander, après avoir envisagé la décomposition de l'humain dans l'image (morcellement du corps, sa synthèse -le visage- et sa transgression), si le cinéma n'a pas toujours été tenté in fine de renvoyer à cet homme technologique du XXe siècle l'image de cet effort continu et infini dont il use pour se constituer idéalement en dehors de la mort, dernière consigne de tout être humain.

ECCE HOMO

Qu'est-ce que l'homme si ce n'est d'abord un corps spécifique? Déjà Aristote nous avait avertis que «l'homme est le seul des animaux à se tenir droit [1]» et les premières tentatives du cinématographe en tiennent évidemment compte. Le problème de la mécanique du vivant et de sa décomposition a été, dès 1870, pris en considération d'abord par l'anglais Muybridge puis par le physiologiste français E. J. Marey qui systématisa la photographie pour enregistrer et fixer dans le temps les phénomènes physiologiques comme celui de la marche -, et ainsi, avec son chronophotographe à plaque mobile, Marey, avant les frères Lumière, «avait pratiquement réalisé la caméra et la prise de vue moderne [2]»

Les premiers efforts du cinéma se calquent donc précisément sur cette ambition de vouloir décomposer les mouvements de l'homme avant que ne ressorte cette évidence: il faut prouver que l'homme est un être qui marche debout, droit sur ses deux jambes. La fierté de l'homme c'est sa station debout, sa mobilité même nous dit Marey. L'aisance de sa verticalité est l'indice de sa supériorité puisque le regard fixe l'horizon et que la tête réclame les cieux désormais plus proches et plus dignes de communier avec le divin. L'animalité rampante des autres créatures terrestres explicite le bonheur d'être humain et d'avoir à sa disposition un corps étonnamment prétentieux, disponible. «L'homme qui marche» est désormais cinématographique parce qu'en même temps que le cinéma installe visiblement et nécessairement l'homme dans son être-debout, ce même cinéma revendique pour lui-même sa capacité unique dans le monde de l'art à pouvoir jouer sur la spécificité et la durée de cette «mise en marche», qui devient parfois - en tant que démarche - la matière d'être indissociable de certains personnages-acteurs de cinéma: Humphrey Bogart, Gary Cooper, Jacques Tati, Charles Chaplin...

On le sait, le cinéma capte la durée, la photographie seulement les instants. Le film est une simple succession de photographies: lorsque le projecteur se met en marche, il fluidifie cette série d'images initialement figées, il leur donne vie, et l'homme de l'écran peut à présent marcher car «le processus qui transforme la mécanique discontinue des pas et de la démarche en glissement continu dans l'espace trouve un écho dans la répétition discontinue des actions qui entraîne le film dans son couloir, image fixe par image fixe, et crée une impression de glissement [3]». Le cinéma décompose la marche de la vie et l'homme de l'écran est là pour lui répondre qu'il tient toujours debout.

Mais le théâtre, lieu du corporel par excellence, d'une mise en évidence directe de la chair et de sa mobilité verticale, comment ne pourrait-il pas être une représentation plus radicale et complète de l'humain? En quelque sorte, l'homme déjà constitué sur la scène théâtrale n'en demande pas plus que de se voir tel qu'il est en tout lieu (scène, salle, rue). Mais la présence de ce double non transformé de soi-même - ou à peine par le maquillage et les costumes - peut-il réellement inquiéter le cinéma? Si la théâtralité réclame la totalité des corps dans une proximité physique concrète avec le spectateur, la représentation cinématographique permet de son côté, et a contrario, de morceler cette présence: «La dramaturgie théâtrale implique l'intégralité du corps alors que le cinéma, par ce jeu de la découpe, travaille admirablement toutes les possibilités plastiques de cette représentation de l'intégralité du corps opposée, affrontée à ses parties [4]».

