Quatrième de couverture: « De même que Dante chemine de cercle en cercle pour atteindre son Enfer ou son Paradis, de même Samuel Beckett situe-t-il, chacun dans un cercle bien distinct, les trois principaux protagonistes des romans de sa trilogie, Molloy, Malone meurt et L'Innommable, afin qu'ils atteignent, peut-être, le néant auquel ils aspirent. D'un roman à l'autre, ce cercle est de plus en plus réduit. Le cercle imparti à l'Innommable se réduit à un point, c'est le trou noir au centre d'une galaxie, là où l'espace-temps se déforme, où tout est happé et s'engouffre sans pour autant disparaître. L'être qui réside en ce point est nécessairement sans nom puisqu'il s'agit de " je ”, ce “ moi ” à jamais non identifiable. Figé, le corps de l'Innommable est incapable du moindre mouvement. Cependant il a à parler. Ses précédents personnages, Molloy, Malone et les autres passent et repassent, tournant autour de lui. Ils semblent avoir ourdi un complot pour le contraindre à continuer d'être, le forcer donc à continuer de dire. Alors l'Innommable va créer d'autres mondes, donner voix à d'autres lui-même. Les personnages qu'il devra essayer d'être - avec lucidité, mais sans jamais se départir de son humour –, seront tour à tour Mahood, homme-tronc fiché dans une jarre, puis Worm, visage indistinct qui n'est qu'oreille tressaillante et terrible inquiétude d'un unique œil aux aguets. »
« Peut-être ne sommes-nous pas en présence d'un livre, mais peut-être s'agit-il de bien plus que d'un livre de l'approche pure du mouvement d'où viennent tous les livres ; de ce point originel où sans doute l'œuvre se perd, qui toujours ruine l'œuvre, qui en elle restaure le désœuvrement sans fin, mais avec lequel il lui faut aussi entretenir un rapport toujours plus initia!. sous peine de n'être rien. C'est à épuiser l'infini qu'est condamné l'Innommable. » Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Éditions Gallimard, 1963.
Samuel Beckett, L'innommable, extraits
"Moi, dont je ne sais rien, je sais que j'ai les yeux ouverts, à cause des larmes qui en coulent sans cesse. Je me sais assis, les mains sur les genoux, à cause de la pression contre mes fesses, contre les plantes de mes pieds, contre mes mains, contre mes genoux. Contre les mains ce sont les genoux qui pressent, contre les genoux les mains, mais qu'est-ce qui presse contre les fesses, contre les plantes des pieds ? Je ne sais pas. Mon dos n'est pas soutenu. Je rapporte ces détails, pour m'assurer que je ne suis pas sur le dos, les jambes pliées et en l'air, les yeux fermés. Il est bon de s'assurer de sa position corporelle dès le début, avant de passer à des choses plus importantes. Mais qu'est-ce qui indique que je regarde droit devant moi, comme je l'ai indiqué ? Je me sens le dos droit, le cou droit et sans torsion et là-dessus la tête, bien assise, comme sur son bâtonnet la boule du bilboquet. Ces comparaisons sont déplacées. Puis il y a la façon de couler des larmes, qui me coulent sur toute la figure, des yeux aux mâchoires, et jusque dans le cou, comme elles ne sauraient le faire, il me semble, sur un visage penché, sur un visage renversé. Mais je ne dois pas confondre la droiture de la tête avec celle du regard, ni le plan vertical avec l'horizontal. Cette question en tout cas est secondaire, puisque je ne vois rien."
"Moi, je ne parlerai plus de corps et de trajectoire, du ciel et de la terre je ne sais pas ce que c'est. Ils me l'ont dit, expliqué, décrit, comment c'est tout ça, à quoi ça sert, mille fois, les uns après les autres, aux propos les plus divers, dans une unanimité parfaite jusqu'à que j'ai eue l'air d'être véritablement au courant. Qui dirait à m'entendre que je n'ai rien vu, rien entendu que leur voix ? Les hommes aussi qu'est-ce qu'ils ont pu me chapitrer sur les hommes, avant même de vouloir m'y assimiler. Tout ce dont je parle, avec quoi je parle c'est d'eux que je le tiens. Moi je veux bien, mais ça ne sert à rien, ça n'en finit pas. C'est de moi maintenant que je dois parler, fût-ce avec leur langage, ce sera un commencement, un pas vers le silence, vers la fin de la folie, celle d'avoir à parler et de ne le pouvoir, sauf de choses qui ne me regardent pas, qui ne comptent pas, auxquelles je ne crois pas, dont ils m'ont gavé pour m'empêcher de dire qui je suis, où je suis, de faire ce que j'ai à faire de la seule manière qui puisse y mettre fin, de faire ce que j'ai à faire. Ils ne doivent pas m'aimer. Ah ils m'ont bien arrangé, mais ils ne m'ont pas eu, pas tout à fait encore. Témoigner pour eux, jusqu'à ce que j'en crève, comme si on pouvait crever à ce jeu-là, voilà ce qu'ils veulent que je fasse. Ne pas pouvoir ouvrir la bouche sans les proclamer, à titre de congénère, voilà ce à quoi ils croient m'avoir réduit. M'avoir collé un langage dont ils s'imaginent que je ne pourrai jamais me servir sans m'avouer de leur tribu, la belle astuce. Je vais le leur arranger, leur charabia. Auquel je n'ai jamais rien compris du reste, pas plus qu'aux histoires qu'il charrie, comme des chiens crevés. Mon incapacité d'absorption, ma faculté d'oubli, ils les ont sous-estimées. Chère incompréhension, c'est à toi que je devrai d'être moi à la fin. Il ne restera bientôt plus rien de leurs bourrages. C'est moi alors que je vomirai enfin, dans des rots retentissants et inodores de famélique, s'achevant dans le coma, un long coma délicieux. "
"Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte."
