Ecce Homo de Friedrich Nietzsche

comparaison de deux traductions de la préface


"Ecce homo est une autobiographie à la fois parodique et philosophique de Friedrich Nietzsche. C'est aussi le dernier ouvrage original, avant la période de démence de ses dernières années de vie. Rédigé en 1888, il fut publié à titre posthume en 1908."


Préface

Traduction par Henri Albert

1

En prévision que d’ici peu j’aurai à soumettre l’humanité à une exigence plus dure que celles qui lui ont jamais été imposées, il me paraît indispensable de dire ici qui je suis. Au fond, on serait à même de le savoir, car je ne suis pas resté sans témoigner de moi. Mais le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifesté par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu. Je vis sur le crédit que je me suis fait à moi-même, et, de croire que je vis, c’est peut être là seulement un préjugé !… Il me suffit de parler à un homme « cultivé » quelconque qui vient passer l’été dans l’Engadine supérieure, pour me convaincre que je ne vis pas… Dans ces conditions il y a un devoir, contre lequel se révolte au fond ma réserve habituelle et, plus encore, la fierté de mes instincts, c’est le devoir de dire : Écoutez-moi, car je suis un tel. Avant tout ne me confondez pas avec un autre !

 

2

Je ne suis, par exemple, nullement un croque-mitaine, un monstre moral, — je suis même une nature contraire à cette espèce d’hommes que l’on a vénérés jusqu’à présent comme des modèles de vertu. Entre nous soit dit, je crois précisément que cela peut être pour moi un objet de fierté. Je suis un disciple du philosophe Dionysos ; je préférerais encore être considéré comme un satyre que comme un saint. Qu’on lise donc cet ouvrage ! Peut-être ai-je réussi à y exprimer ce contraste d’une façon sereine et bienveillante, peut-être qu’en l’écrivant je n’avais pas d’autre intention. Vouloir rendre l’humanité « meilleure », ce serait la dernière chose que je promettrais. Je n’érige pas de nouvelles idoles ; que les anciennes apprennent donc ce qu’il en coûte d’avoir des pieds d’argile ! Renverser des idoles — j’appelle ainsi toute espèce d’idéal — c’est déjà bien plutôt mon affaire. Dans la même mesure où l’on a imaginé par un mensonge le monde idéal, on a enlevé à la réalité sa valeur, sa signification, sa véridicité… Le «  monde-vérité  » et le «  monde-apparence », traduisez : le monde inventé et la réalité… Le mensonge de l’idéal a été jusqu’à présent la malédiction suspendue au-dessus de la réalité. L’humanité elle-même, à force de se pénétrer de ce mensonge, a été faussée et falsifiée jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu’à l’adoration des valeurs opposées à celles qui garantiraient le développement, l’avenir, le droit supérieur à l’avenir.

 

3

Celui qui sait respirer l’atmosphère qui remplit mon œuvre sait que c’est une atmosphère de hauteurs, que l’air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme — mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! voyez comme l’on respire librement ! que de choses on sent au-dessus de soi ! —

La philosophie, telle que je l’ai vécue, telle que je l’ai entendue jusqu’à présent, c’est l’existence volontaire au milieu des glaces et des hautes montagnes — la recherche de tout ce qui est étrange et problématique dans la vie, de tout ce qui, jusqu’à présent, a été mis au ban par la morale. Une longue expérience, que je tiens de ce voyage dans tout ce qui est interdit, m’a enseigné à regarder, d’une autre façon qu’il pourrait être souhaitable, les causes qui jusqu’à présent ont poussé à moraliser et à idéaliser. L’histoire cachée de la philosophie, la psychologie des grands noms qui l’ont illustrée se sont révélées à moi. Le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu’un esprit peut oser, c’est ce qui m’a servi de plus en plus à donner la véritable mesure de la valeur. L’erreur (c’est-à-dire la foi en l’idéal), ce n’est pas l’aveuglement ; l’erreur, c’est la lâcheté… Toute conquête, chaque pas en avant dans le domaine de la connaissance a son origine dans le courage, dans la dureté à l’égard de soi-même, dans la propreté vis-à-vis de soi-même. je ne réfute pas un idéal, je me contente de mettre des gants devant lui… Nitimur in vetitum, par ce signe ma philosophie sera un jour victorieuse, car jusqu’à présent on n’a interdit par principe que la vérité. —

 

4

Dans mon œuvre, mon Zarathoustra tient une place à part. Avec lui j’ai fait à l’humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait. Ce livre, avec l’accent de sa voix qui domine des milliers d’années, n’est pas seulement le livre le plus haut qu’il y ait, le véritable livre des hauteurs — l’ensemble des faits qui constitue « l’homme » se trouve au-dessous de lui, à une distance énorme —, il est aussi le livre le plus profond, né de la plus secrète abondance de la vérité, puits inépuisable où nul seau ne descend sans remonter à la surface débordant d’or et de bonté. Ici ce n’est pas un « prophète » qui parle, un de ces horribles êtres hybrides composés de maladie et de volonté de puissance, que l’on appelle fondateurs de religions. Il faut avant tout entendre, sans se tromper, l’accent qui sort de cette bouche — un accent alcyonien — pour ne pas méconnaître pitoyablement le sens de sa sagesse. « Ce sont des paroles silencieuses qui apportent la tempête ; des pensées qui viennent sur des pattes de colombe dirigent le monde. »

Les figues tombent de l’arbre, elles sont bonnes et douces, et en tombant leur rouge pelure se déchire.