Comme tout art pictural, le cinéma limite le champ de sa représentation par le cadre dans lequel celle-ci s'inscrit nécessairement (toile ou papier). Le plan cinématographique organise les éléments filmés dans ce périmètre fermé et tranchant qui peut désolidariser à tout moment un élément pourtant en réalité solidaire d'un tout. Maintenant décomposé, le corps de l'homme se disloque en autant de plans autonomes et carnassiers qui isolent ici une paire de mains, là une tête ou encore des jambes. Mais le cinéma peut une fois de plus faire jouer le temps. Car si l'homme de l'écran est constamment découpé par la grammaire cinématographique de l'enchaînement des plans (le plan américain coupe l'homme en deux, le gros plan extrait un détail de son corps, etc.), c'est dans la durée de la décomposition que transparaît la vérité. Deux exemples pour nous convaincre: 1) Dans LA VIE D'UN TATOUÉ, film japonais de Seijun Suzuki datant de 1965, on peut voir tout le long du film apparaître des plans rapprochés de pieds en train de marcher et portant des chaussures rouges; nul ne sait à qui ils appartiennent et nous ne l'apprendrons jamais puisque seule compte l'évidence de ces pieds en acte dont l'indépendance manifeste évoque de manière brutale la possibilité qu'a l'homme de marcher debout, droit dans ses chaussures civilisatrices. 2) Dans le film de Jacques Rivette, LA BELLE NOISEUSE (1991), ce sont les mains du peintre, en train de dessiner, qui sont constamment isolées par le regard de la caméra; en plans rapprochés ces mains acquièrent leur autonomie créatrice et cette habileté «sans corps» leur confère un étrange statut poétique confirmant par cet isolement artificiel qu'elles n'appartiennent pas en propre à l'acteur (Michel Piccoli) qui ne sait en réalité pas dessiner.

Qu'a-t-on finalement gagné à vouloir dégager cette possibilité de morcellement du corps par le cinéma? Une chose est sûre, si l'anthropologue André Leroi-Gourhan est bien présent à notre esprit pour nous dévoiler comment l'homme s'est constitué par étapes naturelles mais continues (acquisition de la station verticale, libération de la main, etc.), c'est que nous pensons que le cinéma ne nous montre pas autre chose. Car la reconquête de la marche et l'émancipation de la main sont les premiers stades de cette hominisation que le cinéma semble capable de décomposer à l'instar des autres mouvements et parties du corps.

LE MOUVEMENT COMMUNICANT

L'anthropologie comme science a procédé à bien des découvertes sur l'évolution naturelle de l'homme. En décomposant cette évolution de manière à pouvoir cerner sa propre préhistoire, l'homme s'est volontairement découpé en morceaux pour s'apercevoir qu'il n'avait pas toujours jouit de la parole tout comme il a eu à attendre de pouvoir se relever et voir sa face se raccourcir pour que son cerveau puisse se développer.

Le cinéma primitif, privé de toute oralité, était bien malgré lui dans cette souffrance de silence qui réduisait violemment la figure humaine à la semi-humanité de ses origines, corps sans voix condamnés à faire transpirer à outrance, par leur gestualité forcée, l'être humain contemporain qu'il n'avait pourtant pas cessé d'être. En fait, l'homme de l'écran du cinéma muet, pantomime préhistorique à la face blanchie, n'a de cesse d'exiger sa rédemption physiologique : «C'est que la parole manquait cruellement à ce film prétendu muet. Les héros réclamaient le langage et ne se contentaient plus de l'apparence d'eux-mêmes; ils exigeaient leur expression verbale [5]».

Le 6 octobre 1927, la représentation de THE JAZZ SINGER, film sonore, parlant et chantant, allait donner au cinéma la conviction que la représentation de l'humain en son entier était son affaire. Aussitôt cependant, la décomposition s'empare de cette unité fraîchement retrouvée. Si le cinéma est un art qui intègre le son, ou plutôt les sons, il n'en reste pas moins qu'il est aussi le lieu de la représentation de la voix (texture de l'oralité), de sa contextualisation. Le corps que je vois à l'écran est toujours dans l'accomplissement de cette oralité qui me parle et qui sert de lien entre les personnages. Socialisante, la parole est un flux temporel («Je parle, le temps s'écoule de même») qui accompagne sans arrêt le film, la pellicule en mouvement. Mais que se passe-t-il réellement de plus?