"Ah mais un petit filet de voix d’homme forcé, pour murmurer ce que leur humanité suffoque, aux oubliettes, garrotté, au secret, au supplice, un petit halètement de condamné à vivre, pour balbutier ce que c’est que d’avoir à célébrer la relégation, attention. Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si, si, je le dirai peut être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne le droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence… "
"(…) je n’ai pas bougé, j’ai écouté, j’ai dû parler, pourquoi vouloir que non, après tout, je ne veux rien, je dis ce que j’entends, j’entends ce que je dis, je ne sais pas, l’un ou l’autre, ou les deux, ça fait trois possibilités, toutes ces histoires de voyageurs, ces histoires de coincés, elles sont de moi, je dois être extrêmement vieux, ou c’est la mémoire qui est mauvaise, si je savais si j’ai vécu, si je vis, si je vivrai, ça simplifierait tout , impossible de savoir, c’est là l’astuce, je n’ai pas bougé, c’est tout ce que je sais, non, je sais autre chose, ce n’est pas moi, je l’oublie toujours, je reprends, il faut reprendre, pas bougé d’ici, pas cessé de me raconter des histoires, les écoutant à peine, écoutant autre chose, me demandant de temps en temps d’où je les tiens, ai-je été chez les vivants, ou sont-ils venus chez moi, et où, où est-ce que je les tiens, dans ma tête, je ne me sens pas une tête, et avec quoi est-ce que je les dis, avec ma bouche, même remarque, et avec quoi est-ce que je les entends, et tatata et tatata, ça ne peut pas être moi, ou c’est que je ne fais pas attention, j’ai tellement l’habitude, je fais ça sans faire attention, ou étant comme ailleurs, me voilà loin, me voilà l’absent, c’est son tour, celui qui ne parle ni n’écoute, qui n’a ni corps ni âme, c’est autre chose qu’il a, il doit avoir quelque chose, il doit être quelque part, il est fait de silence, voilà une jolie analyse, il est dans le silence, c’est lui qu’il faut chercher, lui qu’il faut être, de lui qu’il faut parler, mais il ne peut pas parler, alors je pourrai m’arrêter, je serai lui, je serai le silence, je serai dans le silence, nous serons réunis, son histoire qu’il faut raconter, mais il n’a pas d’histoire, il n’a pas été dans l’histoire, ce n’est pas sûr, il est dans son histoire à lui, inimaginable, indicible, ça ne fait rien, il faut essayer, dans mes vieilles histoires venues je ne sais d’où, de trouver la sienne, elle doit y être, elle a dû être la mienne, avant d’être la sienne, je la reconnaîtrai, je finirai par la reconnaître, l’histoire du silence qu’il n’a jamais quitté, que je n’aurais jamais dû quitter, que je ne retrouverai peut-être jamais, que je retrouverai peut-être, alors ce sera lui, ce sera moi, ce sera l’endroit, le silence, la fin, le commencement, le recommencement, comment dire, ce sont des mots, je n’ai que ça, et encore, ils se font rares, la voix s’altère, à la bonne heure, je connais ça, je dois connaître ça, ce sera le silence, faute de mots, plein de murmures, de cris lointains, celui prévu, celui de l’écoute, celui de l’attente, l’attente de la voix, les cris s’apaisent, comme tous les cris, c’est-à-dire qu’ils se taisent, les murmures cessent, ils abandonnent, la voix reprend, elle se reprend à essayer, il ne faut pas attendre qu’il n’y en ait plus, plus de voix, qu’il n’en reste plus que le noyau de murmures, de cris lointains, il faut vite essayer, avec les mots qui restent, essayer quoi, je ne sais plus, ça ne fait rien, je ne l’ai jamais su, essayer qu’ils me portent dans mon histoire, les mots qui restent, ma vieille histoire, que j’ai oubliée, loin d’ici, à travers le bruit, à travers la porte, dans le silence, ça doit être ça, c’est trop tard, c’est peut-être trop tard, c’est peut-être déjà fait, comment le