Je suis un vent du nord pour les figues mûres.

C’est ainsi que, pareils à des figues, mes enseignements tombent jusqu’à vous : buvez donc leur suc et leur tendre chair !

L’automne est autour de nous, la pureté du ciel et de l’après-midi.

Ce n’est pas un fanatique qui parle ; ici l’on ne « prêche » pas, ici l’on n’exige pas la foi. D’une infinie plénitude de lumière, d’un gouffre de bonheur, la parole tombe goutte à goutte. Une tendre lenteur est l’allure de ce discours. De pareilles choses ne parviennent qu’aux oreilles des plus élus ; c’est un privilège sans égal que de pouvoir écouter ici ; personne n’est libre de comprendre Zarathoustra… Mais, en tout cela, Zarathoustra n’est-il pas un séducteur ?… Que disait-il donc de lui-même lorsqu’il retourna pour la première fois à sa solitude ? Exactement le contraire de ce que diraient, en un pareil cas, un « sage », un « saint », un « Sauveur du monde » ou quelque autre décadent… Il ne parle pas seulement différemment, il est aussi différent…

Je m’en vais seul maintenant, mes disciples ! Vous aussi, vous partirez seuls ! Je le veux ainsi.

En vérité, je vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés.

L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, mais aussi haïr ses amis.

On n’a que peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas déchirer ma couronne ?

Vous me vénérez : mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue !

Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ! Vous êtes mes croyants : mais qu’importent tous les croyants !

Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose.

Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-même ; et ce n’est que quand vous m’aurez tous renié que je reviendrai parmi vous.

Frédéric Nietzsche


Préface

Traduction par Alexandre Vialatte

1

En prévision du devoir qui va m'obliger bientôt à soumettre l'humanité à la plus dure exigence qu'on lui ait jamais imposée il me semble indispensable de dire ici qui je suis. On aurait bien de quoi le savoir, car j'ai toujours présenté mes titres d'identité. Mais la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains ont créé une disproportion qui les a empêchés de m'entendre et même de m'entrevoir. Je vais vivant sur le crédit que je m'accorde, et peut-être mon existence n'est-elle elle-même qu'un préjugé ?... Je n'ai qu'à parler au premier « lettré» venu qui passe par la Haute-Engadine pour me convaincre que je n'existe-pas... Dans ces conditions j'ai un devoir, contre lequel se révoltent au fond mes habitudes et, plus encore, la fierté de mes instincts, celui de dire écoutez-moi, car je suis un tel. Et n'allez surtout pas confondre.

 

2

Je ne suis nullement, par exemple, un croquemitaine, un monstre moral, -je suis même, de par nature, à l'antipode du genre d'hommes qu'on a vénérés jusqu'ici comme vertueux. Il me semble, entre nous, que c'est justement ce qui me fait honneur. Je suis un disciple du philosophe Dionysos ; j'aimerais mieux, à la rigueur, être un satyre qu'être un saint. Mais on n'a qu'à lire cet écrit. Peut-être ai-je réussi à y exprimer cette opposition de façon sereine et philanthropique, peut-être n'a-t-il pas d'autre but. « Améliorer » l'humanité serait la dernière des choses que j'irais jamais promettre. Je n'érige pas de nouvelles « idoles » ; que les anciennes apprennent d'abord ce qu'il en coûte d'avoir des pieds d'argile. Les renverser (et j'appelle idole tout idéal), voilà bien plutôt mon affaire. On a dépouillé la réalité de sa valeur, de son sens et de sa véracité en forgeant un monde idéal à coups de mensonge... Le « monde de la vérité » et le « monde de l'apparence »... je les appelle en bon allemand le monde du mensonge et la réalité... L'idéal n'a cessé de mentir en jetant l'anathème sur la réalité, et l'humanité elle-même, pénétrée de ce mensonge jusqu'aux moelles s'en est trouvée faussée et falsifiée dans ses plus profonds instincts, elle en est allée jusqu'à adorer les valeurs opposées aux seules qui lui eussent garanti la prospérité, l'avenir, le droit suprême au lendemain.