L'humain tend encore à se décomposer, à perdre de son unité. Déjà le corps spécifique s'était morcelé devant nos yeux, désormais la parole elle-même se délocalise, s'autonomise pour former une oralité désincarnée. La voix off d'un narrateur ou, plus habituel, le personnage en hors champ qui continue à parler alors que l'écran ne nous montre plus sa silhouette est là pour nous montrer le pouvoir devenu banal du cinéma. Souvenons-nous, cet objet filmique, «hors fiction», d'Alain Resnais, NUIT ET BROUILLARD (1955), dans lequel la voix off d'un Michel Bouquet désincarné nous prend à témoin sur cette difficulté de devoir réintégrer, après l'infamie des camps, une corporalité humainement insolvable, humanité cadavérique.

Pourtant, l'homme de l'écran, malgré sa propre dissémination, ne cesse de communiquer. L'anthropologue nous dit qu'après avoir obtenu sa verticalité, l'émancipation de sa main et le développement de son cerveau, l'homme s'est enfin socialisé par le biais du progrès des techniques qu'il façonnait lui-même. L'organisme social se déploie et fonctionne sur le principe de l'échange qu'il soit, au sens large, économique, intellectuel ou affectif. L'acte de communication, de son côté, met nécessairement le corps en mouvement: la bouche qui parle, la main qui écrit, les jambes se dirigeant vers autrui. Si le cinéma, comme le théâtre, capte réellement ce mouvement communicant, on est en droit d'attendre de ce premier plus encore. En effet, pour Alain Bergala, le cinéma, plus qu'une évidence de l'échange, nous met en avant sa capacité à saisir, parfois de manière non voulue par la mise en scène, la communication et l'appropriation d'un affect ou d'un processus par autrui («Le plus souvent: le mal, le désordre, le désir et la grâce [6]»). Dès lors, la représentation de cette contagion [7] semble constitutive de la manière d'être du cinéma: «Le roman, nécessairement plus linéaire, ne peut pas dire aussi bien l'instantanéité de la contagion, puisqu'il est obligé de la déployer discursivement [8]». Comme nous le prouve le phénomène de la contagion, le cinéma analyse le mouvement communicant, aussi bien qu'il décompose le corps propre de l'être devenu humain.

Mais la représentation virtuellement éclatée de l'homme doit maintenant appeler sa synthèse.

PORTRAIT

Le véritable portrait de l'homme c'est son visage. Il est d'emblée la recomposition immédiate que l'on n'attendait plus de toute humanité. Vertical, le visage domine le corps et représente cette frontière entre le travail machinique de l'intelligence (le cerveau, derrière lui) et sa transmission vers l'extériorité (la bouche qui parle). En fait, le visage serait comme la concentration dynamique d'un tout : «C'est la partie du corps qui possède le plus la propriété d'unification, au point qu'une modification de détail minimale y produit la modification maximale de l'impression d'ensemble [9].» Sa très grande dextérité à pouvoir mobiliser à sa surface de micro-mouvements ouvre la voie à l'expression d'une intériorité bouillonnante capable d'être enregistrée, isolée, par le cinéma. «Parce que l'expression du visage est tout sauf un parcours de pose en pose, elle est la mobilité même [10]», nous avertit Jacques Aumont.

Le visage est un point central et dynamique du corps, soit. Mais sa puissance d'expressivité symbolise à présent la complétude du mouvement communicant que l'humain constamment met en oeuvre. On l'a dit, celui-ci est la face publique de l'intellection, la surface socialisante de l'être humain. Cependant, «le visage comme révélateur» est là pour nous annoncer qu'il est aussi transpiration des sentiments. Les yeux («Diamants de l'âme»), avec leur mobilité propre, jouent et participent fortement de cette expressivité flagrante: parce qu'ils brillent, ils incarnent la vie du visage, et plus loin du corps tout entier, et, parce qu'ils pleurent, ils extravertissent l'affect. D'une manière générale, le regard de l'homme de l'écran participe de même au mécanisme global des mouvements communicants en ce sens qu'il interpelle toujours quelque chose. Au cinéma, le regard est perpétuellement dans l'action de cette interpellation que ce soit du spectateur ou d'autres éléments dans l'image; jeu de regards qui permet de construire l'espace du film, d'organiser le relais des plans et de faire vivre les personnages: «Le théâtre restera toujours centré sur le verbe, l'attitude et la gestuelle, les rapports entre les corps une fois pour toutes circonscrits dans un espace presque clos, non réellement conflictuel, abstrait. Au cinéma, en revanche, qu'il s'agisse du muet ou du parlant, le regard est la pièce maîtresse de la construction de tout film [11]».