savoir, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, c’est peut-être la porte, je suis peut-être devant la porte, ça m’étonnerait, c’est peut-être moi, ça a été moi, quelque part ça a été moi, je veux partir, tout ce temps j’ai voyagé, sans le savoir, c’est moi devant la porte, quelle porte, ce n’est plus un autre, que vient faire une porte ici, ce sont les derniers mots, les vrais derniers, ou ce sont les murmures, ça va être les murmures, je connais ça, même pas, on parle de murmures, de cris lointains, tant qu’on peut parler, on en parle avant, on en parle après, ce sont des mensonges, ce sera le silence, mais qui ne dure pas, où l’on écoute, où l’on attend, qu’il se rompe, que la voix le rompe, c’est peut-être le seul, je ne sais pas, il ne vaut rien, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas moi, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas le mien, c’est le seul que j’ai eu, ce n’est pas vrai, j’ai dû avoir l’autre, celui qui dure, mais il n’a pas duré, je ne comprends pas, c’est-à-dire que si, il dure toujours, j’y suis toujours, je m’y suis laissé, je m’y attends, non, on n’y attend pas, on n’y écoute pas, je ne sais pas, c’est un rêve, c’est peut-être un rêve, ça m’étonnerait, je vais me réveiller, dans le silence, ne plus m’endormir, ce sera moi, ou rêver encore, rêver un silence, un silence de rêve, plein de murmures, je ne sais pas, ce sont des mots, ne jamais me réveiller, ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer, c’est tout ce que je sais, ils vont s’arrêter, je connais ça, je les sens qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment, ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n’a pas duré, qui dure toujours, ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer."
"Cette voix qui parle, se sachant mensongère, indifférente à ce qu’elle dit, trop vieille peut-être et trop humiliée pour pouvoir enfin jamais dire enfin les mots qui la fassent cesser, se sachant inutile, pour rien, qui ne s’écoute pas, attentive au silence qu’elle rompt, par où peut-être un jour lui reviendra le long soupir clair d’avant et d’adieu, en est-elle une ? (...) Elle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n’est pas la mienne, je ne peux pas l’arrêter, je ne peux pas l’empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m’assiéger. Elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas de voix et je dois parler, c’est tout ce que je sais… "
"Je parle, parle, car il le faut, mais je n'écoute pas, je cherche ma leçon, ma vie que je savais autrefois et n'ai pas voulu avouer, d'où peut-être par moments un léger manque de limpidité. Peut-être que cette fois-ci encore je ne ferai que chercher ma leçon, sans pouvoir la dire, tout en m'accompagnant dans une langue qui n'est pas la mienne."
"Les mots sont là, quelque part, sans faire le moindre bruit, je ne sens pas ça non plus, les mots qui tombent, on ne sait pas où, on ne sait pas d'où, gouttes de silence à travers le silence."
"Rien ne change ici depuis que je suis ici, mais je n'ose en conclure que rien ne changera jamais. Voyons un peu où ces considérations conduisent."
"Je vais expliquer pourquoi, cela me permettra de penser à autre chose et en tout premier lieu au moyen de me rejoindre, là où je m'attends, quoique je n'en aie guère envie, mais c'est ma seule chance, du moins je le crois, ma seule chance de me taire, de parler un peu enfin sans mentir, si c'est cela qu'ils veulent, pour ne plus avoir à parler."
"Là où il y a des gens, dit-on, il y a des choses. Est-ce à dire qu'en admettant ceux-là il faut admettre celles-ci ? C'est à voir. Ce qu'il faut éviter, je ne sais pourquoi, c'est l'esprit de système. Gens avec choses, gens sans choses, choses sans gens, peu importe, je compte bien pouvoir balayer tout ça en très peu de temps."