 

3

Qui sait respirer l'air de mes écrits sait que c'est l'air des altitudes, un souffle rude. Il faut être bien fait pour lui si on ne veut pas y prendre froid. La glace est proche, la solitude formidable -mais que tout est calme dans la lumière ! Comme on respire librement ! que l'on sent de choses au-dessous de soi ! Philosopher, comme je l'ai toujours entendu et pratiqué jusqu'ici, c'est vivre volontairement sur la glace et les cimes, à la recherche de tout ce qui est surprise et problème dans la vie, de tout ce qui, jusqu'à présent, avait été tenu au ban par la morale.
L'expérience que m'ont donnée mes longues pérégrinations dans ces domaines interdits m'a appris à considérer autrement qu'on ne le souhaiterait les raisons qui ont poussé jusqu'à nos jours à moraliser et idéaliser : j'ai vu s'éclairer l'histoire secrète des philosophes et la psychologie de leurs grands noms. Combien un esprit supporte-t-il de vérité, combien en ose-t-il ? Voilà le critérium qui m'a servi de plus en plus pour mesurer exactement les valeurs. L'erreur (la foi dans l'idéal), l'erreur n'est pas un aveuglement, l'erreur est une lâcheté. Toute conquête, tout progrès de la-connaissance est un fruit du courage, de la sévérité pour soi-même, de la propreté envers soi... Je ne réfute pas les idéals, je me contente de mettre des gants quand je les approche... Nitimur in vetitum [nous luttons pour l'interdit] : c'est sous ce signe que ma philosophie vaincra un jour car jusqu'à présent on n'a jamais interdit systématiquement, que la vérité.

 

4

Parmi mes écrits, mon Zarathoustra occupe une place à part. J'ai fait en lui à l'humanité le plus grand présent qu'elle ait jamais reçu. Ce livre, dont la voix porte au-delà des millénaires, n'est pas seulement le plus haut qui soit, le vrai livre des altitudes, celui qui laisse la chose humaine à un abîme au-dessous de lui, mais c'est aussi le plus profond, celui qui naît au plus intime des trésors de la vérité ; il est le puits intarissable où nul seau ne saurait descendre qu'il ne remonte comblé d'or et de bonté. Ce n'est pas un « prophète » qui parle dans ces lignes, un de ces sinistres hybrides pétris de lèpre et de volonté de puissance qu'on appelle des fondateurs de religion. Non, il importe de bien saisir la note exacte de cette voix, il faut comprendre que c'est un chant d'alcyon pour ne pas se méprendre pitoyablement sur le sens de sa sagesse. « Ce sont les mots les plus discrets qui apportent l'ouragan, des pensées mènent l'univers qui viennent à pas de colombe...» « Les figues tombent des arbres, elles sont bonnes et douces : et en tombant elles écorchent leur peau rouge. Je suis le vent du Nord pour les figues mûres. Et que ces leçons, mes amis, tombent donc aussi pour vous comme des figues : maintenant buvez leur suc, consommez leur douce chair. C'est l'automne, autour de nous, et le ciel pur et l'après-midi... »

Ce n'est pas un fanatique qui vous parle ; on ne « prêche » pas ici, on ne vous demande pas de « croire » ; de la plénitude de la lumière et des abîmes du bonheur les mots s'écoulent goutte à goutte, -et c'est une tendre lenteur qui donne son rythme à ces discours. Ils ne parviendront à se faire entendre que de la fleur des élus; c'est un privilège sans égal que de pouvoir écouter ici; il n'est pas donné à quiconque de comprendre Zarathoustra... Mais tout cela ne ferait-il pas de Zarathoustra un séducteur ?... Ecoutez alors ce qu'il dit lui-même lorsque, pour la première fois, il revint dans sa solitude. C'est exactement le contraire de ce qu'eût dit en pareil cas un « sage », un « saint », un « Sauveur du monde » ou tout autre décadent... Et ce n'est pas sa parole seule qui diffère, c'est lui-même...

« Je m'en vais seul maintenant, mes disciples ! Et vous aussi vous partirez seuls, car je le veux. Eloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui. Peut-être vous a-t-il trompés.

« L'homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, il doit aussi haïr ses amis.

« On récompense mal un maître en restant toujours son élève. Pourquoi ne voudriez-vous pas lever la main sur ma couronne ?

« Vous me vénérez : mais qu'adviendra-t-il si votre respect croule un jour ? Gardez qu'une statue ne vous écrase.

« Vous dites que vous croyez en Zarathoustra Mais qu'importe Zarathoustra ! Vous êtes mes sectateurs, mais qu'importe tout sectateur !

« Vous ne vous étiez pas encore cherchés : et c'est alors que vous m'avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; et c'est pourquoi toute foi vaut si peu.

« Et maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver; et ce n'est que quand vous m'aurez tous renié que je reviendrai parmi VOUS. »

Friedrich Nietzsche.


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« O Mensch O Brüder, wer ein Erstling ist, der wird immer geopfert. Nun aber sind wir Erstlinge. Wir bluten alle an geheimen Opfertischen, wir brennen und braten alle zu Ehren alter Götzenbilder. O meine Brüder, nicht zurück soll euer Adel schauen, sondern hinaus ! Vertriebene sollt ihr sein aus allen Vater- und Urväterländern ! »

Friedrich Nietzsche: "Also sprach Zarathustra"