L'humain gagne dorénavant à se recomposer en un même lieu, dans ce visage qui parle pour tout le monde et qui affiche ouvertement son universalité. Car le visage humain est le visage de l'homme en général avant d'être le visage de quelqu'un [12]. Le courant néo-réaliste du cinéma, par le dépouillement extrême de ses artifices, tend à présenter directement, contre l'outrance de la photogénie des stars américaines d'Hollywood, ce gage d'humanité: «Il s'agit de désigner comme valeur de la représentation du visage dans des fictions de cinéma, l'excellence de son être de visage comme lieu même de l'humanité. La beauté, la laideur, sont secondaires, toujours moins essentielles que l'humanité de l'humain [13]».

Voilà que le cinéma s'apprête maintenant à aller plus loin avec ce visage qui concentre l'humain que nous recherchons dans les images. L'expression la plus forte de cette synthèse doit être la capacité du cinéma à pouvoir rencontrer le visage jusqu'au gros plan, comme nous le confirme le cinéaste Ingmar Bergman: «Notre travail commence avec le visage humain [...]. La possibilité de s'approcher du visage humain est l'originalité première et la qualité distinctive du cinéma [14]». Ce moment pendant lequel l'écran se transforme en visage et où l'on voit s'organiser l'expressivité totale, tant recherchée par ailleurs, nous oblige à reconnaître que les images cinématographiques, dans le même temps, en extrayant la face humaine de son lieu naturel qu'est le devant de la tête et le corps en son entier, tendent à faire du visage une abstraction. Ainsi, le gros plan ne se présente à nous qu'en sachant que l'expressivité qu'il formule ne vaut plus que pour elle-même. La transsubstantiation du visage, enfermé dans un cadre, force la concentration et abolit (presque? [15]), déjà, cette humanité tant convoitée. Sergio Leone le sait bien, lui qui a su profiter du gros plan et du cinémascope pour déconstruire le corps des cow-boys durant leurs duels en remplissant l'écran de ces visages transpirants et burinés, des visages végétaux et rocailleux.

Paradoxe que ce visage de cinéma qui, alors même qu'il nous avait convaincus de sa bonne foi humaniste, en se laissant capturer par le cadre de l'écran, n'ose plus révéler ce qui le constitue, c'est-à-dire l'humain dans son intégralité. Au demeurant, cette synthèse va encore perdre de sa force à l'aune d'une nouvelle décomposition.

En dehors du problème du gros plan, le cinéma nous donne à voir la plupart du temps un visage réaliste qui apparaît plus ou moins présent selon sa proximité à l'écran. Mais, en tout état de cause, sa mobilité propre, constituée de micromouvements, nous renvoie à une décomposition de surface où l'homme de l'écran n'est plus simplement disloqué par le cadre mais dans laquelle il subit une altération de son portrait.

Décomposer c'est altérer le visage. La force de la représentation cinématographique est de pouvoir représenter ce processus dans une durée et une distance qui lui est propre. L'altération accidentelle et passagère est évidemment la plus commune et la plus simple à percevoir: le flot des larmes ruisselant sur un visage ordonne la liquéfaction de celui-ci, de même que les grimaces d'un Jerry Lewis ont tendance à maltraiter un visage rendu élastique à la frontière de la monstruosité. Pourtant, ces moments d'altération de l'humain et de son visage ne sont finalement rien au regard de cette pathétique et inéluctable décomposition qu'enregistre froidement l'oeil de la caméra quand il sait nous rappeler que le visage est aussi ce témoin du temps qui passe, vieillissement du corps-acteur. Le visage, nous dit Jacques Aumont, lorsqu'il conclut son essai, est nécessairement «l'apparence d'un sujet qui se sait mortel [16]».