"Si cette voix pouvait s'arrêter, seulement une seconde, elle me semblerait longue, une seconde de silence "
"je n’ai pas bougé, j’ai écouté, j’ai dû parler, pourquoi vouloir que non, après tout, je ne veux rien, je dis ce que j’entends, j’entends ce que je dis, je ne sais pas, l’un ou l’autre, ou les deux, ça fait trois possibilités, toutes ces histoires de voyageurs, ces histoires de coincés, elles sont de moi, je dois être extrêmement vieux, ou c’est la mémoire qui est mauvaise, si je savais si j’ai vécu, si je vis, si je vivrai, ça simplifierait tout , impossible de savoir, c’est là l’astuce, je n’ai pas bougé, c’est tout ce que je sais, non, je sais autre chose, ce n’est pas moi, je l’oublie toujours, je reprends, il faut reprendre"
"C’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça, que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’une côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre"
"... du silence qu'il n'a jamais quitté, que je n'aurais jamais dû quitter, que je ne retrouverai peut-être jamais, que je retrouverai peut-être, alors ce sera lui, ce sera moi, ce sera l'endroit, le silence, la fin, le commencement, le recommencement, comment dire, ce sont des mots, je n’ai que ça, et encore, ils se font rares, la voix s’altère, à la bonne heure, je connais ça, je dois connaître ça, ce sera le silence, faute de mots, plein de murmures, de cris lointains, celui, prévu, celui de l’écoute, celui de l’attente, l’attente de la voix, les cris s’apaisent comme tous les cris, c’est-à-dire qu’il se taisent, les murmurent cessent, ils abandonnent, la voix reprend, elle se reprend à essayer, il ne faut pas attendre qu’il n’y en ait plus, plus de voix, qu’il n’en reste plus que le noyau de murmures, de cris lointains, il faut vite essayer, avec les mots qui restent, essayer quoi, je ne sais plus, ça ne fait rien, je ne l’ai jamais su essayer qu’ils me portent dans mon histoire, les mots qui restent, ma vieille histoire, que j’ai oubliée, loin d’ici, à travers le bruit, à travers la porte, dans le silence, ça doit être ça, c’est trop tard, c’est peut-être trop tard, c’est peut-être déjà fait, comment le savoir, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas,..."
"Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller de l’avant, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de questions. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, et voilà qu’en très peu de temps on est dans l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. Il doit y avoir d’autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c’est à désespérer de tout. À remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je ne sais pas. Les oui et non, c’est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant, je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais"
"Il ne faut pas que je me pose des questions, si c'est moi, ces lapins, qui m'empêchent de me retrouver, à moins qu'il ne s'agissent d'un autre, de deux autres, comme disait l'autre, il ne le faut plus. Autres résolutions, tant qu'à faire, c'est ça, hardiment, autres résolutions. Faire un abondant usage du principe de parcimonie, comme s'il m'était familier, il n'est pas trop tard. Supposer notamment dorénavant que la chose dite et celle entendue soient de même provenance, en évitant de révoquer en doute la possibilité se supposer quoi que ce soit. Situer cette provenance en moi, sans spécifier où, pas de fignolage, tout en étant préférable à la conscience de tierces personnes et, d'une façon un peu plus générale, d'un monde extérieur. Pousser au besoin cette compression jusqu'à ne plus envisager qu'un sourd exceptionnellement débile d'esprit, n'entendant rien de ce qu'il dit, ni avant ni trop tard, et n'y comprenant, de travers, que le strict minimum. Évoquer aux moments difficiles, où le découragement menace de se faire sentir, l'image d'une grande bouche idiote, rouge, lippue baveuse, au secret, se vidant inlassablement, avec un bruit de lessive et de gros baisers, des mots qui l'obstruent. Écarter une fois pour toujours, en même tant que l'analogie avec la damnation usuelle, toute idée de commencement et de fin. Surmonter, cela va de soi. le funeste penchant à l'expression. Me prendre, sans scrupules ni ménagement, pour celui qui existe, d'une façon quelconque, peu importe laquelle, pas de fignolage, celui dont cette histoire, un instant, se voulait l'histoire. Mieux, me prêter un corps. Mieux encore, m'arroger un esprit. Parler d'un monde à moi, dit aussi intérieur, sans m'étrangler. Ne plus douter de rien. Ne plus rien chercher. Profiter de l'âme, de l'épaisseur, tout flambant neuves, pour abandonner, du seul abandon possible, en dedans. Enfin, bref, ces décisions prises, et d'autres encore, continuer tranquillement comme par le passé. Il y a quand même quelque chose de changé."
que ferai-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent
que ferai-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sur la poussière de ses lests
que ferai-je je ferai comme hier comme aujourd’hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
sans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi
Samuel Beckett, in « Poèmes », Les Editions de Minuit, 1968
traduction, translation...
what would I do without this world
what would I do without this world faceless incurious
where to be lasts but an instant where every instant
spills in the void the ignorance of having been
without this wave where in the end
body and shadow together are engulfed
what would I do without this silence where the murmurs die
the pantings the frenzies towards succour towards love
without this sky that soars
above its ballast dust
what would I do what I did yesterday and the day before
peering out of my deadlight looking for another
wandering like me eddying far from all the living
in a convulsive space
among the voices voiceless
that throng my hiddenness”
Samuel Beckett, « Collected Poems in English and French »
Que faire de Beckett ? Par le critique littéraire Alain Jouffroy, 1966