LA TRANSGRESSION DE L'HUMAIN

La décomposition affichée de l'homme de l'écran, et plus particulièrement celle de son visage, se fait dans l'ordre naturel des choses. Les larmes, la grimace et le poids ridé des années sont des processus qui concernent chaque être humain dans la réalité de sa chair propre. Ces phénomènes sont pourtant dépassables.

Le moment où le corps humain commence visiblement à se décomposer, à se corrompre dans sa chair même, nous entraîne à constater qu'un nouveau rivage cinématographique, l'univers du fantastique, ouvre une nouvelle perspective à notre réflexion. La transgression de l'humain c'est le surgissement de la surnaturalité venant sacrifier la corporéité de l'homme en général. De fait, le fantastique aime à convoquer des figures apparemment humaines. Le mort-vivant, la momie, le vampire, le spectre et l'homme invisible ont tous en commun la capacité de pouvoir se tenir droit sur des jambes et possèdent tous un visage, si particulier soit-il. Si l'apparence humaine reste sauve c'est uniquement à distance raisonnable, là où la créature fantastique n'est que silhouette, ombre d'une présence que l'on pourrait confondre avec un humain réel. En 1956, le réalisateur américain Don Siegel nous proposait, avec l'INVASION DES PROFANATEURS DE SÉPULTURES [17], cette réflexion pour le moins intéressante: que se passe-t-il lorsque l'humain est réduit à sa simple apparence physique, vidé de son âme? Les pantins robotiques ainsi constitués n'ont pas de mal à s'intégrer à l'humanité réelle pour autant que celle-ci ne se méfie pas de l'insensibilité totale de ses clones si proches parfois de l'animal qui demeure en nous - nous y reviendrons. Chez Siegel, on touche en fait à la première possibilité de toute corruption de l'humain, la perte de la compassion, de l'amour de soi comme amour de l'autre humain. Mais, contrairement au cinéma fantastique qui nous intéresse, la corruption s'effectue ici par le biais d'une extériorité menaçante. C'est l'envahisseur extraterrestre qui décompose l'humain pour le substituer.

Les figures du fantastique que nous avons recensées sont au contraire le support d'une décomposition intrinsèque de l'humain. En n'étant pas habitées par autre chose que leur propre corruption ces silhouettes sont d'abord là pour nous montrer la dégénérescence du corps, de sorte que la décomposition de l'humain devient d'abord la corruption de sa chair, sa putréfaction. Alors même que ce processus peut être revendiqué par l'ensemble de ces figures, on constate aussi qu'il ne s'applique pas avec la même intensité, ou sur le même mode, pour toutes. Si la figure du mort-vivant est bien celle qui exhibe le plus ouvertement cette décomposition biologique en marche, la momie peut s'enorgueillir d'avoir atteint un état stable où la peau, séchée, doit être consolidée par des bandelettes. Plus encore, c'est avec le vampire que les choses se précisent, homme commun contaminé qui se transforme en créature blafarde, sans reflet, il incarne parfaitement cette charnière schizophrénique entre l'être et le non-être, entre l'être visible, opaque, et sa translucidité (spectre), jusqu'à son épuisement total (homme invisible) comme par peur du cadavérique, ce moi inerte. La décomposition physique de l'humain au cinéma, la corruption de sa chair, annonce irrémédiablement le dépérissement total du corps encore nimbé néanmoins d'une force qui le fait encore et toujours tenir debout.

La civilisation humaine a annoncé jusqu'à aujourd'hui la conquête de sa moralité. Parce que l'homme est un être de langage et donc de conscience de soi, il a su constamment argumenter en faveur de sa propre protection. Si l'éthique en général est un humanisme essayant de sauvegarder l'homme de la menace qu'il représente pour lui-même alors cette menace doit pouvoir s'incarner dans nos figures du cinéma fantastique.

Les images cinématographiques en rendant énergiquement «réelles» ces créatures alertent enfin les spectateurs sur leurs propres pulsions et fantasmes. La corruption gagne maintenant le spirituel et la moralité de l'homme, dernier stade de la constitution de l'humain. Le mort-vivant et ses confrères n'ont de cesse de s'attaquer à l'homme non décomposé, l'homme du quotidien, parce que celui-ci ne doit pas refuser de voir en face son immoralité constitutive enfouie au plus profond de sa stratification naturelle. En conservant cette apparence humaine et certaines caractéristiques de l'humain en général, nos créatures putréfiées, de la chair à l'âme, savent trop bien symboliser à présent cette part d'ombre qui demeure toujours en nous et qui s'installe indéfiniment en espérant un jour gagner le coeur de l'homme en son entier [18]. L'inhumain est toujours dans l'humain car «les visages les plus monstrueux ne cessent pas d'être à l'image de l'homme [19]».

Mais que se passe-t-il alors pour le cinéma à vouloir absolument nous tourmenter par la représentation de ces noires silhouettes, ombres maléfiques de nous-mêmes

DURÉE ET CIRCULARITÉ

La transgression de l'humain peut manifestement aller plus loin au cinéma. L'homme de l'écran, en rencontrant son double décomposé, a pris conscience de la fragilité de sa condition. L'évolution surnaturelle et rapide qu'ont eu à subir les créatures du fantastique n'est en fait qu'un raccourci habile pour nous laisser entrevoir l'intériorité à vif et trouble de tout être humain. Ce passage à un soi négatif ne néglige en rien la faculté qu'a l'homme de toujours se retrouver. Pour autant, la transgression de l'humain vers autre chose que lui-même reste toujours possible.

En restant dans l'antre du cinéma fantastique, on finit par atteindre son véritable bestiaire, pour qu'enfin la figure du loup-garou puisse dévoiler son museau. La décomposition de l'humain aboutit désormais à cette radicalité attendue: le passage à l'animalité. Cependant, nous n'évoquons toujours pas ici une quelconque transformation aboutie et transparente qui permettrait in fine de ne plus reconnaître l'humain pourtant présent avant la mutation. Avec le loup-garou la transition n'est pas radicale (un homme ordinaire avant, un loup ordinaire après) et ce qui subsiste après la métamorphose n'est autre qu'une nouvelle créature, un être humain transpercé par l'être animal. Néanmoins, même dans ces conditions, les apparences ne sont plus sauves. La silhouette se corrompt elle-même pour ne laisser qu'entrevoir une ombre plus massive, plus agile et hétéroclite, celle d'un loup debout.

Le problème de la mutation de l'homme vers l'animalité se rencontre aussi emblématiquement au cinéma à travers la figure de l'être humain se transformant en mouche [20]. La manifestation la plus récente de cette mythologie, réalisée par le cinéaste canadien David Cronenberg, doit retenir notre attention. En effet, alors que la première version de 1958 se contentait d'une mutation chirurgicale de l'humain (greffe d'organes d'un corps à l'autre, tête de mouche sur un corps d'homme et vice versa), l'oeuvre de Cronenberg métamorphose l'homme de manière génétique: parce que l'homme s'est télétransporté avec une mouche, l'ordinateur l'a recomposé en y intégrant les gènes de celle-ci. Le film est là pour nous conter la lente métamorphose de l'humain, sa décomposition physique et morale, au profit d'une créature à stature d'homme en lutte avec son animalité parasitaire. Cette perte d'identité progressive, comme sujet même du film, prouve une nouvelle fois que le cinéma est bien cet art de la transformation à vue [21].

Mais plus encore, ce transfert d'être renvoie plus particulièrement à nos préoccupations anthropologiques. L'homme de l'écran décomposé par l'animal [22] prouve maintenant que l'origine n'est plus à chercher ailleurs que dans cette animalité si longtemps ignorée de manière condescendante. Ce darwinisme inversé (passage de l'homme à l'animal) énonce ainsi sa véritable ambition par l'intermédiaire du cinéma: «Ce fantasme de continuité non triché dans la transformation (pas de manipulation de l'image proprement dite, seulement une manipulation du référent - le corps humain transformé) renvoie à une continuité première qui est celle de la transformation des espèces, du passage de l'animal à l'homme, comme si le cinéma [...] prenait très au sérieux, grâce au pouvoir des effets spéciaux, sa vocation à restaurer en continu l'origine de l'homme. [...] La transformation à vue est cette continuité en accéléré de l'origine de l'espèce humaine, à cette différence près qu'on nous passe le film à l'envers [23]». Première boucle.

Reconvoquons pour finir nos figures posthumaines pour constater à quel point elles revendiquent aussi une circularité mythologique. Les créatures du fantastique (mort-vivant, momie, etc.) ont à souffrir de cette perte de l'identité humaine à tel point qu'elles ont pour ambition de la donner en partage aux hommes véritables soit en les anéantissant définitivement soit en les contaminant par leur propre corruption (être mordu par un mort-vivant ou un vampire c'est devenir un des leurs). La contagion évoquée plus avant se redéploie donc au cinéma au profit de cette transmission à vue de l'inhumain par laquelle l'être humain perd une ou plusieurs de ses conditions humanisantes pour ne conserver que son apparence d'être.

L'homme-animal du cinéma se débattait contre une coprésence de l'animalité organique et spirituelle qui le mutilait de part en part. Avec l'apparition persévérante des figures du fantastique à l'écran, c'est une coprésence de la mort envisagée comme refus de celle-ci (l'être revenant et/ou immortel) qui se manifeste pour donner prise au sempiternel fantasme souterrain du spectateur de pouvoir faire reculer l'horloge de la mort et donc le pourrissement de la chair. L'humanité présente ne prouve-t-elle pas à chaque instant qu'elle se construit perpétuellement contre l'avancée du temps? Aussi, si nos figures du fantastique sont les esprits mêmes de cet éternel retour du vivant, elles nous mettent en garde au même moment sur la finalité véritable de cet hubris contre-nature qui ne se satisfait que dans la perte de l'autre et donc de sa propre humanité.

Ecce Homo, voici l'homme face à la mort, conscient de son propre dépérissement fatal. Le visage de la mort est contenu dans les images cinématographiques à chaque fois que l'humain pénètre sur le sentier de sa décomposition formelle et spirituelle. Et le spectre de l'image en mouvement rappelle ainsi à chaque instant l'écoulement d'une temporalité que l'on voudrait compressible, malléable.

Grâce au célèbre film de Tod Browning, FREAKS (1932), on pouvait conclure que la monstruosité n'était pas d'abord le fait d'une simple perte de l'identité physique humaine. L'absence de toute intériorité morale, révélée peu à peu par le personnage de Cléopâtre, montre aux spectateurs à quel point l'image cinématographique joue constamment sur les apparences. Dès lors, si le cinéma permet de représenter, par l'exercice d'une durée spécifique, ce qui se cache derrière ces apparences trompeuses, c'est qu'en vertu de cette mobilité même, il peut aussi agir sur la représentation du statut de l'être humain.

En recherchant le mouvement de la décomposition de l'humain au cinéma, on a en fait découvert sa double orientation. D'une part, le morcellement du corps dans le plan et la transformation à vue de l'homme en animal nous ont convaincus de la possibilité d'une reconstitution symbolique et désordonnée de l'évolution naturelle de l'homme dans le temps jusqu'à son point supposé d'origine. Et, d'autre part, certaines créatures du cinéma fantastique ne sont apparues à l'écran que pour dévoiler la part d'ombre de l'humanité et la peur de son anéantissement. Or, le visage de l'homme au cinéma est paradoxalement tout à la fois cette synthèse de l'humain et son abstraction. La coprésence de l'animalité, de l'amoralité et de la mort dans le mouvement des images pourrait donc signer une partie de la spécificité de l'art cinématographique.

Mais, fixer son attention sur l'instant charnière mais improbable où se réalise le passage de l'animal à l'humain et de l'humain à l'inhumain, de l'être au non-être, de l'homme à son propre fantôme, signifie certainement aussi de pouvoir prendre le temps de contempler l'immobilité de cette toile du peintre anglais Francis Bacon («Study for Nude») sur laquelle s'éternise une décomposition figée de l'être humain et dans laquelle, au même instant, s'organisent élégamment, et pour de bon, l'origine animale et le devenir spectral de l'homme réel.


Notes

[1] Des parties des animaux, II, 10, 656b
[2] Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, Flammarion, 1949, p. 10
[3] Michel Chion, «L'homme qui marche», in L'invention de la figure humaine, Cinémathèque française, 1995, p. 38
[4] Jean Douchet, «Le visage comme révélation», in L'invention de la figure humaine, Cinémathèque française, 1995, p. 114
[5] Alexandre Arnoux, Du muet au parlant, La Nouvelle Édition, 1946, p. 56
[6] Alain Bergala, «La contagion», ln L'invention de la figure humaine, Cinémathèque française, 1995, p. 13
[7] La contagion c'est voir comment peu à peu Grace Kelly est gagnée par l'obsession de James Stewart dans REAR WINDOW (Alfred Hitchcock, 1954), et comment, en retour, ce dernier se laisse envahir par le désir sexuel de la première
[8] Alain Bergala, op.cit., p. 12
[9] Béla Balàzs, cité par Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Cahiers du cinéma, 1992, p.96
[10] Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Cahiers du cinéma, 1992, p. 97
[11] Jean Douchet, op.cit., p. 116
[12] DDe ce point de vue, le philosophe Emmanuel Lévinas engage un véritable être-moral du visage qu'il relie à l'humanité contenue par essence dans celui-ci : «[...] la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire "tu ne tueras point"». Éthique et infini, Fayard, 1982, p. 106
[13] Jacques Aumont, op.cit., p.120
[14] In Cahiers du cinéma, octobre 1959
[15] Pour Gilles Deleuze (L'image-mouvement, Éd. de Minuit, 1983, pp. 125-144), le gros plan est d'emblée visage, mais un visage abstrait qui ne vaut que par la priméité de l'affect qui le transperce brutalement et le déshumanise complètement: «Il n'y a pas de gros plan de visage. Le gros plan c'est le visage, mais précisément le visage en tant qu'il a défait sa triple fonction [le visage est individuant, socialisant et communicant]. Nudité des visages plus grande que celle des corps, inhumanité plus grande que celle des bêtes» (p. 141)
[16] Jacques Aumont, op.cit., p.197
[17] INVASION OF THE BODY SNATCHERS: des graines, venues d'une planète inconnue, donnent naissance à d'énormes cosses qui libèrent un fruit informe qui prend une apparence humaine dénuée de sentiments
[18] En ce sens, la figure de Frankenstein, et de ses avatars les plus récents (robots, cyborgs, etc.), semble être, à l'inverse de ce processus, une figure de la recomposition de l'humain, sa rédemption. Physique dans un premier temps durant lequel on s'amuse à recoller des morceaux d'hommes réels pour reconstituer un corps entier, cette recomposition devient morale dans un deuxième temps dès l'instant que la créature commence à faire l'apprentissage de sa spiritualité informe
[19] André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma?, Éd. du Cerf, 1975, p. 32
[20] Deux films ont été réalisés à partir de la nouvelle de George Lagelaan: LA MOUCHE NOIRE (THE FLY, É-U, 1958) réalisé par Kurt Neuman et sa reformulation plus récente LA MOUCHE (THE FLY, É-U, 1986) par David Cronenberg
[21] Cf. Charles Tesson, «La transformation à vue», in L'invention de la figure humaine, Cinémathèque française, 1995, p. 333
[22] Les exemples du loup et de la mouche ne sont évidemment pas restrictifs dans ce cas-là, et le cinéma a pensé d'autres formes de transformation animale (cf. la femme-panthère de CAT PEOPLE de Jacques Tourneur (1942), et surtout celle de la version de Paul Schrader (1982)
[23] Charles Tesson, op.cit., p. 334